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Si elle est intimement liée à la représentation d’idéaux intellectuels et culturels divergents, la description des personnages d’Un beau ténébreux en appelle aussi, plus simplement, à des clichés mondains, à des stéréotypes qui paraissent plus triviaux. Ceux-ci peuvent même paraître commandés par le contexte fictionnel du récit : le temps des vacances,

66 Voir Jean Cassou, « Kleist et le somnambulisme tragique », dans Le romantisme allemand, études publiées sous la direction d'Albert Béguin, Paris, Bibliothèque 10/18, 1966, p. 344-353.

67 Julien Gracq, « Tout ce qui fait aigrette au bout de mes doigts », dans André Breton (1948), loc. cit., p. 426, cité par Bernhild Boie (NO-1170).

des délassements saisonniers et des plaisirs banals. Or, voilà qui engendre comme un puissant décalage entre deux univers symboliques, mis conjointement en perspective par l’œuvre gracquienne. Ainsi, la « bande straight », d’abord liée par ses affinités culturelles dans une sorte d’esprit de camaraderie où l’on s’échange les mots d’esprit aussi aisément que des cigares, prétendra, d’autre part, à la célébration et au divertissement, plus ou moins prescrits par le cadre de la fiction. De sorte que casino, échecs, parties de golf, de tennis, bains de mer, promenades à la plage, excursion au clair de lune, théâtre, opéra, cinéma, bal masqué seront également à l’honneur dans Un beau ténébreux. De cette recherche des distractions, presque inextricable du contexte des vacances, Irène, la femme d'Henri Maurevert, est sans doute l’emblème le plus saisissant. Irène, la séductrice, l’« entremetteuse naïve » (BT-88), entièrement « dépersonnalisé[e] par son sexe » (BT-34), apparaît en effet comme la femme faite chair et la chair faite femme, perfide, sensuelle, frivole, pleine, « voluptueuse » (BT-33), attaquant « chaque jour de sa vie avec une bonne grâce carnassière » (BT-32).

Irène, contrairement à plusieurs autres personnages du roman, appartient à la race de ceux qui, face à la souffrance, au doute, à la déstabilisation, se lancent dans une « frénésie de danse, de sport, de fièvre mondaine » (BT-111) ─ tout pour éviter absolument quelque indice que ce soit de l'approche imminente de la mort (BT-104) ─ « comme un cheval de sang chez qui la blessure se traduit d’abord par un furieux galop de charge » (BT-111). Ainsi, comme l'écrit le diariste avec force dérision, « [d]evant le cercle de feu de la Walkyrie, [Irène est] de celles qui penseraient tout uniment qu'en somme il s'agit seulement de retrousser sa robe, et de sauter vite » (BT-88). Négatrice du scandale, du malheur, du mystère, profondément dédaigneuse de la cérébralité, de l'intellect (BT-34), elle demeure prête à tout pour sauver les apparences, pour mettre un terme à tout ce qui dérange l’ordre le plus superficiel et admis de la vie. Mais « [elle] ne sait pas, elle ne sent pas qu'un certain style à l'emporte-pièce, la dure frappe impitoyable [...] de profil de médaille, la singularité un peu grosse, aveuglante, qui dompte et méduse la masse, n'éloigne que les demis-délicats » (BT-161), tel que le dit toujours le scripteur. Elle se rebiffe à l'idée que lui « soient désignés par ce signe indubitable, ce reflet de prodige [...] devant lequel quelque chose de plus obscur que la raison universellement défaille et capitule, les êtres qu'il nous est réservé d'évaluer à une toute autre mesure que celle du bon goût » (BT-161). Voilà qui explique qu’à l’inverse de Christel, Irène répugne tant à adhérer au discours et au merveilleux entourant l’arrivée de l’énigmatique Allan, à l'admirer. Au contraire, elle tente plutôt de convaincre Gérard qu'il serait « humiliant pour Christel de

tomber amoureuse comme une midinette » de celui qu'elle appelle un « bellâtre vulgaire » (BT- 161). Plus encore, bien qu'elle ne soit pas sans semer la zizanie, à coups de machinations et d'insinuations incessantes, il paraît qu'Irène ignore « toute espèce de différend avec la vie » (BT-33); d’un bout à l’autre du roman, elle semble même incarner, non sans une obstination fanatique frisant parfois l’hystérie, le refus de tout ce qui ne correspond pas platement, de la manière la plus évidente, à ce qu’elle nomme « la vie réelle » (BT-104). Elle s'oppose profondément en cela à Allan, qui nous renvoie plutôt aux mots « la vraie vie est absente68 » de

Rimbaud. La métaphore politique de la « résistance » (BT-131), utilisée par Gérard pour désigner l'épouse d'Henri non sans ironie et avec ─ sur un autre plan ─ une autoréflexivité conférant au journal une tonalité quasi métalittéraire, nous paraît refléter à elle seule cette obstination : « Quelquefois, obéissant à ce goût de la transposition plaisante qui ne se sépare jamais chez moi d'une teinte bien excusable de pédantisme, je baptise Henri et Christel le parti

du mouvement, Irène le parti de la résistance. Allan, ce sont les Trois Glorieuses. » (BT-130-

131)

Référant à la Révolution de Juillet (1830), cette image permet d'évaluer, comme le dit Boie, la « constellation des personnages » (NO-1202) gravitant autour d'Allan en termes de types. Ceux-ci sont alors proprement représentés par le mouvement de la rébellion, assimilée aux deux premiers personnages; par l'opposition, qui prône une espèce de conservatisme ou de

statu quo dont Irène est l'emblème; et par « le principe révolutionnaire » (NO-1202), tel que le

nomme la même auteure, ou par l'insurrection, qui est personnifiée par le protagoniste. En plus de souligner la théâtralité, à la fois parodique et tragique, des événements se jouant entre les divers actants de la fiction, tel le remarque la même critique (NO-1202), cet appel à la métaphore politique et historique révèle, encore une fois, le fonctionnement du texte par stéréotypes. De fait, l'image dénote combien le monde d’Un beau ténébreux est polarisé. D'une part, les vecteurs de la révolte et de l'adhésion y sont représentés par les êtres qui ne résistent ni au mystère ni à l'appel d'une révélation; de l'autre, le conformisme et la sécession y sont incarnés par Jacques à qui les ailes font défaut, puis par Irène, qui succombe au charisme tapageur de ce dernier, qui refuse de saisir ─ aussi peu que ce soit ─ de l'« événement [...] sa chance à jamais singulière d'envol » (BT-131). Ou encore, d’un côté, les hommes comme Allan, voire Jacques s’élèvent ─ bien que parfois illusoirement ─ par leurs prouesses, physiques, matérielles ou intellectuelles; et, de l'autre, les femmes, Christel, Irène, mais aussi

Dolorès, constituent autant de facettes, de variantes ou de déclinaisons, d’un archétype. Du coup, c’est essentiellement par opposition aux portraits des autres personnages féminins dressés par le roman que sont éclairées toute la démesure et la facticité des artifices dont découle fondamentalement le caractère d’Irène. Elle diffère profondément de Christel, par exemple, qui aime la nuit « au point de ne pouvoir se tenir en repos dans [sa] chambre » (BT-97); qui est « destinée », croit-elle, « à saccager [sa] vie » (BT-29), se « souci[ant] trop peu de ce qui ne compte pas », « rejet[ant] le néant au néant » avec tout ce qui est « vide » (BT-29); qui fait l’éloge du théâtre en glorifiant ses transports (BT-27-28). En effet, à l'inverse d'Irène, l'héroïne

rêve de « flotter endormie [...] au-dessus des espaces d'ennui qu'on traverse à vivre »,

connaissant « tous ces moments où la pensée ne vous quitte jamais qu'on pourrait être ailleurs » (BT-29); plutôt que l’appétit, l'embrasement et le positivisme provoqués, sans pudeur, par l'épouse d'Henri, la « vulnérable », la « tendre », la « romanesque » et profonde « jeune fille » (BT-187) suscite « l'imagination » (BT-34); aussi mystérieuse et délicate soit-elle, elle provoque « la rêverie » (BT-34). Et c'est en ce sens que la voyageuse paraît représenter un tout autre idéal qu'Irène, parfait, intouchable. Plus encore, elle correspond, en cela, à un tout autre archétype. Comme en témoigne cet extrait du journal de Gérard : « Christel est une princesse. Sa présence, son geste, sa parole à chaque instant balaient l’équivoque. […] Même à minuit, seule avec un homme au fond de cette obscurité dépeuplée, elle est gardée davantage que dans un salon au milieu de vingt personnes. » (BT-20)

De plus, la différenciation des deux personnages féminins est d'autant plus flagrante qu'elle s'articule régulièrement, dans le roman gracquien, au concept de race. Celui-ci permet, dès lors, d'établir une distinction, plus que générale, entre deux caractères typiquement antagonistes, soulignée par une confrontation constante, presque manichéenne, de clichés. Alors qu'aux yeux du diariste Christel est « de cette race qu'on ne saurait interrompre » (BT- 23), Irène appartient à la « race [...] des Thomas pour qui les stigmates mêmes ne seraient jamais que l'occasion de conseiller une compresse d'huile » (BT-131). La femme d'Henri Maurevert le réclame en quelque sorte elle-même lorsqu'elle tente de se distinguer de la jeune rêveuse devant son époux : « Non, je ne suis pas de cette race! [...] Non, je n'en serai jamais! Je ne veux pas en être. » (BT-228) Pareille généralisation est également à l'œuvre dans le passage du roman où Gérard se sert de la métaphore politique, et historique, tantôt signalée pour désigner ses congénères.

Ainsi, à travers les deux personnages d'Irène et de Christel s'opposent deux représentations complètement opposées du jeu de la séduction. L'une, violente, charnelle, directe, lourde, presque animale et fortement sexualisée (BT-32), s'adresse directement aux sens; elle incarne une sensualité profane dont la représentation procède souvent du cliché et renvoie, parfois directement, à un érotisme presque subversif. L'autre, subtile, délicate, légère, chaste, mystérieuse, énigmatique, éveille l'imaginaire et suscite vivement l'émotion (BT-34, 93); elle évoque, par là, une pureté presque sacrée, voire religieuse, qui renvoie à un idéal de l'esprit plutôt qu'à une perfection physique. Conséquemment, le personnage de Christel correspond, presque parfaitement, à l'archétype et au symbole surréaliste de la femme-enfant69. La jeunesse est, d'ailleurs, maintes fois convoquée pour décrire l'héroïne. Aussi plusieurs personnages, et Gérard à plus forte raison, insistent-ils sur cette qualité pour désigner la jeune femme, fascinés par la « force de suggestion » de cet « être si jeune » (BT-38). À l'opposé, le personnage d'Irène n'est pas sans suggérer, par certains côtés, l'hystérie et la luxure70, deux valeurs qui sont chères, selon Pascaline Mourier-Casile, au Modern Style fin de siècle et aux écrivains rassemblés autour de Breton. Interpellant une antithèse qui confronte dans le roman l'« Amour sacré » et l' « Amour profane » (BT-27), ce clivage archétypal est accentué, d'autre part, par la dénomination respective des deux personnages. En effet, en vertu du radical de son prénom, l'on peut certes associer Christel à l'univers christique. Sans compter que ce dernier est aussi symbolisé, dans Un beau ténébreux, par la petite croix d'or que porte au cou la jeune femme (BT-22, 200). Or, selon Boie, ce pendentif rappelle aussi l'attribut symbolique fièrement porté par Atala. D'autant que la référence à l'œuvre de Chateaubriand est renforcée par l'octroi du titre de « vierge des premières amours » (BT-249) à Christel, qui accentue également l'association du personnage gracquien avec la piété et la thématique religieuse (NO-1190,

69 Cette correspondance peut aussi rapprocher Christel d'un emblème aux sources mythologiques et celui-ci est fréquemment évoqué dans l'œuvre de Breton. Cet autre idéal, c'est celui de la « femme-fée », de la « médiatrice » : Mélusine. Incarnant, selon Gracq, l'éternel féminin chez le surréaliste, la « femme

naturellement fée » reflète aussi un rêve : celui « de félicité réconciliatrice et édénique », d'« accord parfait »

liant l'homme et le monde. Julien Gracq, « Spectre du “ Poisson soluble ” », dans Préférences (1961), dans

Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 912-913. À propos de la femme-enfant, Susanne Dettmar-Wrana écrit

aussi qu'elle « réunit en elle un mélange perturbant d'innocence et d'érotisme sublimé ». Aussi pour la critique, cette figure symbolique est-elle « dotée d'un regard neuf sur le monde ». Et l'auteure poursuit : « Dans Arcane

17 [André Breton, 1944], la femme-enfant réunit en elle des traits énigmatiques et de voyante, de pureté et de

candeur; elle est transparente, figure de lumière − le poète voit le monde à travers ses yeux. Par sa fraîcheur, elle est liée aux origines [...]; en elle s'incarne le mythe de la jeunesse éternelle [...]. » Susanne Dettmar- Wrana, « Julien Gracq et la réception du romantisme allemand », thèse de doctorat en littérature française, Paris, Université Paris IV-Sorbonne, 2000, f. 72.

70 Pascaline Mourier-Casile, De la chimère à la merveille, Lausanne, L'Âge d'homme (Bibliothèque Mélusine), 1986, p. 102-104.

1209). Comme l'héroïne éponyme du texte de Chateaubriand, Christel est, d'ailleurs, pleine d'une dévotion sans borne à l'égard du protagoniste ainsi que d'un dévouement complet face à une quête qui ourdit le roman71. Enfin ─ bien qu'en ces termes, la comparaison puisse sembler

plus abstruse ─, la blancheur de son corps et celle de ses habits contribuent, en outre, à assortir Christel au Sauveur (BT-22, 247), si ce n'est qu'en regard de peintures et d'iconographies canoniques72. De ce point de vue, la paronymie existant entre le mot cristal et le prénom

Christel renforce l'attribution des principes de clarté, de pureté, de transparence, voire de force

au personnage. Mais, cette presqu'homographie n'est pas sans suggérer non plus une autre affiliation : celle de l'héroïne gracquienne aux symboles aquatiques. De même, la figure mythologique de la nymphe, ou de la sirène, peut être rapprochée d'Irène en raison de son anthroponyme. Partant, ce parallèle linguistique ne consolide que plus encore l'association du personnage gracquien à la tentation ─ est-il besoin de souligner que cette similitude ne fait que mettre davantage en relief les attributs féminins sans pareils, les pouvoirs sensuels ensorcelants inégalés de la femme d'Henri? Dans cette perspective, Olivier Penot-Lacassagne perçoit, pour sa part, dans l'anthroponyme du personnage une référence au « Con d'Irène d'Aragon, qui met en scène “ la femme érotique toute-puissante dans l'exercice de sa sexualité73 ” », débridée,

profane.

Contrairement à ces deux personnages féminins qui occupent une place relativement prépondérante dans le roman gracquien, Dolorès ne fait que des apparitions fort succinctes et fort isolées dans Un beau ténébreux. En effet, malgré une introduction magistrale dans la fiction (BT-51), cette dernière s'en efface rapidement pour n'y resurgir que lors de la péripétie, quasi finale, du bal (BT-195). Pourtant, la compagne d'Allan occupe une espèce de rôle central dans l'histoire racontée en ce qu'elle y représente, de par son absence et son rôle si foncièrement énigmatique, un genre de pôle autour duquel gravite, de manière absolument impénétrable, la tension romanesque. Aussi l'existence de Dolorès est-elle sans cesse suggérée dans le roman par la présence du héros, arrivé à l'auberge avec l'inconnue qui, dès lors, éblouit Gérard jusqu'à

71 Plus peut-être qu'aucun autre personnage du roman, Christel semble faire preuve d'une foi inébranlable en un absolu. Aussi déclare-t-elle à Gérard : « Je ne crois guère qu'on puisse aider sa chance. Je suis calviniste là-dessus. » (BT-30) Remarquons, au passage, que ce commentaire illustre l'importance que revêt le thème de la prédestination dans le roman gracquien.

72 On pense, par exemple, à la Transfiguration de Raphaël. Raffaello Sanzio, Trasfigurazione, 1516-1520, Pinacothèque des Musées du Vatican, Rome.

73 Julia Kristeva, Sens et non sens de la révolte, Paris, Le livre de poche (Biblio Essais), 1999, p. 212, cité par Olivier Penot-Lacassagne, « Julien Gracq, l'impossible féminin », dans Henri Béhar [dir.], Mélusine 23.

lui couper le souffle (BT-51). À la fois essentielle au déroulement de la fiction et absente, la visiteuse y occupe plutôt la place de la femme fatale : elle est « belle comme en songe », « vacillante » (BT-51). À ce point qu'elle provoque la souffrance, la fatalité. Signifiant douleurs en espagnol, son prénom, fort éloquent, en témoigne lui aussi. Il renvoie, en outre, à l'expression Nuestra Señora de los Dolores, ou encore, selon Amossy, à Dolorida, personnage éponyme du poème de Vigny (JAL-106). Selon Dominique Maingueneau, la figure ─ dominante dans la production culturelle européenne, et ce, de 1870 jusqu'à la Première Guerre mondiale ─ de la femme fatale en appelle, elle aussi, de mythes esthétiques typiquement fin de siècle. D'après le critique, elle serait, de plus, l'une des manifestations symboliques les plus marquantes de la paratopie, ou de l'idéal, du créateur tout-puissant à cette époque : « L'âge de la femme fatale [...] est aussi l'âge de l'artiste roi. [...][La] figure de la femme fatale participe en effet d'une “ mythologie esthétique ”. Une mythologie parce qu'il s'agit de récits qui traitent des fondements, de ce qui définit comme tels hommes et femmes; une mythologie esthétique, car les œuvres qui lui donnent vie réfléchissent les conditions de toute création, dramatisent d'un même mouvement l'affrontement entre les sexes et leur propre genèse74. » Partant de cette

hypothèse et acceptant la définition de Barthes selon laquelle la mise en place des mythologies présuppose l'existence d'une doxa, d'un figement75, l'on peut sans doute statuer que Dolorès

n'incarne dans la fiction gracquienne qu'un archétype supplémentaire de la féminité. D'ailleurs, un dernier fait, marquant tout autant qu'intrigant, corrobore cette hypothèse. Car les trois personnages féminins d'Un beau ténébreux portent également des noms de figures mythologiques ou religieuses, ce qui ne dénote que davantage le fort symbolisme de la représentation gracquienne. D'autant plus que ces éventuels renvois nous semblent bien moins constituer, dans le texte, des marques d'identification des personnages que des éléments participant de la saturation métaphorique et du brouillage référentiel agissant dans le roman par déréalisation ─ nous y reviendrons. Ainsi, le prénom d'Irène rappelle celui d'Eiréné, fille de Zeus et de Thémis, mais il peut aussi interpeller le souvenir de Sainte Irène; l'anthroponyme

Dolorès peut faire songer au surnom de la Vierge Marie, Mater Dolorosa; et Christel fait

penser au Christ aussi bien qu'à Sainte Christelle.

74 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 100.

La problématisation

Participant, entre autres, au système d'oppositions entre l'adhésion au mystère et la trivialité, entre la fascination et la dénégation, entre le consentement et la raillerie, entre l’épaisseur nocturne et un constant effort de simplification traversant tout le roman, le couple symbolique formé par Irène et par Jacques apparaît lui aussi comme un archétype. C’est celui d’une recherche effrénée, superficielle et peu scrupuleuse du plaisir et de la légèreté, conjuguée à un besoin absolu soit de se démarquer en satisfaisant aux impératifs du goût du jour et de l’excellence, soit de respecter la convenance en se pliant aux exigences de la raison et du sens commun; c'est, en somme, l'envers de Gérard, de Christel et d’Henri qui, eux, affichent une propension plus grande à adhérer au sacré, au symbolique et à l’inouï. Après tout, le jeune coq, n'est-il pas, face à la séductrice, en proie à « un désir sans nuances, sauvegardé seulement de la vulgarité par la touche noble de sa matité somptueuse » (BT-213)? Sa complice, elle, n'apparaît-elle pas ultimement comme « la femme, avec tous les appétits, les besoins, les œillères de son sexe » (BT-34)? Ainsi, ce n'est sans doute pas le fruit du hasard si Jacques et Irène opèrent dans le roman une double trahison : trahison du code éthique ainsi qu'esthétique implicitement attribué au groupe formé par leurs pairs, puis trahison des liens conjugaux unissant depuis peu Irène et Henri. Un autre exemple attestant de cette polarisation, de cette

dualisation auxquelles semble donner lieu l'écriture d'Un beau ténébreux reste l'effet de spécularité inversée appliqué à la description des deux personnages de chefs, de meneurs du

récit, Allan, le tout-puissant, s'opposant à Jacques qui est grotesquement supplanté, défait, anéanti par le premier. Confrontation ou confusion, la rencontre sans cesse modulée et filée d'Eros et de Thanatos, autre cliché traversant le roman, permet elle aussi fort bien de prendre toute la mesure de la dualité qui caractérise ou détermine la prose gracquienne.

Dans son texte au ton pamphlétaire « Pourquoi la littérature respire mal76 », publié chez José Corti en 1961 au sein d'un recueil d’essais intitulé Préférences, Gracq propose un