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« Éclairer contre deviner », écrit Boie dans son commentaire du recueil Préférences, « rien de plus révélateur que l'opposition entre ces deux attitudes. Toute l'œuvre de Gracq ─ y compris sa réflexion critique ─ conteste la première et témoigne en faveur de la seconde252. »

Or, une étude plus approfondie de cette posture, héritée, entre autres, du romantisme allemand et du surréalisme, n'est pas sans nous renseigner sur un principe qui se trouve, selon nous, au fondement même de l'éthique gracquienne : en dépit de sa formation de géographe, il nous semble qu'au-delà de la représentation fidèle d'un territoire donné, ce qui importe plus que tout à Gracq, c'est la suggestion fondamentale d'un monde dont les innombrables variations agissent à titre de signaux ou de révélateurs « de même qu'un thème enfoui dans l'orchestre qui court sous le fil d'une mélodie [...] l'enrichit, la solennise, lui donne [...] une résonance, une charge soudaine de sous-entendu » (BT-108). Ainsi, comme dans le récit poétique253, un certain ton,

une obscure insistance nous mèneront à croire dans Un beau ténébreux, tel Gérard et tous les personnages, que « cette plage blême, ces landes confuses [qui forment la trame paysagère du

251 Charles Baudelaire, « Chant d'automne », dans Les fleurs du mal, op. cit., p. 93-94. La triple mutation de l'homme, du temps et de l'espace perceptible dans Un beau ténébreux rappelle aussi le poème « Adieu » de Rimbaud et ses tout premiers mots : « L'automne, déjà! » Arthur Rimbaud, « Adieu », loc. cit., p. 151. Gracq relève, dans Lettrines, que cette entrée, cette « note déchirante, panique [...] ouvre » ─ n'est-il pas intéressant de constater que le poème rimbaldien est le dernier du recueil? ─ « la plus longue pente de la Saison en

enfer » (LE-208). La descente progressive vers l'hiver paraît même à Gracq constituer « tout le sujet de ce

livre » (LE-208). Procédant parfois de reprises directes, des échos d'« Adieu » retentissent, d'ailleurs, dans Un

beau ténébreux. Allan, par exemple, dit ne pouvoir « se contenter » des simples vues de l'esprit à moins qu'il

ne « possède la vérité dans une âme et dans un corps » (BT-83), l'expression étant tirée du poème rimbaldien. Arthur Rimbaud, « Adieu », loc. cit., p. 152.

252 Bernhild Boie, « Notice de Préférences», loc. cit., p. 1385.

253 Pareil à un ailleurs idéalisé, « celui d'un voyage orienté et symbolique » (RP-9), l'espace du récit poétique est pour Tadié « l'objet d'une quête, d'un savoir, d'un pouvoir, parce qu'il cache un secret; sa description ne l'épuise pas. [...] Comparaisons et métaphores spatiales sont une superposition, une surimpression de lieux qui dédoublent l'espace en deux niveaux, jusque dans les textes les plus rebelles, en apparence, à la

transcendance. » (RP-76-77) C'est pourquoi, selon le critique : « Le Pont traversé, Arcane 17, Un balcon en

forêt se construisent à l'écart des sommes romanesques [...] : c'est [...] qu'ils suivent un sentier à travers bois.

Au lieu de faire entendre tous les bruits de la terre, leur langage est secret, qui pour être compris ou plutôt senti doit toujours être répété. La double nature de ces livres entraîne qu'au moment de connaître sinon notre monde, du moins un monde imaginaire, le sens se fonde dans un langage tyrannique et qu'au moment de jouir de ce langage se repose l'énigme des significations [...]. » (RP-11)

roman], le silence des avenues ensevelies dans les feuilles, [cachent] sans doute quelque chose de maléfique » (BT-35). Et le texte témoignera alors d'une autre conviction gracquienne. C'est que, pour l'écrivain, à travers la succession des heures et le défilé des saisons, les paysages « parlent confusément, mais puissamment, de ce qui vient, et soudain semble venir de si loin, au-devant de nous »; « comme la perspective obscurément prophétisée de [la] vie »; ils « atteignent plus d'une fois à une transparence augurale où, si tout est chemin, tout est aussi pressentiment254 ». (ELEE-616)

Tel dans le poème baudelairien, les retentissements du paysage, ceux qu'éveillent et qu'exposent les descriptions du roman ─ leur océan extraordinairement remué, écumant; leurs rochers corrodés, usés par le sel; leurs chemins « sans familiarité et sans grâce » (BT-172); leurs à-pics et leurs dunes « rudement éventées » (BT-171); leurs masses d'arbres secouées par la bourrasque; leurs « grandes rafales lugubres » (BT-87); leurs ciels grondants; leur soleil « irréel » (BT-191) et leur halo obscur, son cerne impénétrable; l'« air d'une pureté presque irrespirable » (BT-229) ─, transmettront aux personnages comme une prémonition. La description par Gérard de ces « journées de pressentiment, d'éventements d'ailes, d'adieux mystérieux, de divinations confuses » où il n'y a « rien que la mer, rien que le sable ─ [...] cette parabole infinie [...] ─ et comme un sacrifice à la beauté mortelle du jour sur cette côte perdue, comme le pressentiment d'un poète, l'intimation confuse déjà des brumes de l'hiver au creux de cette mollesse paradisiaque » (BT-106-107) en témoigne. C'est donc au contact du paysage que le diariste a l'impression qu'ils sont, Christel et lui, « échoués là » tels les « convives d'une noce, quand le bon cœur jovial [né] à l'assemblée [...] se défait » (BT-87). De fait, le scripteur insiste lui-même sur ce parallèle :

Il m'est impossible de me défaire depuis quelques jours d'une image déliquescente de la vie. C'est sans doute cette plage mal amarrée au sol, cette vague frange habitée, ce suçoir des flots amers [...], cette bizarre marée continentale qui répond à quelque nouvelle conjonction d'astres ─ et puis cette atmosphère cotonneuse des beaux jours couverts, ─ cette conversation lunaire avec Christel. (BT-53)

Dans En lisant en écrivant, Gracq se demande :

Ce basculement des proportions et des préséances que Wagner a introduit entre le jeu, les propos des personnages en scène, et le commentaire choral tout-puissant de l'orchestre comme un bruissement de forêt, pourquoi serait-il interdit de l'opérer dans le

254Soulignons que l'« engouffrement de l'avenir dans la délinéation, pourtant si ferme et si stable, des traits de la Terre » est, pour Gracq, « l'aiguillon d'une pensée déjà à demi divinatoire ». D'où que « le don de

clairvoyance », soit lié pour l'écrivain, « comme indissolublement, à l'embrasement par le regard de quelque vaste panorama révélateur ». (ELEE-616) Gracq avait, par ailleurs, avancé les prémisses de cette réflexion dans son texte radiophonique « Les yeux bien ouverts » (P-845-848)

roman? et de faire rétrograder les amours et les querelles, les raisons et les escarmouches des protagonistes au bénéfice de la pulsation-mère du grand orchestre du monde? Dès que j'ai commencé à fréquenter le théâtre lyrique, j'ai été fasciné par ces brèches si béantes et si éloquentes, pratiquées dans la continuité du chant, brèches où il semble que ténors, basses et soprani sur la scène, et non seulement le public au fond de l'obscurité, se taisent pour laisser venir battre autour d'eux le flux de toute une marée sonore, comme s'ils faisaient silence; interdits, autour de la révélation confuse, qui déferle, de tout ce qui mûrit pour eux et pourtant hors d'eux. (ELEE-640)

Or, ce passage fait écho à un long exposé métaphorique ─ de nature quasi critique, pensons- nous ─ que l'on trouve dans Un beau ténébreux. Car c'est à une inversion des préséances semblable à celle que Gracq remarque dans l'œuvre wagnérien que peut faire songer, sans doute, un commentaire réflexif qu'y fait Allan sur le jeu d'échecs. Il rapproche, de surcroît, le

carré d'hiéroglyphes qu'est la planche de jeu et « toute œuvre d'art » (BT-78-79) :

On peut ressentir [...] le monde comme ce carré d'hiéroglyphes d'un problème d'échecs [...] où un certain foyer découvert bouleverse pour l'esprit la puissance des pièces, la perspective des cases [...].[...] Il s'agit d'un monde suspendu, aux apparences brouillées, dont l'existence même, l'armature, à y regarder de plus près, ne tient qu'à la révélation qui s'y embusque. [...] Ce que j'ai en vue [...] c'est ce goût inéluctable de chercher à une œuvre parfaite, invisible, une clé d'or sur laquelle il suffirait de poser le doigt pour que tout à coup tout change. [...] Il y a matière à d'amples réflexions dans le fait qu'un chef- d'œuvre se reconnaît ─ entre autres choses, plus qu'autre chose ─ à certaines proportions, ou plutôt disproportions singulières, absolument à mon sens irréductibles à l'art extérieur et au demeurant bien sommaire de la composition. [...] Je suis convaincu que si je pouvais voir sous son vrai jour cette phrase, peut-être ce mot central, focal, qui m'échappe toujours et que pourtant me désignent, courant à travers la trame du style, certaines orbes grandioses et concentriques [...], ─ alors je sentirais

changer ces pages dont le secret enseveli me bouleverse, et commencer le voyage sans

retour de la révélation. [...] Toute œuvre est un palimpseste ─ et si l'œuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique. (BT-78-79)

À tout prendre, de cette réflexion du protagoniste, il est certes permis de penser qu'elle met à nu le fonctionnement du récit gracquien. Car, bien que de nombreux auteurs ─ dont certains spécialisés en sciences de la Terre comme Marc Brosseau ou Jean-Louis Tissier255 ─ aient démontré la précision quasi savante du vocabulaire de l'écrivain, la description de paysages n'agit-elle pas, somme toute, chez Gracq, et ce, à la manière du commentaire choral chez Wagner, comme une brèche dans la trame de l'intrigue? Partant de ce constat, ce que, constitutifs de l’univers quasi poétique d'Un beau ténébreux, de sa poétique élémentaire, les motifs et les thèmes qu'y convoque sans cesse la représentation des paysages ─ l'obscurité, la densité, le déchirement, l'assourdissement ─ nous suggèreraient surtout, ce serait l'existence d'un texte sous-jacent, toujours à déchiffrer. Et les images, les symboles et les métaphores naturels qu'évoque à foison l'écriture gracquienne nous persuaderaient de l'existence d'un

mystère dont la clé n'est jamais que suggérée par des orbes grandioses, orbes qui font augmenter la tension dans tout le roman ─ parfois même, dirions-nous, jusqu'à son extrême limite.

Plus encore, nous irions jusqu'à avancer que les panoramas gracquiens sont comme un appel à la mort, encrypté; comme la mort qu’Allan dissimule sous sa « toilette de bal » (BT- 205) ─ et qu'il exhibe à la fois, fièrement, telle une fleur à sa boutonnière256 (BT-204). Comme

nous le savons, dès les premiers jours de l'été, les flots affichent un aspect des plus funestes avec leurs airs voilés d’approche de tempête. Dès lors, la « hâte inépuisable de la mer à l'arrière-plan » (BT-17) devient exhortation « impitoyable », cri de « foule cruelle d'amphithéâtre qui hurle monotonement » (BT-129) lors d'un combat antique (BT-58) et qui annonce la mort; « rumeur d'émeute » (BT-12), « rumeur [...] harcelante » (BT-229-230) qui immanquablement frappe l'ouïe et qui vient supplicier les personnages du roman. Comme si une langue secrète, un texte magique, un bruissement de forêt, émanait de l'espace.

La correspondance

Presque démesurée, la multiplication d'adverbes et d'adjectifs comme brusque, tout à

coup, soudain257 nous pousse aussi à penser qu'une singulière signalétique sous-tend tout le

texte d'Un beau ténébreux. Et celle-ci ne nous oblige que davantage à considérer la puissante force de suggestion de cette autre dérive qu'est la description pour Gracq. Car, comme le dit l'auteur :

En littérature, toute description est chemin (qui peut ne mener nulle part), chemin qu'on descend, mais qu'on ne remonte jamais; toute description vraie est une dérive qui ne renvoie à son point initial qu'à la manière dont un ruisseau renvoie à sa source : en lui tournant le dos et en se fiant [...] à sa seule vérité intime qui est l'éveil d'une dynamique naturellement excentrée. [...] La description, c'est le monde qui ouvre ses chemins, qui devient chemin, où déjà quelqu'un marche ou va marcher. [...] Ayant toujours partie liée en profondeur avec les préliminaires d'une dramaturgie, la description tend non pas vers un dévoilement quiétiste de l'objet, mais vers le battement de cœur préparé d'un lever de rideau. (ELEE-564-565)

Qui plus est, l'utilisation symptomatique de ces locutions adverbiales ou adjectivales nous semble participer, sur le plan stylistique, de l'économie même de l'écriture gracquienne. Elles

256 Comme nous l'avons déjà mentionné dans la première partie de cette étude, le parallélisme est lui-même renforcé par le texte qui renvoie, tout en l'interprétant, au poème « Baigneuse du clair au sombre » de

Capitale de la douleur : « “ Dormir dans la mer ”, comme le dit Éluard. “ Dormir dans la mort? ” » (BT-57) Il

y aurait tout lieu de sonder plus attentivement l'intérêt que porta Gracq à ce recueil tant sont nombreux les échos, thématiques et stylistiques, qui résonnent entre celui-ci et Un beau ténébreux.

257 Fait intrigant en soi, la relance de cet adverbe constitue également un renvoi répétitif à l'aphorisme « [le] diabolique c'est le soudain » (BT-160), soi-disant emprunté par Gérard à on ne sait quel philosophe.

reflètent son fonctionnement par renforcement progressif de la montée dramatique ou de l'écoulement. Elles exercent une « pression cumulative » et traduisent cette autre poussée « que vien[nent] exercer sur les dernières scènes d'un roman [...] [les] secrets processus de capitalisation [...] contribu[a]nt [...] à son enrichissement » (ELEE-608). Car la prolifération de ces mots nous paraît soutenir la constante, et graduelle, mise en scène d'un qui-vive opérée par l'intrigue, par la fiction. La dispersion effrénée de ces termes ne s'avère alors contribuer que davantage à l'incessante amplification du sentiment d'inquiétante étrangeté258 qui découle du

récit. D'autant que, désignant une rupture ou un surgissement, une précipitation, les précédents adverbes mettent vraisemblablement en relief, par accumulation, l'augmentation perpétuelle d'une tension qui meut le texte comme intrinsèquement. Ils dévoilent, par là, en creux toute la vulnérabilité, toute l'indétermination auxquels sont livrés les personnages, flottement également symbolisé dans le roman par les thèmes récurrents de l'embrun, de la brume, du brouillard. Enfin, ces quelques vocables-signaux ne sont-ils pas liés, chez Gracq, à la perspective d'une perturbation, voire d'un cataclysme? Ne renvoient-ils pas, par ricochet, à l’idée de la mort, dont on devine, tout au long du récit, qu'elle est l'aboutissement du parcours emprunté par les personnages? En soulignant, comme plusieurs autres signes, l'imminence d'un foudroiement, en en traduisant, même, la réalisation, ne reflètent-ils pas à la fois le caractère, fulgurant et violent, de la destruction et de la catastrophe? Les propos de Gérard eux-mêmes en attestent : il sent, « tout à coup259 », un matin, « au plein cœur de l’été, comme au cœur du fruit la piqûre du ver

dont il mourra, la présence miraculeuse de l’automne », « l'espace soudain sensible » (BT-106). Entre autres parallèles établis entre les personnages et les paysages dans Un beau

ténébreux, un passage ─ exemplaire de la transformation simultanée qui anime le temps,

l'espace et les figures humaines du roman ─ témoigne spécialement de cette fulgurance. Exposant la concordance mise en place entre deux manifestations, tout autant subites qu'insolites, de renversements, météorologiques et humains, une forme d'ubiquité s'y établit entre un malaise relationnel ─ gagnant progressivement l'interaction de Jacques et de Gérard lors d'une rencontre ayant lieu entre les deux personnages ─ et une perturbation du climat ainsi que du décor environnant. Cette coïncidence semble alors correspondre à une métamorphose,

258 Engendrant comme un profond décalage entre l’absence d’événements qui particularise la fiction et l’inquiétude, ou l'attente, que manifestent ses personnages, cette prolifération adverbiale n'accroît que davantage l'effet de tension qui découle de certaines descriptions du récit. L'expression de brusques changements agissant, dans le texte, à titre de signaux, de révélateurs nous paraît, dès lors, à même de communiquer un trouble au lecteur du roman.

semblable en tous points à celles que Gracq qualifie de « changement[s] à vue260 ». Après s'être ébroués « à grands rires [...] et avec force claques dans le dos » (BT-37) au bain de mer matinal, après avoir partagé leurs premières cigarettes « comme on se passe le calumet de paix » (BT- 37), Jacques et Gérard entament une conversation, banale, mais dont le sujet, Christel, leur tient grandement « à cœur » (BT-37). Leur discussion s'« échauff[e] » (BT-41) donc vivement. Elle tourne même vite au duel. Parallèlement, la simple plage « à la gentillesse passagère de dix heures » (BT-36), celle où se tiennent les deux nageurs, devient brusquement « vide», « lugubre, froide » (BT-39), dénuée, vidée d'un seul coup de ses airs de « Montparnasse bon enfant mêlé à la gouaille matinale261 » (BT-36). Tandis que les propos tenus par les deux vacanciers tiennent de plus en plus de la joute verbale, alors même que leurs esprits s'enflamment et que leurs mots heurtent de plus en plus la sensibilité de leur adversaire, le temps, le ciel au-dessus des deux hommes, se couvre à une vitesse inexplicable. La plage se déserte subitement, la mer s'assombrit soudainement. Une citation du journal de Gérard laisse alors présumer de cette interdépendance, insondable, qui semble lier, sur le coup, les deux estivants à leur environnement :

Nous nous arrêtâmes. Jacques me regarda d'un air singulier. Le paysage s'éteignait dans la grisaille d'un nuage brusque. [...] Quelle étrange tournure le colloque avait pris en quelques instants, sans raison apparente. J'eus le sentiment très net d'un de ces déraillements du rêve où l'on franchit insouciant une porte accueillante − et tout à coup, derrière, s'étend à perte de vue un paysage glacé, insolite, une campagne de peste et de cauchemar, sous une lumière triste. (BT-38-39)

Enfin, une fois de plus à la lumière de ce passage, l'on peut être assuré que les descriptions paysagères gracquiennes obéissent à certains principes, aussi bien stylistiques que thématiques, propres à l'art de réconcilier les contraires. Ainsi, d'édéniques et d'amènes qu'ils étaient, de légers et d'insignifiants, c'est aussi promptement que les paysages procurent des visions graves, dramatiques, inhospitalières, presque infernales, toujours par le biais d'une étrange dérive.

Les symétries associant les personnages et l'espace sont innombrables dans Un beau

ténébreux. À ce point qu'actants et paysages y sont parfois même caractérisés par les mêmes

260 Gracq emploie cette expression qui lui est chère ─ l'écrivain y recourt aussi souvent dans ses fragments, notamment dans ceux composant le recueil Carnets du grand chemin ─ dans Un beau ténébreux (BT-66). Par ailleurs, un extrait de ces Carnets rapportant les souvenirs d'une campagne militaire nous donne à penser que le changement à vue possède, pour l'écrivain, un caractère foncièrement onirique : « À gauche, la route [...] dominait un pays bas où l'œil ne saisissait aucune ligne, aucun objet discernable, mais d'où montait une faible haleine mouillée qui parlait de la mer. La solitude brusque, le silence sans fond faisaient penser aux

changements à vue du rêve, où une porte qu'on pousse se change en tapis volant, donne instantanément sur un autre climat, une autre contrée, une autre époque. » (CGC-1016)

261 Remarquons, encore une fois, combien ces deux expressions trahissent l'aspect initialement cliché du cadre spatio-temporel de la fiction.

attributs, à l'aide du même vocabulaire, des mêmes images. À preuve, dès le jour suivant le débat incongru survenu sur la plage entre Jacques et Gérard, ce dernier écrit : « Je me suis senti aujourd'hui singulièrement déprimé, tout isolé dans cette petite ville oisive où je ne connais personne et où je n'ai que faire, où j'ai échoué par pur désœuvrement. » (BT-42) Or, est-ce un hasard si quelques heures après avoir consigné ces mots, Gérard sort se promener par-delà le phare de la plage, là où, loin de toute vie, « s'étend [...] un paysage complètement nu, [...] tout tressaillant du tonnerre de grands rouleaux de vagues sur le sable désœuvré » (BT-42)? En fait, tout se passe souvent, dans le roman gracquien, comme si les personnages étaient liés à l'espace aussi bien par métaphore que par métonymie262. Dès leur rencontre, Gérard perçoit, par exemple, Henri comme un être « nuageux » (BT-32) et « désorbité » (BT-59); Allan, comme un individu « volcanique » (BT-46), « mal dissocié de l'entrelacement primordial des branches » (BT-56), pareil à une « brume insolite de grand large » (BT-65) ou à un « aérolithe » (BT-184) et Dolorès se présente au scripteur « plus belle que le jour, de cette beauté [...] perpétuellement comme vacillante à la cime d’une falaise » (BT-54). Ainsi, outre les figures de style servant à