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Si l'usage fait par Gracq de divers lieux communs peut sembler converger vers l'inscription parodique, voire caricaturale de l'action dans le contexte des oisifs élégants des Années folles, pour le caractériser comme Boie, les vacanciers mis en scène par Un beau

ténébreux semblent surtout constituer, selon l’expression de l’un d’eux, une « troupe de jeunes

sportifs, grands danseurs, grands nageurs et grands joueurs de tennis » (BT-55) auxquels une prédilection commune, presque imposée par les circonstances, à élire, au départ du roman, un

37 Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris Nathan (128), 1997, p. 57-66.

38 Michael Riffaterre, La production du texte, Paris, Seuil (Poétique), 1979, p. 13. 39 Claude Bremond, Logique du récit, Paris, Seuil (Poétique), 1973, p. 331.

40 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Roland Barthes et al., Poétique du

chef de bande tel que Jacques, un jeune homme dit cultivé, extravagant et séducteur, confère déjà un caractère typique. En effet, le choix de promouvoir au rang de meneur de foule celui que l'on nomme, au commencement du récit, le « poète » (BT-23) de l’hôtel, ce dernier étalant un goût marqué, exclusif, presque excessif, pour le jazz et la poésie modernes, ne reflète-t-il pas ─ en l'exagérant parfois même à l'excès, jusqu'à le contrefaire ─ un idéal culturel que nous pourrions associer à l'élite de la jeune génération de l'entre-deux-guerres : celui d’une petite

bourgeoisie, moins cultivée que bien-pensante, qui essaie de se distinguer, de se hisser au-

dessus de la masse par les marques du bon goût, du goût du jour41?

Or, c'est également à un idéal, voire à un type culturel, mais tout autre, que renvoient les nombreux entretiens rapportés par Gérard dans son journal où fusent de partout citations et allusions à la littérature comme autant de mots de passe, de codes, permettant aux membres de la horde d’accéder, au moyen d’une culture partagée, à une complicité tacite, particulière. Par exemple, ce seront des conversations sur Rimbaud qui serviront d’abord à rapprocher Henri et le diariste (BT-32). Éclairant aussi à plusieurs reprises, la connivence intellectuelle liant entre eux ce dernier et Allan, le poète symboliste semble d’ailleurs détenir, au tout début du récit, une fonction médiatrice : quasi celle d'un sésame qu’il est tout à fait de bon ton d'employer lors des conversations. D'où sans doute qu'après avoir affirmé avoir eu de longues discussions avec Henri au sujet du poète, Gérard écrive dans son journal : « curieux de noter avec quel succès ce littérateur ─ je m'expliquerai si l'on veut sur le mot ─ a pu jouer à notre époque le rôle de passe-partout42 [...] qu'il aurait bien ri de se voir prédire » (BT-32). Ruth Amossy voit,

41 Dans Carnets du grand chemin, Gracq ne qualifie-t-il pas lui-même l'entre-deux-guerres, non sans une pointe d'ironie, de « paradis élitiste des enfances bourgeoises, et même petites bourgeoises »? L'auteur n'écrit- il pas, sur un ton parodique, en pastichant Talleyrand : « Celui qui n'a pas vécu dans l'entre-deux-guerres n'a pas connu la douceur de vivre »? L'écrivain n'ajoute-t-il pas à cela, à la lumière de souvenirs que l'on dirait

personnels que la « condition » des lycées, des étudiants et des jeunes de l'époque « ne se détachait pas sur un

grouillement menaçant et revendicant d'exclus, mais plutôt sur un très ancien fragment de nature sociale, aux dépens duquel il faisait bon vivre, et dont on ne songeait pas à s'enquérir des desiderata » ? Plus encore, Gracq poursuit ainsi : « Là réside sans doute ─ il faut l'avouer avec cruauté et c'est le sens du mot de

Talleyrand ─ l'aiguillon du bonheur social exquis : dans l'appartenance, déjà savourée et encore innocente, à une minorité de happy few, au temps finissant où la masse des rejetés n'est pas perçue encore comme une menace et comme un jugement, mais seulement comme un paysage. » Julien Gracq, Carnets du grand

chemin, dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 1047-1048. Désormais, les renvois à cette édition seront

signalés, dans le corps du texte, par la mention CGC- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent. 42 Bien que l'usage du terme passe-partout, puis du mot littérateur ─ mot sur lequel, d'ailleurs, Gérard ne reviendra étrangement jamais ─ puisse ici paraître péjoratif, le rôle joué par la figure de Rimbaud dans Un

beau ténébreux n'en doit sembler en aucun cas amoindri ni, du reste, dans l'ensemble de l'œuvre gracquien.

D'autant que nous ne sommes pas sans connaître l'admiration particulière que réserve Gracq à celui qu'il appelle, par opposition aux traqueurs littéraires, un « oiseleur » de mots justes. Julien Gracq, Lettrines (1967), dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 155. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la mention LE- suivie du numéro de la page auquel ils correspondent. À la rigueur, l'on

d'ailleurs, en Rimbaud un modèle à partir duquel aurait été forgée, avec force interprétation, la figure d'Allan; l'auteure perçoit même là l'un des plus frappants exemples d'identification du héros gracquien à des figures littéraires préexistantes (JAL-141). Aussi le poète et ses textes représentent-ils, pour certains personnages d'Un beau ténébreux, une constante référence. Gérard mène d'ailleurs sur lui une étude qui sera comme le double de l'enquête qu'il tentera de conduire, tout au long du récit, sur Allan, en « fix[ant] des vertiges43 » (BT-123), comme le

consigne lui-même le scripteur. De là que les réflexions du diariste-narrateur sur les mystères qui entourent les vacanciers de l'Hôtel des Vagues fassent si souvent écho à l'œuvre de Rimbaud. À la lumière de ce qu'il observe autour de lui dans cette auberge de villégiature, Gérard écrit donc : « [...] il me semblait que je distinguais parfaitement à quel ténébreux lacis de rumeurs, à quelle connivence avec le pire des parfums terrestres [...] étaient dus quelques- uns des poèmes des Illuminations » (BT-21). Trop ambitieuse pour être menée ici avec exhaustivité, si ce n'était que sur les simples plans thématique ou lexical, mais d'une trop grande importance pour ne pas être évoquée, une recension des nombreuses équivalences entre le texte gracquien et les poèmes d'Une saison en enfer ou des Illuminations ne tarderait sans doute pas non plus à nous convaincre de l'accointance d'Un beau ténébreux avec les œuvres rimbaldiennes. D'autant que, tout au long du roman, Rimbaud servira d’« intermédiaire des chercheurs et des curieux44 » (BT-32), tant aux experts, comme Gérard, Henri ou Allan, qu’aux jeunes originaux.

Donc, quoique sa description semble contrefaire un certain idéal de grandeur ou de supériorité et bien que le personnage apparaisse temporairement comme la personnification du succès intellectuel, Jacques en deviendra bien vite le repoussoir. Car, d'une part, à les comparer avec ceux de Gérard, de Christel ou d'Henri, les choix de Jacques en matière de culture paraissent plutôt tenir de l'adhésion à la mode et aux diktats de l'excentricité que de l'érudition ou de la profondeur ─ en fait, le personnage ne semble même détenir aucune sensibilité

véritablement instruite quant à la littérature, du moins jamais n'en fait-il la preuve, de tout le

roman ─; d'autre part, l'ascension de Jacques au rang de meneur de troupe, l'idolâtrie

pourrait percevoir dans la remarque de Gérard la manifestation d'une autoréflexivité, qui soulignerait alors ─ presque explicitement ─ l'omniprésence de la référence au poète dans le deuxième roman gracquien. 43 La formule de Gérard renvoie au poème « L'alchimie du verbe » de Rimbaud. Arthur Rimbaud,

« L'alchimie du verbe », dans Une saison en enfer, dans Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, édition établie par Louis Forestier, Paris, Gallimard (Poésie), 1984, p. 140.

44 À en croire Bernhild Boie, l'emploi de cette formule procède, elle aussi, de l'allusion puisque la locution « L'intermédiaire des chercheurs et des curieux » renvoie au titre d'un bi-mensuel français fondé en 1864 (NO-1192).

momentanée dont il sera l'emblème seront relayées toutes deux par l'arrivée d'Allan au sein des vacanciers. Il y aura, dès lors, pour reprendre les mots de Gérard qui pastiche, fort ironiquement, la formule de Casimir Perrier, « changement dans la personne du souverain » (BT-131). Tout autant spontanée que passagère, l'appréciation éphémère connue par Jacques apparaîtra dès lors, tout comme celui qui l'a inspirée, dans toute sa superficialité. C'est celle-là que révèle, entre autres, la formule qu'emploie Gérard lors de la visite des personnages au château de Roscaër45 pour désigner Jacques : « Certaine finesse d'antenne lui fait défaut, et

soudain, s'il a pu faire jusqu'ici illusion, dans cette atmosphère raréfiée et plus subtile qui au creux de ce vieux château se conjure, les ailes lui manquent, il est précipité. » (BT-94-95) Du coup, la venue du protagoniste contribuera à mettre en relief la charge caricaturale, à la fois railleuse et critique, de l'écriture gracquienne. L'ironie qui, sans conteste, teintait dès l'abord le modèle d'excellence culturelle incarné par Jacques atteindra son paroxysme une fois le héros venu. Car, et là se trouve toute la nuance, les admirateurs réunis autour d'Allan sont réfractaires aux influences. Ils font figure, pour leur part, de défenseurs, ou de chantres, d'une tradition intemporelle, indémodable alors qu'à l'inverse, Jacques incarne l'idéal ─ fort typique ─ d'une modernité tapageuse, voire convenue, parfois même, par trop de légèretés, lourdaude. En témoignent nombre d’extraits du journal de Gérard, et notamment cette remarque : « Jacques est le poète de notre hôtel. Sa chambre est, paraît-il, bourrée d’œuvres ésotériques ─ et les couloirs de la maison retentissent généreusement, entre les disques de jazz-hot46, des cadences

les plus outrageusement contemporaines. » (BT-23)

De plus, cependant qu’il soit littéralement présenté comme étant tout désigné pour devenir le chef de la troupe, et ce, jusqu'à l'arrivée d'Allan, véritable « dieu de la bande “ straight ” » (BT-55), aucune précision proprement distinctive ne peut véritablement nous permettre de situer le personnage de Jacques au-delà des quelques stéréotypes utilisés pour décrire ses performances et sa flamboyance outrancière. Plus encore, tout se passe comme si les détails servant à brosser le portrait de ce dernier convergeaient essentiellement, comme nous avons pu le laisser deviner, vers la parodie. Voilà, du moins, une impression que renforce cet autre commentaire formulé par Gérard : « Au baccara, rencontré à ma grande surprise Jacques, l’air faussement dégagé, qui jouait, ma foi, assez gros jeu. Qu’est-ce donc à la fin que ce

45 Cette visite est, d'ailleurs, l'occasion pour Allan de faire montre de sa splendeur, vivement théâtrale. 46 Autre indice de déréalisation temporelle ─ procédé sur lequel nous reviendrons dans la seconde partie de cette étude ─, cette mention d'un genre musical apparu dans les années trente brouille les pistes et démultiplie les possibilités d'identification du cadre de la fiction. Car celle-ci, comme nous le savons, entremêle autant de références culturelles et historiques paraissant puisées aux contextes des années 1920, 1930 et 1940.

garçon? Est-ce le flirt (impressionnable) de Christel, l’amateur de poésie moderne, le meilleur joueur de tennis de G., ou un jeune dévoyé élégant? Ou plutôt n’est-ce pas simplement l’Adolescent, compliqué à dessein selon les règles connues? » (BT-49) En plus de trahir l’expression d’un certain dédain, pareille caractérisation nous semble ici dévoiler quelques- unes des stratégies stylistiques propres à la prose gracquienne, et plus particulièrement aux descriptions des personnages d'Un beau ténébreux. Ce portrait reflète, entre autres, le constant recours à l'exagération, au stéréotype et au poncif langagier qui mènent, dans le roman, à une espèce d’objectivation, d’idéalisation du personnage, ainsi dénué de toute singularité psychique ou physique. Plusieurs procédés dans l’extrait convoqué ci-haut en sont exemplaires : l'usage des adverbes; la théâtralisation et l’amplification; la surenchère descriptive; le recours à l’antonomase47; ou encore l’augmentation de l’indétermination à travers l’opposition.

Allan

Malgré l’incontestable singularité du protagoniste, la caractérisation d’Allan procède elle-même, à l'image de celle de ses pairs, du cliché langagier ainsi que du poncif, qu’appellent parfois la comparaison, l'antonomase et la métaphore. Par exemple, lorsqu’il parle d’une nuit passée auprès du nouvel arrivant où ce dernier ne cesse, avec son « animalité joyeuse, [sa] grâce de jeune bête lâchée » (BT-62), de tenter d’impressionner le groupe qui l’accompagne par ses prouesses physiques et par ses histoires, Gérard n’écrit-il pas : « c’est bien le jaguar immobile sur sa branche dont parlait Gregory. Visiblement cet être est une provocation, il fascine. » (BT-97) Puis, le diariste ne désigne-t-il pas plus loin le héros comme « un roi de théâtre », « un seigneur, un prince de la vie » (BT-110)? Dolorès et Allan n'incarnent-ils pas, par-devers Gérard, « la grande tragédienne, le champion olympique entrant en scène harnachés glorieusement de leurs attributs symboliques », à ce point qu'on se dit simplement : « la voilà, c'est elle ─ le voilà, c'est lui » (BT-51)? Le protagoniste ne représente-t-il pas tout à la fois, pour Christel, « comme la proximité d'un grand voyage » (BT-165) et, pour le scripteur-

47 Selon Marcel Cressot, l'antonomase consiste à représenter un individu par un nom commun ou par une périphrase, ou encore à se servir d'un nom propre comme d'un substantif. L'expression un don juan en est un exemple. Marcel Cressot, Le style et ses techniques. Précis d’analyse stylistique, édition mise à jour par Laurence James, Paris, Presses universitaires de France, 1983, p. 76. Une conversation partagée par Allan et Gérard offre un bon aperçu de l'affluence de l'antonomase dans Un beau ténébreux ─ après avoir demandé au protagoniste s'il se croyait « à ce point un homme du destin » (BT-193), le narrateur se voit répondre lors de cet entretien : « Je puis être Napoléon là-dessus. » (BT-194) De toutes les figures utilisées par Gracq pour décrire les personnages du roman, l’antonomase reste peut-être la plus révélatrice de cet appel au cliché qu’effectue la prose gracquienne, s’ajoutant aux autres procédés de caractérisation distinctifs de la plume de l'auteur comme la comparaison, la métaphore, la personnification et l'allusion. Et ceux-là servent, ni plus ni moins, à représenter tour à tour, de manière entendue quoique très éloquente, chaque personnage du roman.

narrateur, une forme de « tentation, une épreuve » (BT-130)? Et lorsque, vantant les louanges de son ami, Gregory s’exclame qu’Allan « est un homme, un homme » (BT-47), ne pouvons- nous associer à la répétition les marques d'une stéréotypie et d’une insistance propre à marquer la grandeur du héros? D'ailleurs, la seule lettre adressée à Gérard par Gregory48 pour l'informer

de la visite d'Allan, son ancien collègue de classe, constitue un cas notoire d'application de clichés à la description du protagoniste : ceux-ci s'y reconnaissent par le biais d'une surabondance de métaphores et d'expressions à double entendement, redoublement que le recours à l'italique a vraisemblablement pour fonction d'indiquer comme il le fait, au reste, dans tout le roman. Voyons, à titre d'illustration, comment procède la description d'Allan par son camarade de longue date :

Ses exaltations enfantines furent donc marquées dès le début par quelque chose de singulièrement lucide. Peut-être n'a-t-il jamais rêvé avec cette opacité de vrai sommeil [...]. [N]ous le sentions ainsi bouger, vivre [...]. Allan « brûlait sa vie par les deux bouts ». [...] Dans cette tragédie de l'époque enfantine [...], il devinait déjà très clairement le dernier acte, ─ comme plus tard arrivé à l'âge d'homme il devait par- dessus tout ressentir d'avance sa dernière péripétie : la mort. (Ici je devrais, je pense, m'excuser d'une telle grandiloquence; mais Allan [...] n'est pas un être ordinaire : il est de ceux dont on ne peut retracer les plus légers souvenirs[...] sans se trouver à l'improviste devant d'obscurs débouchés ─ comme une forêt de légende soudain solennise de ses ombres les moindres sentes, n'accueille plus le soleil au bout de ses avenues couvertes que dans une irisation, je ne sais quelle brume insolite de grand

large). (BT-64-65)

Ainsi se poursuit longuement la missive de Gregory et Allan y est dépeint consécutivement comme un enfant ayant fait partie des « grands » (BT-67) dès le collège, où il avait perçu, déjà, que l'on peut « épuiser la vie » (BT-65), ayant même le pouvoir de la « détraquer » (BT-70). À travers les propos de l'épistolier se redessine donc le portrait d'un jeune homme qui infligeait toutes sortes de supplices aux nouveaux venus; d'un esprit à même de créer « les seuls

chefs-d'œuvre que peut-être puisse enfanter l'âge ingrat » (BT-67) : « ces espèces de boxes tout

48 Soulignons, au passage, qu'en introduisant la missive dans ses fragments d'écriture quotidienne, Gérard annonce : « Je recopie à peu près telle quelle cette passionnante fiche policière. » (BT-61) Or, trahissant l'insertion, et même la transcription de correspondances ─ soi-disant approximativement copiées comme le fait remarquer María del Mar García Lopez ─ dans le carnet du diariste, cet avis implique un détournement des règles régissant traditionnellement le genre du journal. Pour la même auteure, en raison du privilège que s'octroie Gérard de transposer, en recopiant, « le discours direct en discours indirect libre, la reproduction de ces quelques communications accorde, par ailleurs, au diariste un pouvoir unificateur. Dès lors, comme l'énonce Amossy, le narrateur « se donne comme centre et origine absolue [du discours] : c'est son discours qui crée les autres, leur distribue un travesti, les manie au gré d'une volonté quasi démiurgique. » (JAL-163) Impliquant appropriation, assimilation, et forcément décalage, cette surprenante scène énonciative induirait donc, pour María del Mar García, un brouillage, comme une suspension des voix singulières des personnages. María del Mar García López, « L'émergence du Moi dans l'œuvre fragmentaire de Julien Gracq : fiction et autobiographie », thèse de doctorat en philologie française et romane, Universitat autònoma de Barcelona, 2000, f. 430.

à fait rudimentaires » (BT-67). Puis, pour le bénéfice de Gérard, l'imaginaire de Gregory fait renaître, par le biais de métaphores politiques, le souvenir d'un enfant surplombant toute une bande de ses pairs comme un véritable despote; d'un collégien qui, de son « dominion » (BT- 71), aurait fait « une vulgaire Inde anglaise » où il se serait évertué à maintenir la « raïa dans le devoir » (BT-71). Ainsi encore, le vieux compagnon revoit le jeune Allan se transformer, à la suite de tous ces « écarts » de jeunesse (BT-73), en « un des êtres les plus constamment imprévisibles, les plus disponibles » et « marqué » (BT-73); en un individu « si furieusement [...] engagé avec la vie » (73-74) aux dons d'« ubiquité » (BT-74), au « foisonnement désinvolte » (BT-74) des plus saisissants. Nul besoin d'accumuler davantage les exemples de références au pouvoir et d'expressions figées pour nous convaincre qu'Allan reste, de par son rôle central et catalyseur dans la fiction et en sa qualité de héros du récit, le personnage d'Un

beau ténébreux autour duquel est déployée la plus grande activité descriptive et le plus grand

nombre d'archétypes ou de stéréotypes, de poncifs et d'allusions, renvoyant tous ensemble aux idées de grandeur, de supériorité. En effet, s’il apparaît à la fois comme une provocation et un mystère, qu’il pousse les uns à crier au scandale ou qu’il exerce sur les autres un pouvoir d’attraction presque sans borne, la description d’Allan semble procéder en elle seule d'un curieux mélange de types et même de renvois, dont la flagrante « surcharge », comme l'écrit Boie, « sème ici le doute et dénonce la mise en scène » (NO-1169).

En admettant cette hypothèse, il serait d'abord tentant de rapprocher le héros gracquien de l'image du dandy, un premier type dont Allan semble posséder de nombreux attributs, d'autant qu'il rassemble plusieurs des caractéristiques répertoriées par Baudelaire dans ses

Curiosités esthétiques pour caractériser « l’un de ces êtres privilégiés en qui le joli et le

redoutable se confondent si mystérieusement49 ». Entre autres facteurs nous permettant de lui

associer le cliché fin de siècle, la naissance du personnage le prédispose presque naturellement