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Personnages et paysages dans Un beau ténébreux de Julien Gracq : réflexion sur la poétique romanesque gracquienne

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PERSONNAGES ET PAYSAGES DANS UN BEAU

TÉNÉBREUX DE JULIEN GRACQ

Réflexion sur la poétique romanesque gracquienne

Mémoire

VALÉRIE LITALIEN

Maîtrise en études littéraires -

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Au cours de cette étude, nous verrons combien les personnages d'Un beau ténébreux de Julien Gracq font place à des paysages grandioses qui se sur-impriment à l'humain jusqu'à la confusion.

En premier lieu, nous nous pencherons sur la question du personnel romanesque. Nous éclairerons la construction des personnages du roman par clichés, par stéréotypes et par renvois. Nous observerons comment ses actants se dépersonnalisent et se déréalisent. Et nous aborderons la question du regroupement sous divers angles.

Dans un second temps, nous étudierons le temps et l'espace romanesques, en portant une attention particulière à ce dernier. Nous mettrons en lumière les effets liés à la représentation du paysage chez Gracq. Nous considérerons le décor fictionnel en étudiant le style gracquien de près pour tenter d'en dégager certaines caractéristiques fondamentales. Ce faisant, nous envisagerons attentivement la relation qui s'établit dans le roman entre le personnage et son environnement.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... v

REMERCIEMENTS ... vii

INTRODUCTION ... 1

PREMIÈRE PARTIE : PERSONNAGES ... 15

Les oisifs élégants ... 20

Allan ... 24

Trois archétypes de la féminité ... 32

La problématisation ... 39 La dépersonnalisation ... 46 L'autoréflexivité ... 51 Le regroupement ... 57 Le magnétisme et la fascination ... 59 La quête ... 63

DEUXIÈME PARTIE : PAYSAGES ... 69

Quelques stéréotypes liés au cadre spatio-temporel de la fiction ... 72

La déréalisation de l'espace... 74 La métaphorisation ... 77 La déréalisation du temps ... 79 Le fantastique et l'onirisme ... 84 La théâtralité ... 87 La sensualité ... 90 La sacralisation ... 92 L'anthropomorphisation ... 95 La picturalité ... 98 Le sublime ... 103 Le mouvement ... 108 La dérive ... 111

La langue secrète de l'espace ... 114

La correspondance ... 117

La coïncidence ... 122

CONCLUSION ... 125

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REMERCIEMENTS

Mes premiers remerciements vont à ma directrice, madame Marie-Andrée Beaudet. Votre présence, votre sensibilité, la richesse de chacun de vos commentaires, votre inestimable intérêt et votre expérience ont tour à tour eu leur poids au cours du périple qui fut le mien et pour m'avoir menée, tous ensemble, à bon port, je leur dois, tout d'abord, ma plus sincère obligation.

Merci, aussi, à tous ceux qui m'ont apporté leur support pendant le voyage et qui ont partagé, de près ou de loin, mes réflexions : monsieur Éric Van der Schueren, qui, en éclaireur, m'a fait découvrir, avec toute sa rigueur et son intelligence, cet inépuisable auteur qu'est Julien Gracq; monsieur Guillaume Pinson et madame Anne-Marie Fortier qui, par leurs lumineuses et minutieuses lectures, ont rétribué mon travail comme par des phares placés sur l'autre rive, qui signalent l'arrivée. De pair avec celles de ma directrice, elles m'ont généreusement confirmé que le chemin parcouru en valait la peine et m'ont communiqué le courage tout autant que l'envie de prendre mon élan pour un nouveau départ. Merci aussi à mesdames Chantal Fortier et Lise Lahoud ainsi qu'à monsieur Richard Saint-Gelais qui m'ont rendu le passage plus facile.

Et, puisque, le long de chaque chemin, les rencontres, les échanges et les découvertes sans cesse se multiplient, à Élise, François, Gentiane, Guy, Julien-Bernard, Martin, Maximilien, Pascale, Stéphanie et Vincent, je transmets toute la gratitude qui leur revient pour être toujours restés d'édifiants interlocuteurs et de si signifiants compagnons.

Enfin, je souhaite témoigner ma plus sincère ─ et ma plus amoureuse ─ reconnaissance à Alexis, avec qui j'ai partagé, durant de longs mois, questionnements, incertitudes, convictions et vacillements, ceux-là mêmes dont il est le premier à avoir compris la mise.

À Alexis, donc, dont je sais sans en douter qu'il entrevoit les découvertes à venir se présenter avec autant de passion que d'appétit, et à tous ceux, parents, amis, maîtres et lecteurs, qui ont placé en moi plus de confiance qu'il ne m'eût été possible de le faire, je dédie cette étude. Elle porte incontestablement la trace de nos multiples croisements.

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Quelquefois j'étais transporté sur un rivage démesuré de ville glorieuse, enverguée à l'air de ses mille mâts, criant dans l'air comme un geyser éteint ses cris figés de pierre, une pyramide haute de murs à la patine soyeuse où dans les rues du soir se prenait comme une glace au-dessus de la banquise de la mer le cristal noble de l'air sonore, et très loin par-delà les hautes murailles des trompettes calmes sans cesse protégeaient une solennité mystérieuse ─ un port du large lavé des vents et dévasté par une mer où plongeaient rouge les soleils rapides, et là, couché au bout d'un môle, au ras des vagues penchées toutes et courant bouclées d'un seul souffle emportant ─ sur mes épaules, les tours et les dômes dorés fumants d'une poussière de soleil dans le bleu exténué sous le harnais de la journée chaude ─ fasciné par un songe salé d'embrun solaire et sur mon dos l'énorme gonflement de bulles de ces carapaces séculaires, les corridors de crime de ces millions d'alvéoles, les places désertes autour des statues de gloire et des spectres du grand jour, les porches des palais aveugles empanachés noir d'un claquement ténébreux d'oriflammes, comme un homme qui crie en plein midi ─ la ville aspirée avec moi dans le miroir débordant du soir se déhalait sur la mer dans un grésillement de braise, fendait l'eau d'une poitrine monstrueuse sous ses colonnes de toile, sur une houle de rumeurs et de silence, sous le brouillard de lumière vivante et le buisson ardent de ses drapeaux.

Julien Gracq, « Le passager clandestin », dans

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INTRODUCTION

Né en 1910 à Saint-Florent-le-Vieil dans le Maine-et-Loire ─ un département limitrophe de la Bretagne ─ , Julien Gracq, de son vrai nom Louis Poirier, a fait montre dans tout son œuvre, que ce soit par le biais de textes au ton réflexif (essais, notes, fragments, souvenirs de voyages, impressions de lecture), de récits, de poésies ou de romans, d'un attachement sans cesse réitéré aux panoramas de cette terre d'origine à laquelle appartenaient, comme le fait remarquer Bernhild Boie, au moins six générations de ses aïeux1. Or, cette

sensibilité, cette avidité infinie pour la description des paysages de sa région natale n'ont rien pour surprendre celui qui connaît le parcours de l'écrivain. Ayant étudié l'histoire ainsi que la géographie à l'École normale supérieure sous la direction du célèbre chercheur Emmanuel de Martonne, Gracq obtient un diplôme de l'institution en 1933 suite à la publication d'un mémoire portant sur la morphologie terrestre. Puis, le chercheur accède au statut d'agrégé d'histoire et de géographie en 1934. D'assistant-géographe qu'il est au début de sa carrière à l'université de Caen, Gracq devient ensuite professeur d'histoire dans certains lycées de Nantes, de Quimper, d'Angers et de Paris. Jusqu'à sa retraite qu'il prend en 1970, il conjugue ce poste qu'il occupe en enseignant avec son parcours d'écrivain. L'élection que fait l'auteur d'un pseudonyme composé du prénom de Julien Sorel et d'un nom inspiré de celui des figures historiques que sont les Gracques ─ patronyme choisi pour sa sonorité à en croire l'écrivain2 ─ témoigne, d'ailleurs, de

ce cheminement multiple.

C'est donc tout en continuant à exercer son métier de professeur et après avoir fait paraître quelques articles scientifiques dans des revues spécialisées3 que Gracq publie Au

1 Bernhild Boie, «Chronologie», dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, édition établie par Bernhild Boie, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1989, p. LIX. Pour renvoyer à la biographie de Gracq, nous nous sommes grandement reportée à cette chronologie établie par Bernhild Boie, l'une des plus importantes exégètes gracquiennes, qui a constitué, entre autres, l’édition des deux tomes des Œuvres

complètes de l'écrivain dans la collection Bibliothèque de la Pléiade. Aussi cette auteure a-t-elle consacré

quelques articles et entretiens à l'étude de l'œuvre gracquien. À titre d'ayant-droit et d'exécutrice testamentaire de l'écrivain depuis sa mort en 2007, c'est elle qui est aujourd'hui désignée pour préserver son œuvre.

2 Ibid., p. LXIX. Pour avancer ce fait, Boie se réfère à un entretien accordé par Gracq à Jean Roudaut. « Entretien avec Jean Roudaut » (1981), dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome II, édition établie par Bernhild Boie avec la collaboration de Claude Dourguin, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1995, p. 1211.

3 Bernhild Boie, «Chronologie», loc. cit., p. LXVIII. Selon Boie, Gracq a tiré deux articles de son mémoire, « Bocage et plaine dans le Sud de l'Anjou » et « Essai sur la morphologie de l'Anjou méridional »,

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château d'Argol4 en 1939. Après en avoir fait parvenir le manuscrit aux éditions de La Nouvelle Revue française où il est refusé en 1938, l'auteur collabore avec le libraire José Corti qui anime, à cette époque, les Éditions surréalistes pour la mise sous presse et la distribution5. En plus de

la faveur d'un éditeur avec lequel s'établira une longue alliance de fidélité, cette première publication vaudra à l'écrivain la rencontre et l'admiration d'André Breton6. Dans ce premier roman ─ où seule une quête insoluble prend forme sans grand rebondissement ─, Gracq commence à explorer des thèmes ainsi que des dispositifs fictionnels et stylistiques qui lui sont chers et qui demeureront d'une grande importance dans l'ensemble de sa production : l'attente et le désir; le « drame de la fascination7 » et de la révélation; le pouvoir du lieu, l'écoulement du temps; le magnétisme et les affinités qui se trouvent au principe de certaines relations; l'unification des antagonismes et leur dissolution; la fusion océanique; l'harmonisation de l'Homme et des éléments; ou l'abandon déterminé à un destin tragique. En outre, s'il joue

excessivement des mythes et du « répertoire toujours prenant des châteaux branlants, des sons,

des lumières, des spectres dans la nuit8 », déployant les enchantements et appelant la terreur comme nous l'annonce son « Avis au lecteur », ce premier récit convoque aussi bien les souvenirs de l'œuvre wagnérien, de Parsifal plus particulièrement, que du roman noir et des imaginaires romantique ou surréaliste. On remarque, dès lors, malgré qu'il constitue pour plusieurs un parangon de classicisme, que Gracq partage des affinités indéniables avec certains de ses contemporains. Outre l'intérêt marqué de l'auteur pour les écrits surréalistes, la forte attirance qu'exerce sur lui, dès 1942, l'œuvre d'Ernst Jünger, et plus spécialement le roman Sur

les falaises de marbre (1939), en attestera ensuite. D'où peut-être que se dessinent entre ce

roman et l'œuvre gracquien des parentés si fortes. En plus d'avoir une pente similaire à la description de paysages et de contrées imaginaires, Jünger et Gracq ont, par exemple, en commun un intérêt manifeste pour la matière romanesque que fournit la réalité militaire. Un

4 La référence complète de ce texte est donnée dans la bibliographie de ce mémoire, comme celles des œuvres de Gracq ainsi que celles des ouvrages critiques mentionnés dans cette introduction.

5 Au sujet de la rencontre de Corti et de Gracq, voir José Corti, Souvenirs désordonnés, Paris, Librairie José Corti (Les Massicotés), 2010, p. 29-33.

6 Seules les éditions de la Librairie José Corti ont fait paraître les textes de Gracq, mises à part leurs traductions et les deux éditions des Œuvres complètes de l'auteur, qui ont été publiées par Gallimard dans la collection Bibliothèque de la Pléiade.

7 L'expression est de Gracq. Elle est tirée de son court texte intitulé « Béatrix de Bretagne » publié dans le recueil Préférences en 1961. Julien Gracq, Préférences (1961), dans Œuvres complètes : tome I, édition établie par Bernhild Boie, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1989, p. 955, cité par Bernhild Boie, « Notice de Au château d'Argol », dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, op. cit.. p. 1134.

8 Julien Gracq, Au château d'Argol (1938), dans Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 5. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention ACA- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent.

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balcon en forêt (1958) ou Le rivage des Syrtes (1951) attestent, entre autres, de cette

familiarité. Or, cette fascination qu'a Gracq pour le thème de la guerre n'étonne pas non plus pour peu que l'on connaisse le passé d'officier du lieutenant Louis Poirier. Un événement important y est, d'ailleurs, lié, ayant profondément marqué la prose de l'écrivain : par suite d'avoir rempli ses obligations en devenant sous-lieutenant dès 1935, puis lieutenant en 1939 et d'avoir dirigé le 137e régiment d'infanterie durant la Deuxième Guerre mondiale, Poirier est fait

prisonnier à l'Oflag IV D. Il y côtoie, entre autres, Armand Hoog qui témoignera plus tard de leur fréquentation. L'auteur d'Au château d'Argol reste au camp d'Elsterhorst, en Silésie près d'Hoyerswerda, de juin 1940 à février 1941. C'est durant cette période d'internement, suite à des mois de demi-famine que Gracq nourrit le projet d'écrire Un beau ténébreux, son second roman publié aux éditions de la Librairie José Corti en 1945. C'est là, aussi, que l'auteur rédige ce qui tient lieu aujourd'hui de prologue à ce texte9.

Certes, bien d'autres particularités pourraient nous servir à tracer les contours du cheminement littéraire, multiple et parfois surprenant, de cet écrivain : son refus fort médiatisé du prix Goncourt, prix qu'on attribue à Gracq en 1951 suite à la publication du Rivage des

Syrtes; la distance maintenue, quelquefois malgré une grande considération ou une forte

prédilection, par rapport à tous les mouvements, à toutes les écoles littéraires; les adaptations qu'on a faites d'œuvres gracquiennes au théâtre, au cinéma ou à l'opéra; la fascination de l'écrivain pour le romantisme allemand et pour l'œuvre wagnérien ou son intérêt pour les travaux de Jules Monnerot; les nombreuses conférences qu'a données Gracq à propos de la littérature de son temps, dont certaines peuvent paraître très acerbes; la marque portée par l'œuvre gracquien de lectures d'écrivains qui comptent, on le sait de l'aveu de l'auteur, parmi ses

préférences 10 ─ Stendhal, Jules Verne, Arthur Rimbaud ou Edgar Allan Poe,

notamment ─; certaines des préfaces qu'a signées Gracq et que nous dirions presque

emblématiques; sa publication d'un recueil d'essais entièrement consacrés au surréalisme, et

particulièrement à la figure d'André Breton dont le nom a fourni le titre du livre; l'importance révélatrice des thèmes du départ, de l'appareillage, du parcours, filés à travers la production de l'auteur d'Au château d'Argol; la publication, de son vivant, de ses œuvres, aux éditions Gallimard, dans la collection de La Bibliothèque de la Pléiade; ou, enfin, la polymorphie de

9 Bernhild Boie, «Chronologie», loc. cit., p. LXXI-LXXII.

10 Il n'y a qu'à se reporter aux nombreux entretiens accordés par Gracq ainsi qu'à ses Lettrines (1967) pour constater son attachement à ces écrivains.

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l'ensemble de ses écrits11. En fait, les avenues et les pistes de réflexion pour aborder l'œuvre gracquien sont à ce point nombreuses qu'il semblerait même, parfois, qu'on se demande au sein de la critique par quel côté traiter de ce dernier.

Voilà peut-être pourquoi, après avoir organisé les rencontres de Cerisy autour de la production gracquienne en 199412, Michel Murat écrit dans un article intitulé « La littérature incarnée » qu’il faut « desserrer l’étau où sont tenus les trop fidèles lecteurs de Gracq13 ».

D'autant plus, selon cet exégète, que la réflexion sur la production de l'écrivain est, le plus souvent, « paralysée par son intimité avec le texte », que l'« extériorité du point de vue fait défaut » et que « le jugement tourne à la révérence14 ». Ce que relève Murat à propos de la critique gracquienne, son manque d’objectivité, de distance par rapport à l'œuvre, témoigne d’une tangente que l’on peut presque unanimement observer chez les auteurs qui se sont penchés sur ce dernier ou, plus généralement, sur l'écrivain. On trouve, il est vrai, sans doute autant de critiques et de commentaires qui lui soient consacrés sous forme d’hommages, voire de panégyriques ou encore de dialogues ─ qu'ils soient faits avec les textes ou, bien que beaucoup plus rarement, avec Gracq lui-même ─ que d’études proprement théoriques portant sur ses écrits, à preuve la quantité d’entretiens et de collectifs célébrant les splendeurs du style gracquien et soulignant la présence toute singulière de l'auteur dans le champ littéraire français. L'abondance de ces critiques mimétiques15, comme les appelait Ariel Denis en 1978, n'est, d'ailleurs, certes pas sans lien avec une fascination entretenue par la manière qu'a cette présence de se manifester au sein du milieu littéraire à travers un certain quant-à-soi. Julien Gracq. Qui

êtes vous? de Jean Carrière, le recueil collectif Qui vive? Autour de Julien Gracq paru chez

11 En passant par ses quatre romans, sa pièce de théâtre qui reprend l'un des moments-clés de la Quête du Graal, son recueil de poèmes aux nuances parfois proches du surréalisme, ses nombreux essais ─ recueils, fragments, pamphlet, réflexions sur l'écriture, lettrines ─, ses entretiens et ses quelques récits, sans oublier le recueil posthume (Manuscrits de guerre) qu'on a constitué en adjoignant au journal de guerre gracquien un texte narratif à tonalité fort autobiographique, l'œuvre de Julien Gracq est constitué d'une somme aussi foisonnante qu'éclectique de vingt livres publiés aux éditions de la Librairie José Corti ainsi que de textes, souvent lapidaires, parfois inédits, que l'on peut trouver dans les deux tomes des Œuvres complètes de l'auteur (Bibliothèque de la Pléiade).

12 Ces rencontres qu'a animées Murat ont donné lieu à la publication du deuxième des sept numéros de la série

Julien Gracq dirigée par Patrick Marot et publiée par les éditions Lettres modernes Minard dans la collection

La Revue des Lettres modernes. L'ensemble de cette série, dont le premier tome a paru en 1991, constitue sans contredit une source d'information considérable pour qui se penche sur la réception contemporaine de l’œuvre gracquien (voir la bibliographie pour plus de détails).

13 Michel Murat, «La littérature incarnée», dans Michel Murat [dir.], Julien Gracq 2. Un écrivain moderne.

Rencontres de Cerisy (24-29 août 1991), Paris, Lettres modernes Minard (La Revue des Lettres modernes),

1994. 14 Id.

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José Corti, les travaux d’Ariel Denis, de Philippe Berthier, de Philippe Le Guillou, de Hubert Haddad, de Bernard Vouilloux ou encore le numéro Julien Gracq des Cahiers de L’Herne dirigé par Jean-Louis Leutrat en 1972 sont exemplaires de cette mouvance.

Mais, il n’y a rien d’étonnant à ce que les commentateurs aient entretenu cette proximité avec l’œuvre de Gracq lorsque l’on connaît l'opinion ou les a priori de l'écrivain : pour une critique d’accompagnement, contre une déconstruction du texte16. L’auteur d’Un beau

ténébreux n'écrivait-il pas lui-même dans En lisant en écrivant que « [c]e [qu'il] souhaite d’un

critique littéraire », « c’est qu’il [lui] dise à propos d’un livre [...] d’où vient que la lecture [lui] en dispense un plaisir qui ne se prête à aucune substitution17 »? Une critique à la gloire du plaisir de lire, voilà ce qu’appelle, presque volontairement, l’œuvre gracquien ─ un peu à la manière barthienne ─, en convoquant l'indissociabilité, fondamentale, devant lier entre elles l’analyse, la réception et une espèce d’ultime proximité, quasi érotique. Aussi n’est-ce pas une surprise si les commentaires qu’a ainsi générés Gracq autour de son œuvre, c'est-à-dire en excluant toute possibilité d’examen théorique ou technique, aient plutôt cherché à apprécier la matière, les mythes et la langue envoûtante et caractéristique des textes de l’écrivain. D'autant, dans le cas des romans, que, pour nombre d’exégètes ─ plusieurs s'entendant pour l'avancer d'une manière presque consensuelle ─, les textes gracquiens, leur construction seraient plutôt portés ou supportés par un rythme, par un souffle ─ linguistique ou descriptif ─, par une affluence d'images, de symboles et de métaphores que par l'élaboration d'une intrigue à analyser, d'une trame événementielle à décomposer ou d'une aventure à schématiser et vers laquelle tous les éléments constitutifs du personnel romanesque ou du cadre de la fiction tendraient à converger. De fait, bien souvent, tout se passe comme si le seul appareil convenant à aborder ces écrits narratifs devait, plutôt que de se pencher sur leur fonctionnement narratif ou structurel, convoquer soit leurs thèmes, soit leur style ─ tels le font Ariel Denis, Michel Murat ou Clément Borgal ─ jusqu’à y percevoir la manifestation d'une pratique poétique de la prose, une tentative, mystérieuse, de ravissement du lecteur ou une filiation avec le genre

16 Parmi les études portant sur la conception, sensualiste, intuitive ou appréciative, que Gracq se fait de l'acte critique, deux analyses retiennent particulièrement notre attention. Ce sont celles de Bernhild Boie et d'Élisabeth Cardonne-Arlyck : Bernhild Boie, « Notice de Préférences », dans Julien Gracq, Œuvres

complètes : tome I, op. cit., p. 1382-1390. Élisabeth Cardonne-Arlyck, « Lectrice de Gracq », dans Julien Gracq 2.Un écrivain moderne. Rencontres de Cerisy (24-29 août 1991), Michel Murat [dir.], op. cit.,

p. 45-61.

17Julien Gracq, En lisant en écrivant, dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 680. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention ELEE- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent.

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fantastique. Illustre bien cette tendance un texte de Maurice Blanchot portant sur Un beau

ténébreux, « Grève désolée, obscur malaise ». Dans cet article, publié pour la première fois par Les Cahiers de la Pléiade en 1947, l'auteur associe au second roman gracquien « un tout

indistinct, un monde de choses inorganisé ou tendant à se désorganiser, où il n’y a plus de classement à faire ni de perspective à tracer18 ».

Au centre de la vaste diaspora qu'est la critique gracquienne, le paysage appartient certes au répertoire des thèmes les plus étudiés, la formation universitaire de Louis Poirier lors de sa venue à l’écriture orientant sans doute les recherches et les appréciations en ce sens. Mais, s’il a maintes fois été analysé ─ souvent même comme représentation, canonique, d’une forme ou d’une sensibilité tout autant poétique que géographique qu'Un beau ténébreux nous paraît bien refléter ─, le rôle majeur de la description du paysage chez Gracq a surtout été observé, parmi ses quatre romans, dans Le rivage des Syrtes, de loin l'œuvre la plus commentée de l’auteur, ou dans Un balcon en forêt. Puis il a été abordé, mais plus modérément, à partir de la production poétique de l'auteur19, ou encore relevé, plus abondamment, dans ses courts récits et dans ses fragments rédigés de 1967 à 1992. Autrement dit, rares sont les critiques qui se sont penchés sur le rôle du paysage et sur la récurrence de ses énigmatiques descriptions dans les romans antérieurs au texte ayant valu à Gracq le Goncourt en 1951. Parallèlement, d’un point de vue plus général, la critique thématique a souvent cherché à démontrer la parenté existant entre l'œuvre de Gracq et les textes surréalistes. Les travaux d'Yves Bridel et de Simone Grossman en témoignent. Les motifs les plus fréquemment observés et analysés par la critique gracquienne ─ ceux de l’eau, de la forêt, de l’attente, de l’appareillage, de la quête et de la femme ─ sont d’ailleurs infiniment proches des thèmes que l’on associe aux œuvres phares du mouvement initié par Philippe Soupault, Louis Aragon, André Breton et quelques autres.

Cette restriction de la critique aux champs thématique ou purement stylistique a perduré jusqu’à l’apparition de premières études théoriques, effectuées, bien que relativement rares, à partir des années 1970. Parmi celles-ci, on compte des écrits d’orientation sociocritique : ceux, capitaux, de Ruth Amossy portant sur l’intertextualité, le symbole et le stéréotype dans l’œuvre gracquien. On trouve également des études à tendance sémiotique ou rhétorique, tels les

18 Maurice Blanchot, « Grève désolée, obscur malaise », dans Qui vive? Autour de Julien Gracq, Paris, Librairie José Corti, 1989, p. 36. Cette référence est celle de la réédition du texte de Blanchot.

19 Le rôle fondamental de l'évocation du paysage été très souvent relevé dans Liberté grande (1946) et, beaucoup plus rarement, dans Prose pour l'étrangère (1952), cette suite poétique restant de tous les écrits gracquiens l'un des moins étudiés.

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travaux les plus anciens de Michel Murat portant, entre autres, sur l'onomastique. Entre autres critiques notoires, on remarque aussi l’influence des analyses stylistiques d’Élisabeth Cardonne-Arlyck qui abordent le fonctionnement et la production des réseaux symboliques engendrés, chez Gracq, par le truchement de la description. Elles s’adonnent, en outre, à un examen plus narratologique des catégories fictionnelles que sont le cadre spatio-temporel, la trame narrative et les personnages des romans gracquiens. L’essai Gracq; création et

recréation de l’espace de Michèle Monballin s’inscrit semblablement dans cette sphère

puisqu’il porte précisément sur les liens existant entre la narration et la création d’espaces symboliques dans les œuvres romanesques de Gracq. Sur la question du lieu et de l’imaginaire géographique sont à considérer, de surcroît, le texte Géographies imaginaires. De quelques

inventeurs de monde au XXe siècle. Gracq, Borges, Michaux, Tolkien de Pierre Jourde et l'essai

de Bruno Tritsmans, Livres de pierre : Segalen, Caillois, Le Clézio, Gracq. Plus près de nous, et quoique le penchant à produire des critiques d'accompagnement se maintienne, les chercheurs intéressés par la production gracquienne semblent provenir de tous les horizons, notamment des sciences de la Terre, des sciences du langage ou de la sociologie. Voilà ce que confirment, entre autres, l’immense investigation narratologique L’éclipse du récit chez Julien

Gracq de la linguiste Mireille Noël ou les analyses du géographe Marc Brosseau. De même, la

somme fort appréciable d'articles parus dans les sept volumes de la série Julien Gracq, dirigée par Patrick Marot et publiée dans la collection La Revue des Lettres modernes chez Minard de 1991 à 2010, fournit un bon aperçu quant à la diversité des angles d'approche aujourd'hui privilégiés pour traiter de l'œuvre gracquien20. Quoiqu'il en soit de cette variété, il demeure

qu'une autre tendance se présente, du moins selon Tritsmans, chez les chercheurs contemporains. Car, d'après cet auteur, ceux-ci privilégient de plus en plus la focalisation sur le détail stylistique aux dépens de l'ensemble que constituent les textes. Ce regard particulier, extrêmement concentré, mène alors, pour Tritsmans, la critique à se livrer à une spécialisation excessive; il constitue, par là, la menace d’un repli. C’est ce dernier que pointe le chercheur dans Livres de pierre : Segalen, Caillois, Le Clézio, Gracq : « La critique gracquienne récente est souvent orientée vers le détail stylistique du texte gracquien, dont elle donne des analyses minutieuses [...] et refuse par le même geste de prendre en considération des questions globales, comme le rapport du texte avec une extériorité, une histoire (individuelle ou collective)21. »

20 Voir la note 12 à la page 4 de cette étude.

21 Bruno Tritsmans, Livres de pierre : Segalen, Caillois, Le Clézio, Gracq, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Tübingen (Études littéraires françaises), 1992, p. 107.

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De tous les auteurs français du XXe siècle, Gracq est probablement l’un de ceux auxquels la critique s’est le plus vivement intéressée. C'est ce dont attestent, entre autres, les nombreux colloques ayant porté spécialement sur son œuvre ─ le colloque international ayant eu lieu à Angers en mai 1981, par exemple, ou les Rencontres de Cerisy-la-Salle organisées en août 1994 ─, ou l’énorme essai de bibliographie établie par Peter Hoy en 197322. D'où que

l'écrivain demeure, encore aujourd'hui, l’une de ces figures que nous qualifierions de profondément constitutives de l’histoire littéraire française moderne23. Plus encore, d'autant qu'il a rassemblé autour de son œuvre un cercle d’admirateurs, écrivains ou simples lecteurs, aussi diversifié qu’étendu, Gracq a souvent exercé un pouvoir de séduction si impressionnant sur la critique qu'il a quasiment été porté de son vivant au rang de monument littéraire. Aussi semble-t-il légitime de penser qu’on ait cultivé autour de l'auteur et de ses écrits une espèce de

légende. Et voilà qui peut pousser à croire, comme Jean-Louis Leutrat, que la critique

gracquienne a unanimement développé un discours, ou encore qu’« [il] existe une doxa concernant Gracq24 ». En nous penchant sur Un beau ténébreux et en convoquant, pour ce,

quelques-uns des fragments et des autres textes de l'écrivain, nous espérons surtout démystifier un tant soit peu la fascination qu’exerce ce dernier sur la critique, que nous souhaitons surtout, par là, décloisonner et faire rayonner hors de son centre, hors du seul spectre européen. Car, le

corpus d'ouvrages portant sur ce second écrit reste en très grande majorité constitué d’études

françaises. C’est, entre autres, pour pallier la lacune qui résulte de ce fait que nous nous proposons d’élargir le champ de la recherche gracquienne en étudiant le fonctionnement d'une

poétique du paysage dans le roman de l'écrivain où elle a peut-être été le moins étudiée et où il

existe, entre une matière romanesque des plus convenues, voire des plus usées et l’évocation de paysages insolites, grandioses et énigmatiques un certain décalage. Par le biais d’une analyse de la stylistique et de la rhétorique gracquiennes tout comme par le rapprochement de points de vue plutôt éclatés, ou distincts, que divergents ─ ceux de la sociologie de la littérature ou de la

22 Pour qui se penche sur la réception de l’œuvre de Gracq, cette bibliographie est un précieux outil. D'autre part, on remarque aussi l’importance de la recherche universitaire effectuée sur l'œuvre gracquien en France en consultant, à titre indicatif, le répertoire des mémoires, puis celui des thèses dans le catalogue de la Bibliothèque universitaire d'Angers, cette dernière détenant, d'autre part, le Fonds d'archives de l'écrivain. « Catalogue », dans Bibliothèque universitaire d'Angers, site de la Bibliothèque universitaire d'Angers, [en ligne]. http://bu.univ-angers.fr [site consulté le 10 mars 2013].

23 C’est, du moins, ce que suggère Bernhild Boie: « Au fur et à mesure que l’œuvre s’affirme, une [...] image apparaît : celle [...] d’un "dernier grand seigneur de nos lettres". C’est sans doute le jugement le mieux partagé aujourd’hui. » Bernhild Boie, «Introduction», dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, édition établie par Bernhild Boie, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1989, p. IX.

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critique thématique, par exemple ─, nous souhaitons essentiellement démontrer comment la description des paysages se substitue parfois dans Un beau ténébreux à la mise en place d'une psychologie des personnages, celle-ci étant associée à une pratique plus traditionnelle de l’écriture romanesque où ces derniers, souvent, constituent le centre de la fiction et du récit. De plus, en observant le fonctionnement de la poétique gracquienne et en le liant à divers questionnements et à quelques observations soulevés par l’œuvre de l’auteur, nous escomptons beaucoup moins porter un regard nouveau sur celui-ci que développer par rapport à lui une réflexion globale, la part d'inexploré dans le domaine des études gracquiennes étant extrêmement réduite.

Un beau ténébreux est porté par une hésitation25 perpétuelle, entre le vraisemblable et le fantastique, entre le lieu commun et la légende, entre le dérisoire et le sublime, que la prose entremêle au sein d’un interminable défilé de références et d’allusions26. Tout parcouru qu’il

soit par une tension permanente entre la manifeste, voire banale apparence des choses ou des êtres et un ordre plus profond, plus trouble du réel, le récit paraît constituer, surtout, « une certaine épaisseur à traverser27 ». À ce point que le texte semble autoriser une infinité de

lectures. Comme leur description y est fortement marquée par l’usage de la référence et du poncif, les personnages du roman semblent parfois dépouillés de spécificités psychologiques, presque objectivés ou chosifiés, dépersonnalisés. Privés d’identité sociale, ou civile, clairement définie, partout autour d’eux subsiste un trouble, dû à une absence de caractérisation ou à une représentation qui procède fortement, voire essentiellement de l'intertextualité et du stéréotype. De fait, les actants de la fiction gracquienne forment surtout un ensemble, un petit groupe fermé, une chapelle d’estivants, tout autant aisés, oisifs que lettrés, déclinant, ou reproduisant, des clichés littéraires et des motifs préconstruits que la prose gracquienne permet de réactualiser. Ainsi, tel que l'écrit Bernhild Boie, « [é]clairés d'une lumière changeante, les personnages du Beau Ténébreux figurent plus qu'ils n'incarnent leur vérité » (NO-1169). À

25 La notice de Bernhild Boie illustre très bien l'ampleur de cette oscillation. « Notice d'Un beau ténébreux », dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 1163. Désormais, les renvois à cette « Notice » et aux « Notes » qui l'accompagnent seront signalés, dans le corps du texte, par la mention NO- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent.

26 La comparaison semblant, de fait, être très souvent apparue aux yeux de la critique comme étant l'un des meilleurs moyens pour rendre compte de la production gracquienne, même si parfois celle-ci semble résister ou se dérober aux exercices d'association de par son foisonnement et les positions de Gracq, nombreux sont les auteurs à avoir tenté le rapprochement entre l’œuvre de Gracq et celles d’autres écrivains : Novalis, Stendhal, Chateaubriand, Rimbaud ou, comme nous l'avons déjà vu, Poe, Wagner, Breton, etc.

27 Julien Gracq, Un beau ténébreux, Paris, Librairie José Corti, 2008 (1945), p. 23. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention BT- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent.

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l’opposé, les paysages du texte gracquien sont essentiellement flous, brumeux, teintés d’une sorte d’impressionnisme grave, autrement tragique, qui colore le récit tout entier. Aussi inquiétants soient-ils, ces derniers provoquent à la fois l’impression d’une dérive et d’un enchantement particuliers, mystérieux, intrigants. Ils déjouent, par là, profondément les attentes eu égard au cadre fictionnel représenté : une station balnéaire bretonne, une auberge de bord de mer où se réunit la troupe de villégiateurs pour passer les vacances au temps des plaisirs, des mondanités et des célébrations estivales. En fait, avec leur ressac, leur perpétuel mouvement, leurs mutations et leur continuelle transformation, les panoramas du roman sont si singulièrement animés qu’ils peuvent tantôt sembler constituer les principaux actants de la fiction. Ainsi, verrons-nous, dans cette étude, combien le personnage gracquien tend notamment à se déréaliser pour faire place à la représentation de paysages, extraordinaires, qui priment, ou qui se sur-impriment à l'humain, au point que ce dernier peut sembler se confondre avec eux, peut-être même s'y dissoudre.

En premier lieu, nous nous pencherons donc sur la question du personnel romanesque dans le roman gracquien. Nous tenterons d'éclairer la construction des personnages par clichés et par stéréotypes ─ deux notions que nous définirons au préalable tout comme celle de lieu commun ─ en utilisant des outils d’analyse propres aux champs des critiques sociologique et rhétorique. Ce faisant, nous examinerons les divers archétypes et les antagonismes structurant le récit ─ à travers la représentation d'idéaux culturels opposés, notamment ─, puis nous y étudierons l'onomastique. Par la suite, nous mènerons une réflexion sur la dépersonnalisation et sur la déréalisation du personnage gracquien en observant le traitement particulier réservé par Gracq à la psychologie des caractères et en considérant l'instauration de systèmes qui découle du refus même de ce type de psychologie par l'écrivain. Nous réfléchirons alors sur la façon qu'a Gracq de symboliser ces systèmes à l'aide des métaphores du magnétisme et des affinités

électives. Au long de cette première partie, nous porterons une attention particulière aux

analyses que Bernhild Boie et Ruth Amossy ont faites d'Un beau ténébreux ─ plus spécialement à la précieuse étude Les jeux de l’allusion littéraire dans Un beau ténébreux de

Julien Gracq28 ─, en nous inspirant de leurs réflexions respectives sur l’intertextualité. Aussi

nous pencherons-nous, dès cette première partie, sur certains textes appartenant au courant

28 Comme nous l'avons déjà mentionné, seuls quelques critiques ont étudié l'activité symbolique dans les romans gracquiens parus avant Le rivage des Syrtes. Parmi ceux-ci, Amossy a fait un travail remarquable en préconisant le point de vue de la sociologie de la littérature, en répertoriant les allusions dans Un beau

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critique thématique en nous intéressant, notamment, aux études fort instructives d'Ariel Denis, d'Yves Bridel et de Simone Grossman. Les recherches de cette dernière nous aideront à éclairer la résonance, souvent remarquée, du mythe de la quête dans Un beau ténébreux et son incidence sur les relations entre les différents acteurs de la fiction. Bien que la première partie de ce mémoire privilégie l'étude du personnage, nous nous y pencherons, dans une moindre mesure, sur des propriétés narratives spécifiques à Un beau ténébreux et sur des procédés textuels relevant de l'autoreprésentation ou de la réflexivité.

Bien sûr, nous aurions aimé nous pencher davantage, dans cette étude, sur nombre d'éléments que nous considérons à même de jeter un éclairage enrichissant, et certes fort important, sur le second roman gracquien. Nous aurions voulu approfondir davantage la signification de ses appels aux mythes, par exemple, entre autres à ceux de l'Égypte ancienne ou à celui de Gygès. Nous aurions aussi souhaité traiter plus longuement de son exergue, une citation tirée des Sonnets de William Shakespeare, et du mystérieux éclairage qu'il peut jeter sur l'ensemble du texte. Mais, ce mémoire ne visant évidemment pas à l'exhaustivité, le cadre imposé par les circonstances de la rédaction nous a confrontée à l'obligation de choisir ─ quoique nous reviendrons brièvement, dans la deuxième partie de cette étude, sur ces éléments ─ et nous ne pourrons qu'évoquer, parfois fort succinctement, ces quelques particularités. Dans la même perspective, contentons-nous pour l'instant, avant de poursuivre toute réflexion, de relever, à point nommé, un fait qui aurait certes pu faire l'objet de recherches plus fouillées. D'autant qu'il concerne l'éclatement ou l'hybridité, deux principes constitutifs de la forme d'Un beau ténébreux, il se révèle, d'ailleurs, d'une grande importance pour la compréhension ultérieure de nos raisonnements. Notons, donc, pour commencer, qu'en excluant la dédicace et l'exergue, le roman paraît comme divisé en trois parties, ou sections, dont la plus importante ─ et centrale ─ est constituée d'extraits du « journal de Gérard » rédigés à Kérantec. À chacune de ces sections correspond, selon nous, une narration distincte, quoique certains critiques aient vu la possibilité de retracer une adéquation entre le narrateur de la première partie et celui de la dernière. La première et la dernière instances narratives agissent comme des voix anonymes, mais personnelles, quasi omniscientes. La première voix, par exemple, se présente sous les traits fort ambigus d'un « fantomatique voleur de momies » (BT-13). Tout comme cette ambiguïté maintenue, le relais entre les trois voix ─ celle du mystérieux narrateur du prologue (BT-11 à 13); celle du scripteur, Gérard (BT-16 à 195); et celle du narrateur final, dont on devine, à ses dires, qu'il est un proche du diariste (BT-195 à 257) ─ tend à complexifier

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la réception du texte, à y miner parfois l'illusion de réel. De fait, cette architecture générale pourrait être considérée comme un autre facteur contribuant à l'embrouillement perpétuel de la représentation dans Un beau ténébreux. Surtout que la continuité, ou l'homogénéité, de la section narrée par le diariste apparaît comme troublée, l'insertion de longues lettres ou de récits de rêves ─ de ses congénères ─ dans le journal de Gérard y engendrant un effet de rupture. En outre, comme le fait remarquer Mireille Noël, malgré la forme diaristique, le narrateur ne figure pas comme le héros de son récit, mais bien comme un observateur, comme une espèce d'enquêteur29. Enfin, la présence de la troisième voix peut faire naître chez le lecteur un

questionnement particulier. En effet, l'on se demande pourquoi la narration de Gérard s'interrompt subitement, faisant soudain place au récit d'un tiers, dont l'identité se dérobe. Cette construction singulièrement complexe et sophistiquée de la structure narrative entraîne, du coup, un brouillage du même ordre quant à la trame spatio-temporelle du roman.

C'est en quelque sorte cette trame même que nous étudierons dans la deuxième partie de cette étude en nous penchant sur la plupart des éléments fictionnels susceptibles de la constituer : décor; allusions littéraires; déclinaisons métaphoriques; repères historico-géographiques; déroulement du temps; constitution, description et variations du paysage. En examinant d'abord le cadre spatio-temporel du récit, nous constaterons que le contexte dans lequel évoluent les villégiateurs gracquiens peut sembler composé, par certains abords, d'un curieux amalgame de stéréotypes, au même titre que les personnages que le roman met en

scène. Nous tenterons alors de mettre en lumière l'éventuel ancrage, géographique ou

historique, de la fiction, en y portant notamment une attention particulière à la toponymie. Voilà qui nous permettra, encore une fois, d'appréhender les divers procédés de déréalisation mis en œuvre dans Un beau ténébreux. À partir d'une étude des métaphores et des références, dont nous tenterons de décrypter la présence dans les pages liminaires du récit, nous nous pencherons ensuite sur l'effet de mystère produit, dès l'entrée, par le prologue du roman ─ effet qui sera reconduit dans le texte entier. Cela nous amènera à considérer l'aspect formel des descriptions de paysages dans Un beau ténébreux. D'où que nous envisagerons leurs différentes déclinaisons à travers une approche stylistique. Dans le but d'en faire ressortir certaines constantes, nous étudierons donc de près le ton du roman, ses images, ses métaphores, ses symboles, ses réseaux syntaxiques et la plupart des effets tirés de ces éléments. Nous

29 Mireille Noël, L'éclipse du récit chez Julien Gracq, Lausanne-Paris, Delachaux et Niestlé (Sciences des discours), 2000, p. 103.

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remarquerons alors toute la théâtralité, toute la sensualité et toute la sacralité propres à la description et au paysage gracquiens, en constatant surtout combien ces caractéristiques tendent à apparenter et à lier les figures humaines d'Un beau ténébreux et leur environnement. Puis, nous nous pencherons sur la forte picturalité du récit. Nous observerons la proximité de son style avec la tradition du sublime tout en en soulevant, rapidement, la reconquête de thèmes et de métaphores chers aux romantiques. Nous tenterons, à ce stade, d'éclairer la manière qu'a l'écrivain de donner aux décors où évoluent ses personnages un aspect à la fois si inquiétant et si mystérieux, celui d'un lieu de désœuvrement, mais surtout celui d'un espace tout-puissant, envahissant, de dérive. Nous espérons, par là, illustrer à quel point les protagonistes du roman

répondent de leur environnement en se modulant littéralement au gré de ses variations. Or,

voilà qui nous permettra de constater à quel point la dérive mise en scène par Un beau

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À première vue, les protagonistes que met en relation l’intrigue d’Un beau ténébreux peuvent sembler banals : quelques jeunes vacanciers que l’éclectisme des rencontres estivales réunit dans le même hôtel côtier d’une station balnéaire bretonne. Saisis dans leur ensemble, ils forment une petite communauté élective, une espèce de « groupe fermé, de chapelle » (BT-44) désignée par l’expression « bande straight » (BT-17), qui permet, selon Bernhild Boie, de « situer le roman à une certaine époque ─ celle des années vingt30 ─ et dans un certain

milieu ─ celui des oisifs élégants » (NO-1190). Quoiqu'il en soit, la représentation des divers actants du roman demeure surtout plurielle, extraordinairement marquée par le polyphonisme31

et par l'intertextualité32 tant le récit « garde en lui », comme l'écrit l'exégète, « la trace d'une parole venue d'ailleurs »; et tant « [l]e “ terreau culturel ”, le déjà formulé se glisse entre les mots neufs et reverse dans l'écrit inédit l'imaginaire des écrits antérieurs », le texte appelant par là « une lecture de reconnaissance » (NO-1164). Loin de percevoir le deuxième roman gracquien comme le simple renouvellement ou comme la réécriture d'un texte ou d'une série d'œuvres l'ayant précédé, Boie juge plutôt que, tout en se référant à une « matière poétique » qui serait « sa substance », « Un beau ténébreux vise à éveiller l'imagination par le biais de la mémoire et à faire surgir une vérité exemplaire du kaléidoscope des références, des allusions et des analogies anecdotiques » (NO-1165). Ainsi, poursuit Boie, « si Gérard, Allan, Jacques, Henri ou Christel parlent sans cesse de littérature » ─ nous le verrons plus loin ─, « c'est que pour eux toute réflexion, tout raisonnement, toute émotion, s'éclaire à la lumière d'une expérience de lecture, de l'évocation d'un autre imaginaire » (NO-1164). Si bien, comme le rappelle la même auteure en reprenant les mots grinçants d'Allan, que la littérature sera surtout,

30 Malgré toute la valeur de cette interprétation, il demeure impossible de savoir précisément ni où ni quand se situe l'action représentée par le deuxième roman gracquien autrement que vaguement, à coups de

suppositions. De plus, s'il est probable que le contexte fictionnel d'Un beau ténébreux renvoie aux Années folles, nombre d'indices peuvent aussi laisser croire que ce dernier se rapporte aux années trente ou quarante. Nous développerons cette hypothèse en détails dans la deuxième partie de cette étude. Mais, pour le moment, notons, au passage, que l'isolement des personnages et le manque de définition de leur statut social ─ deux caractéristiques sur lesquelles nous reviendrons plus loin ─ ne sont pas sans accentuer ce brouillage. 31 Nous empruntons ce terme à Mikhaïl Bakhtine. Voir Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil (Points Essais), 1970, p. 76.

32 Si l’intertextualité joue un rôle fondamental, un rôle-clé dans Un beau ténébreux, comme dans tout l’œuvre gracquien, ce qui frappe à travers elle, c’est la diversité littéraire, culturelle et socio-historique des sources et des références, d’une variété exceptionnelle, qu’elle permet de convoquer. Voir à ce sujet l’étude de Ruth Amossy, Les jeux de l’allusion littéraire dans Un beau ténébreux de Julien Gracq, Neufchâtel, Éditions de la Baconnière (Langages), 1980. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention JAL- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent.

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tout au long du récit, le « clin d’œil de connivence [aux] amis si cultivés », le « signe de ralliement [de quelques] happy few33 » (BT-205, cité par NO-1165).

Ayant aussi relevé dans le roman gracquien une somme abondante et diversifiée de références littéraires, Ruth Amossy y voit, pour sa part, tout un attirail de réécritures, d'échos parodiques, si bien qu'aux yeux de cette critique, le roman de Gracq s'apparenterait à un véritable palimpseste derrière lequel s'entretisserait une série de renvois tout autant disparates qu'inextricables. D'où que, pour cette chercheure inspirée par les travaux de Mikhaïl Bakhtine et de Julia Kristeva, plutôt que de transposer le vraisemblable, le récit gracquien amalgame et

restitue à la fois, sous une forme inédite, de nombreux référents aux sources des plus variées

(JAL-26). Afin d'illustrer cette hypothèse et pour amorcer une longue étude portant sur le fonctionnement de l'allusion littéraire dans le roman gracquien, Amossy s'appuie sur le titre et sur les échos textuels qu'il évoque34, postulant alors qu'en raison des nombreux renvois qu'il

suscite, « le titre Un beau ténébreux exhibe les modalités [intertextuelles] de l'écriture gracquienne » et constitue, par là, « un défi amusé au public et un “ manifeste ” » (JAL-22). De là sans doute, comme l'écrit la critique, que « se trouvent bouleversées » dans le texte gracquien deux composantes romanesques complémentaires : celle « de représentation littéraire » et celle de « personnage comme sujet constitué » (JAL-144). Aussi l'auteure écrit-elle :

33 Boie emprunte l’expression d’Allan, qui n’est pas sans trahir quelque humour grinçant, pour éclairer le rôle qu'a l'intertextualité dans le roman (NO-1165).Comme le souligne Henri Martineau, il est probable que la locution happy few, quasi passée dans la langue commune, soit attribuable à Shakespeare (The Life of King

Henry the Fifth, acte IV, scène III, réplique de Henry V). Elle a aussi été utilisée par Stendhal, notamment en dédicace, ce que Gracq n'était pas sans savoir (voir Julien Gracq, ELEE-599). Tel que l'écrit toujours

Martineau : « Cette devise que les familiers de Stendhal connaissent bien [...] [a été] placée non seulement à la fin de La Chartreuse de Parme, mais encore à la fin des Promenades dans Rome et du Rouge et Noir. Elle lui aurait peut-être été suggérée [...] par un vers de Shakespeare [...] : “ We few, we happy few, we band of brothers... ” Il est plus probable cependant de voir en ces mots [...] un souvenir du Vicaire de Wakefield. » Stendhal, Romans et nouvelles : tome II, texte établi et annoté par Henri Martineau, Paris, Gallimard (La Bibliothèque de la Pléiade), 1952, p. 1436. L'emploi de cette locution par Gracq nous semble donc aussi bien détenir un aspect palimpsestuel que connoté, l'appellation, qui désigne une élite restreinte, étant associée à une conception particulière de l'excellence.

34 Bernhild Boie démontre également le caractère intertextuel du titre Un beau ténébreux dans son édition critique des Œuvres complètes de Gracq : « Les jeux de l'allusion littéraire s'engagent dès le départ avec le titre qui exhibe ostensiblement toute une tradition romanesque. [...] Le titre désigne le thème et le style dans leur ambiguïté, celle d'un sujet classique qui se trouve dénoncé dans sa banalité et réactivé dans ses

significations. Car le “ beau ténébreux ” nous parvient au terme d'un équivoque destin littéraire. Sa source première se trouve dans le roman de chevalerie de Garcia Rodriguez de Montalvo, Amadis de Gaula, publié en 1508. [...] Mais à l'époque romantique, le dandysme s'empare de cette figure chevaleresque pour faire du « beau ténébreux » un cliché de salon. C'est sur ce double registre que jouera Gérard de Nerval [...] : “ Ainsi, moi, le brillant comédien naguère, le prince ignoré, [...] le beau ténébreux [...]! ” » (NO-1162-1163)

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C'est à une subversion habile de [la] notion de « représentation » que procède le récit gracquien. Maintenant dans une fort mince intrigue des « personnages », pseudo-reflets d'êtres vivants en situation dans un cadre choisi (la Bretagne), il ne reprend à la représentation traditionnelle ses éléments que pour mieux s'en jouer. [...]. L'allusion littéraire constitue dès lors l'instrument privilégié à l'aide duquel s'opère dans Un beau

ténébreux la subversion de la représentation traditionnelle. Intégrée dans la fiction,

« incarnée » par les personnages, elle participe en un premier temps à l'illusion représentative. En tant que marque d'intertextualité, cependant, elle dénonce toute apparence de mimesis [...]. (JAL-26)

En somme, il semble qu'Amossy juge que les actants du roman paraissent d'autant plus caricaturaux ou désincarnés que la notion même de personnage pris comme sujet et son

acception traditionnelle, chez l'écrivain, semblent contestées. Admettant cette prémisse,

procédant toutes deux d'une certaine mixité, leur forte référentialité et leur intertextualité pourraient expliquer que les figures humaines d'Un beau ténébreux fassent penser à des types, quasi prédéfinis, figés dans le temps par la littérature, voire à des stéréotypes.

« [R]eprésentation collective figée » ou conception familière, pour Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau, le stéréotype est une croyance partagée :

le stéréotype [...] est une construction de lecture (Amossy, 1991 : 21), dans le sens où il n'émerge que lorsqu'un allocutaire rassemble dans le discours des éléments épars et souvent lacunaires, pour les reconstruire en fonction d'un modèle culturel préexistant. [...] Plutôt que de dénoncer le “ prêt-à-penser ” dont se nourrit plus ou moins consciemment le discours, l'analyse du discours tente aujourd'hui d'examiner les éléments préexistants qu'emprunte la parole et en dehors desquels il lui est impossible de se construire et de se faire entendre. Le stéréotype et les phénomènes de stéréotypie se rattachent dès lors au dialogisme généralisé mis en lumière par [Mikhaïl] Bakhtine et repris dans les notions d'intertexte et d'interdiscours35.

C'est en nous appuyant sur cette définition que nous analyserons ici quelques-uns des divers stéréotypes rassemblés par Un beau ténébreux, où ils nous semblent surtout se concentrer chez les personnages. Puis, nous étudierons la présence envahissante du cliché dans la prose gracquienne en le considérant, à la suite de Michael Riffaterre, comme un élément linguistique ─ mot, regroupement de mots, locution ─ qui suscite une impression de déjà vu, de

banal, de connu ou de déjà dit36. Nous admettrons, par là, que le cliché peut avoir partie liée avec le renvoi, l'intertextualité. Ainsi, pour Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot, s'il peut, bien sûr, « exercer une fonction mimétique des styles ou des idiolectes » en assurant le relais d'un texte « avec son en-dehors, avec la rumeur anonyme d'une société et ses représentations », le cliché peut aussi s'avérer être « un élément constitutif de l'écriture de l'auteur », une « marque

35 Patrick Charaudeau et Dominique Mainguenau [dir.], Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p. 547-548.

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de littérarité », devenu, dès lors, sur le plan stylistique, « l'un des modèles d'engendrement du texte littéraire, à l'abri de tout recours à des référents extérieurs37 ». Suite à ces diverses

observations, notons, au reste, que le cliché intervient sur le plan de l'elocutio, c'est-à-dire du discours ou du signe, et le stéréotype, tout comme le lieu commun ou le topos, sur le plan de l'inventio, de la pensée, du signifié. D'où sans doute, pour reprendre une idée de Riffaterre, que tout texte ─ romanesque ou non ─ renferme des stéréotypes, sans quoi aucun lecteur ne saurait le comprendre38.

Stéréotype et cliché paraissent donc, comme nous avons pu le laisser deviner, comme le

fruit d'un contexte donné : d'une époque, d'une culture, d'un milieu spécifiques. Peut-être

saisit-on mieux le sens de cette affirmatisaisit-on en csaisit-onstatant, comme Claude Bremsaisit-ond, que « les rôles, et les lois de l'intrigue qui combine les rôles, existent avant le récit et hors le récit39 ». Peut-être

que cette proposition s'éclaircit davantage lorsque nous l'illustrons de la définition de Philippe Hamon qui distingue parmi les différentes figures humaines présentes dans le roman les personnages dits référentiels, ceux-ci suscitant un renvoi à l'histoire, à la mythologie, à l'allégorie, à un groupe ou à un genre social, et dont le théoricien écrit : « Tous revoient à un sens [...] immobilisé par une culture, à des rôles [...] et des emplois stéréotypés [...]. Intégrés à un énoncé, ils serviront [...] d'“ ancrage ” référentiel en renvoyant au grand Texte de l'idéologie, des clichés ou de la culture40. » Partant de ces principes, l'on peut déduire, en somme, qu'en étudiant la place du stéréotype et du cliché dans la construction du personnage gracquien, nous nous intéresserons ici à sa fonction référentielle.

Les oisifs élégants

Si l'usage fait par Gracq de divers lieux communs peut sembler converger vers l'inscription parodique, voire caricaturale de l'action dans le contexte des oisifs élégants des Années folles, pour le caractériser comme Boie, les vacanciers mis en scène par Un beau

ténébreux semblent surtout constituer, selon l’expression de l’un d’eux, une « troupe de jeunes

sportifs, grands danseurs, grands nageurs et grands joueurs de tennis » (BT-55) auxquels une prédilection commune, presque imposée par les circonstances, à élire, au départ du roman, un

37 Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris Nathan (128), 1997, p. 57-66.

38 Michael Riffaterre, La production du texte, Paris, Seuil (Poétique), 1979, p. 13. 39 Claude Bremond, Logique du récit, Paris, Seuil (Poétique), 1973, p. 331.

40 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Roland Barthes et al., Poétique du

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chef de bande tel que Jacques, un jeune homme dit cultivé, extravagant et séducteur, confère déjà un caractère typique. En effet, le choix de promouvoir au rang de meneur de foule celui que l'on nomme, au commencement du récit, le « poète » (BT-23) de l’hôtel, ce dernier étalant un goût marqué, exclusif, presque excessif, pour le jazz et la poésie modernes, ne reflète-t-il pas ─ en l'exagérant parfois même à l'excès, jusqu'à le contrefaire ─ un idéal culturel que nous pourrions associer à l'élite de la jeune génération de l'entre-deux-guerres : celui d’une petite

bourgeoisie, moins cultivée que bien-pensante, qui essaie de se distinguer, de se hisser

au-dessus de la masse par les marques du bon goût, du goût du jour41?

Or, c'est également à un idéal, voire à un type culturel, mais tout autre, que renvoient les nombreux entretiens rapportés par Gérard dans son journal où fusent de partout citations et allusions à la littérature comme autant de mots de passe, de codes, permettant aux membres de la horde d’accéder, au moyen d’une culture partagée, à une complicité tacite, particulière. Par exemple, ce seront des conversations sur Rimbaud qui serviront d’abord à rapprocher Henri et le diariste (BT-32). Éclairant aussi à plusieurs reprises, la connivence intellectuelle liant entre eux ce dernier et Allan, le poète symboliste semble d’ailleurs détenir, au tout début du récit, une fonction médiatrice : quasi celle d'un sésame qu’il est tout à fait de bon ton d'employer lors des conversations. D'où sans doute qu'après avoir affirmé avoir eu de longues discussions avec Henri au sujet du poète, Gérard écrive dans son journal : « curieux de noter avec quel succès ce littérateur ─ je m'expliquerai si l'on veut sur le mot ─ a pu jouer à notre époque le rôle de passe-partout42 [...] qu'il aurait bien ri de se voir prédire » (BT-32). Ruth Amossy voit,

41 Dans Carnets du grand chemin, Gracq ne qualifie-t-il pas lui-même l'entre-deux-guerres, non sans une pointe d'ironie, de « paradis élitiste des enfances bourgeoises, et même petites bourgeoises »? L'auteur n'écrit-il pas, sur un ton parodique, en pastichant Talleyrand : « Celui qui n'a pas vécu dans l'entre-deux-guerres n'a pas connu la douceur de vivre »? L'écrivain n'ajoute-t-il pas à cela, à la lumière de souvenirs que l'on dirait

personnels que la « condition » des lycées, des étudiants et des jeunes de l'époque « ne se détachait pas sur un

grouillement menaçant et revendicant d'exclus, mais plutôt sur un très ancien fragment de nature sociale, aux dépens duquel il faisait bon vivre, et dont on ne songeait pas à s'enquérir des desiderata » ? Plus encore, Gracq poursuit ainsi : « Là réside sans doute ─ il faut l'avouer avec cruauté et c'est le sens du mot de

Talleyrand ─ l'aiguillon du bonheur social exquis : dans l'appartenance, déjà savourée et encore innocente, à une minorité de happy few, au temps finissant où la masse des rejetés n'est pas perçue encore comme une menace et comme un jugement, mais seulement comme un paysage. » Julien Gracq, Carnets du grand

chemin, dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 1047-1048. Désormais, les renvois à cette édition seront

signalés, dans le corps du texte, par la mention CGC- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent. 42 Bien que l'usage du terme passe-partout, puis du mot littérateur ─ mot sur lequel, d'ailleurs, Gérard ne reviendra étrangement jamais ─ puisse ici paraître péjoratif, le rôle joué par la figure de Rimbaud dans Un

beau ténébreux n'en doit sembler en aucun cas amoindri ni, du reste, dans l'ensemble de l'œuvre gracquien.

D'autant que nous ne sommes pas sans connaître l'admiration particulière que réserve Gracq à celui qu'il appelle, par opposition aux traqueurs littéraires, un « oiseleur » de mots justes. Julien Gracq, Lettrines (1967), dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 155. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention LE- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent. À la rigueur, l'on

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d'ailleurs, en Rimbaud un modèle à partir duquel aurait été forgée, avec force interprétation, la figure d'Allan; l'auteure perçoit même là l'un des plus frappants exemples d'identification du héros gracquien à des figures littéraires préexistantes (JAL-141). Aussi le poète et ses textes représentent-ils, pour certains personnages d'Un beau ténébreux, une constante référence. Gérard mène d'ailleurs sur lui une étude qui sera comme le double de l'enquête qu'il tentera de conduire, tout au long du récit, sur Allan, en « fix[ant] des vertiges43 » (BT-123), comme le

consigne lui-même le scripteur. De là que les réflexions du diariste-narrateur sur les mystères qui entourent les vacanciers de l'Hôtel des Vagues fassent si souvent écho à l'œuvre de Rimbaud. À la lumière de ce qu'il observe autour de lui dans cette auberge de villégiature, Gérard écrit donc : « [...] il me semblait que je distinguais parfaitement à quel ténébreux lacis de rumeurs, à quelle connivence avec le pire des parfums terrestres [...] étaient dus quelques-uns des poèmes des Illuminations » (BT-21). Trop ambitieuse pour être menée ici avec exhaustivité, si ce n'était que sur les simples plans thématique ou lexical, mais d'une trop grande importance pour ne pas être évoquée, une recension des nombreuses équivalences entre le texte gracquien et les poèmes d'Une saison en enfer ou des Illuminations ne tarderait sans doute pas non plus à nous convaincre de l'accointance d'Un beau ténébreux avec les œuvres rimbaldiennes. D'autant que, tout au long du roman, Rimbaud servira d’« intermédiaire des chercheurs et des curieux44 » (BT-32), tant aux experts, comme Gérard, Henri ou Allan, qu’aux jeunes originaux.

Donc, quoique sa description semble contrefaire un certain idéal de grandeur ou de supériorité et bien que le personnage apparaisse temporairement comme la personnification du succès intellectuel, Jacques en deviendra bien vite le repoussoir. Car, d'une part, à les comparer avec ceux de Gérard, de Christel ou d'Henri, les choix de Jacques en matière de culture paraissent plutôt tenir de l'adhésion à la mode et aux diktats de l'excentricité que de l'érudition ou de la profondeur ─ en fait, le personnage ne semble même détenir aucune sensibilité

véritablement instruite quant à la littérature, du moins jamais n'en fait-il la preuve, de tout le

roman ─; d'autre part, l'ascension de Jacques au rang de meneur de troupe, l'idolâtrie

pourrait percevoir dans la remarque de Gérard la manifestation d'une autoréflexivité, qui soulignerait alors ─ presque explicitement ─ l'omniprésence de la référence au poète dans le deuxième roman gracquien. 43 La formule de Gérard renvoie au poème « L'alchimie du verbe » de Rimbaud. Arthur Rimbaud,

« L'alchimie du verbe », dans Une saison en enfer, dans Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, édition établie par Louis Forestier, Paris, Gallimard (Poésie), 1984, p. 140.

44 À en croire Bernhild Boie, l'emploi de cette formule procède, elle aussi, de l'allusion puisque la locution « L'intermédiaire des chercheurs et des curieux » renvoie au titre d'un bi-mensuel français fondé en 1864 (NO-1192).

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