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Comme l'avance Dominique Maingueneau, l'incipit d'Un beau ténébreux met « en scène » « un retirement, où le narrateur laisse parler à travers lui la voix [...] de la Littérature »

174 Pascaline Mourier-Casile, op. cit., p. 155.

175 Le tissu de références déployé dans le prologue d'Un beau ténébreux se développe, tel dans le « récit de métaphores » défini par Tadié, par « contiguïté » (RP-8). Dans tout le roman gracquien d'ailleurs, comme dans le récit poétique, éternels retours du même; immobilité; inachèvement; préfigurations qui ne cessent de différer la venue d'une catastrophe qu'elles laissent deviner constituent les avatars de la quête que « l'écrivain préfère décrire [...], plutôt que l'événement » (RP-107).

au sein d'un « espace [auquel] correspond un temps entre deux temps176 », suspendu. D'où, peut-être, que les motifs et les thèmes qui s'entretissent dans cette ouverture laissent aussi présager le dévoilement d'un monde fantastique, encore à peine déployé; qu'ils fassent culminer l'attente, le suspense; qu'ils suscitent le goût des révélations. Signalant par recoupements la venue d'un univers aux résonances multiples, quasi à la manière d'incantations ou de formules, les pages liminaires du roman possèdent tous les atouts pour provoquer l'angoisse, le qui-vive. Car les éléments marins, les éléments côtiers, les figures humaines, chacune des manifestations de la vie y apparaissent comme des doubles, fantomatiques (BT-13), fantasmés ou rêvés (BT- 12), et tout semble s'y mettre en place pour camper un décor. Ainsi, pour Dammame-Gilbert, le prologue gracquien « laisse poindre une voix très personnelle177 où la plage de l'arrière-saison paraît investie d'une conscience aiguë [...] de la mort qui rôde178 ». Il peut, dès lors, inspirer la

sensation d'unheimlich179 ainsi baptisée par Freud; il fait naître un état d'« inquiétante

étrangeté ». D'autant qu'il engage à la circonspection, qu'il éveille le doute, qu'il fait poindre les soupçons tant, aussi impénétrable et imagé soit-il, il paraît parfois contenir des clés.

Comme nous l'avons laissé deviner, c'est à l'ensemble du roman que le prologue confère une note énigmatique. Surtout qu'il revient censément sur les événements de la fiction à rebours. De fait, jamais, durant toute sa lecture d'Un beau ténébreux, l'impression de distorsion, de suspension du réel transmise par l'introduction ne sera démentie aux yeux du lecteur : plus le récit progresse, plus les limites du connu et de l'inconnu se déforment, plus la frontière entre le fantastique, le spectral, et le réel s'efface ─ nous y reviendrons ─ , plus l'univers entourant les personnages gracquiens prend lui-même l'apparence d'un « monde de fantômes » (BT-167). Aussi peut-on constater, dans le journal de Gérard, une mise en tension des thèmes de la

176 Selon le sociologue de la littérature, l'« [énonciation] de no man's land » qu'est le prologue d'Un beau

ténébreux correspond, presque en tous points, à la paratopie de Julien Gracq, tout habité que soit l'écrivain

par le besoin d'une constante mise à distance énonciative, d'une immense réserve, sans cesse à réaffirmer. Aussi, pour Maingueneau, cette prise de distance est-elle, chez Gracq, « à la fois une éthique et la dynamique d'une écriture. » Dominique Maingueneau, Le contexte de l'œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p. 55.

177 Pour appuyer son affirmation, Dammame-Gilbert se reporte aux circonstances ayant entouré ou généré l'écriture du prologue gracquien (voir les pages 2 et 3 de l'introduction de cette étude pour plus de détails). Béatrice Dammame-Gilbert, « L’écriture du rivage chez Julien Gracq : rumeur, dramaturgie et fête », dans

L’esprit créateur, vol. LI, no 2 (été 2011), p. 23. 178 Id.

179 L'unheimlich, ou l'inquiétante étrangeté, correspond, pour Sigmund Freud, au sentiment de surprise, d'horreur, d'angoisse ou de dégoût provoqué par l'inconnu, le paranormal, le peu familier qui aurait dû rester secret, mais a soudain été révélé, et ce, de la manière la plus déroutante. Les apparitions, les dédoublements, l'ubiquité, la prémonition, l'animisme, la mort sont tous des phénomènes à même de susciter chez l'homme une réaction procédant de l'unheimlich. Sigmund Freud, « L'inquiétante étrangeté », dans Essais de

matérialité ou de la réalité, et du rêve, de la rêverie180, voire de l'illusion. Puis, cette tension sera reconduite dans le roman entier. Comme dans le récit poétique (BT-12), elle transgresse les règles du réalisme littéraire, conduit à un brouillage et mine l'effet de réel de la fiction et du texte.

Dans Un beau ténébreux, pareil trouble advient par le biais de stratégies diverses. Parmi elles, la plus évidente reste l'inclusion de récits de rêves ou de rêveries dans le carnet du diariste et dans la dernière partie du livre (BT-84, 97-99, 118-120, 134-136, 230-233). Et ces rêveries abolissent d'autant plus les limites entre les mondes du visible et de l'invisible qu'elles se montrent parfois préfiguratrices, presque prémonitoires. Dans cette perspective, en plus de faire appel, elles aussi, aux mythes égyptiens, la constante référence au domaine des fantômes, la mise en opposition constante du monde des morts et du monde des vivants et la convocation symbolique de la barque funèbre (BT-167) atténuent également la frontière entre réel et fantastique dans Un beau ténébreux. Semblablement, certains des souvenirs d'enfance ou de guerre qui se présentent à l'esprit de Gérard semblent parfois procurer de si vives impressions au diariste que, lorsqu'il les relate dans son carnet de bord, ils contribuent, quant à eux, à brouiller la délimitation entre passé fictif et présent de la narration (BT-121-122, 131-134). Enfin, la mise en relief des thèmes du noctambulisme, du somnambulisme et de l'insomnie révèle également l'importance que prend l'onirisme dans la fiction gracquienne (BT-84, 216, 218, par exemple).

L'onirisme reste aussi très fréquemment lié ─ nous le verrons ─ à la perception qu'ont les personnages de leur environnement, brumeux, flou, ténébreux. Si bien qu'au contact de ce dernier, Gérard a quelquefois « l'impression de rêver éveillé » (BT-44). Conférant au réel une tonalité fantasmatique ou merveilleuse, les paysages gracquiens tendent encore plus, du

180 Gracq opère très souvent à travers son œuvre une distinction fondamentale entre rêve et rêverie. Il l'a également fait à l'occasion d'entretiens divers. Par exemple, dans un entretien qu'il accorde à Jean Roudaut en 1981, à l'affirmation « certaines de vos pages semblent être à mi-chemin du rêve éveillé », l'écrivain

répond : « De la rêverie plutôt, qui n'est en somme qu'un jeu plus libre laissé à l'association d'images entre elles. » Tenant, à ses yeux, très peu de place dans ses romans, le « rêve de la nuit », dit Gracq, est « une notion d'un emploi beaucoup trop élastique ». « Entretien avec Jean Roudaut » (1981), dans Julien Gracq, Œuvres

complètes : tome II, op. cit., p. 1222-1223. Dans « Les yeux bien ouverts », l'auteur avait déjà proposé une

définition de la rêverie qui éclaire particulièrement bien son acception de la notion : « [L]es images de la rêverie sont à la fois les mêmes que celles de la vie courante et elles sont aussi privilégiées : c'est seulement la lumière, l'éclairage, l'émotion qui change et qui les transfigure. Si vous voulez, la rêverie est pour moi comme un printemps imaginatif, un reverdissement brusque de toutes choses, pêle-mêle, sans aucun tri, même les plus usées, même les plus banales. Ce qui est important, ce n'est pas d'avoir un œil pour des visions

flamboyantes, c'est d'être capable par moments de cet état d'écho, de bruissement, de mise en rumeur [...] qui accueille le tout venant pour en faire aussitôt de l'insolite. » (P-847)

coup, à le « déborder181 », pour emprunter son mot à María del Mar García López. Et, tel qu'en un songe on accueille le tout-venant sans tri, les personnages adhèrent d'autant plus à ces dérèglements, à cette expansion, à ces effusions, que, parfois même, les rêveries des actants les génèrent. L'appréhension du paysage, la vision de la mer, de la grève ou des landes devient alors fabuleuse, extraordinaire; elle excède la raison. Comme dans le phénomène de contemplation qu'implique l'observation de la nature chez bien des romantiques, en semblent indissociables les expériences du rêve. Aussi bien dire qu'Un beau ténébreux suffit à lui seul pour attester de l'attrait de Gracq pour le jamais fixé, qu'il témoigne du « choix irréversible [de l'écrivain] en faveur de ce qui transgresse les règles, rompt avec l'ordre établi de la raison et de la vraisemblance, crève la surface lisse du conscient182 ».

La théâtralité

Pour Dammame-Gilbert, le prologue d'Un beau ténébreux jette, par le biais de sa mise à distance, un éclairage particulier sur le « jeu théâtral183 [...] dans lequel est impliqué le face-à-

face avec l'océan184 ». Or, cette forte théâtralité explique sans doute que les panoramas

gracquiens nous paraissent, dès l'entrée, aussi mystérieux que s'ils cachaient un secret; que s'ils détonaient exceptionnellement par rapport au réel; que s'ils nous exposaient au monde dans toute son ambiguïté. À vrai dire, le pouvoir qu'a le paysage gracquien de susciter l'inquiétude et l'étrange nous semble tout autant au fondement d'une constante théâtralisation de l’écriture et de la fiction qu'il en paraît résulter. Comme l'admet Michel Murat, chez l’auteur d’Un beau

ténébreux, « toute stylisation tend au spectacle185 ». Mais, ajouterions-nous, dans le roman

gracquien, toute description de paysage est aussi l'occasion d'une surcharge dramatique. Alors même que, dès les premières pages du récit, le mot est lancé (BT-13), c'est sur une

peinture articulée autour du champ lexical du drame que son public chasse Allan « vers une sortie héroïque » (BT-253), celui-ci cherchant « de quoi faire brûler [...], exploser [ses]

dernières [...] minutes » (BT-255) tel qu'au théâtre, on brûle les planches; la lumière, enfin, isolant « théâtralement » (BT-247) certains détails lors de la précipitation subite du personnage vers la mort. Formant un intriguant theatrum mundi, les divers espaces composant le récit

181 María del Mar García López, « L'émergence du Moi dans l'œuvre fragmentaire de Julien Gracq : fiction et autobiographie », thèse de doctorat en philologie française et romane, Barcelone, Universitat autònoma de Barcelona, 2000, f. 395.

182 Bernhild Boie, « Notice de Préférences», dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 1385. 183 La métaphore du théâtre est prépondérante chez Gracq. Elle apparaît, entre autres, dans tous les romans de l'écrivain.

184 Béatrice Dammame-Gilbert, art. cit., p. 23. 185 Michel Murat, L'enchanteur réticent, op. cit., p. 94.

révèlent alors en creux le jeu dramatique auquel se livrent les personnages. Car, tel que nous le savons, certains tels Allan, le comédien-né, le roi de théâtre, ou Christel, l'actrice, lui sont

prédestinés. Les panoramas gracquiens commémorent dès lors ce qu'écrivait

Shakespeare : « All the world's a stage, / And all the men and women merely players [...]186. »

Or, si le monde d'Un beau ténébreux est tout empreint de cette atmosphère qui en fait un théâtre, c'est aussi, par certains côtés, parce qu'il s'y opère une tragédie, dans un sens proche de l'acception la plus classique du terme. Car le récit gracquien donne à percevoir les tourments de consciences qui peu à peu s'éveillent, constatent l'irrémédiable d'un destin. Le roman expose les désordres des âmes : celles de Jacques et d'Irène, confrontés brutalement à la fatalité de leur sort, mais aussi ─ autrement ─ celles de Christel, de Gérard et d'Henri, peu à peu gagnés par une détresse, par une impuissance devant la force ou la vigueur du monde, devant la révélation d'un sort qui n'est autre que le leur. Aussi est-ce sans doute pourquoi l'arrivée d'Allan provoque au sein du groupe « l'accalmie horrifiée d'un début de panique au théâtre » (BT-50) tout comme au dernier acte d'une funeste tragédie.

Comme nous l'avons suggéré, une bonne part des descriptions de paysages assemblées dans le roman renvoie donc, de manière explicite ou métaphorique, à l’image d'un théâtre. De fait, plusieurs rapprochements stylistiques trahissent cette parenté. Dans cette perspective, la grève, la mer, le château de Roscaër ─ et ses ruines que visitent les vacanciers ─, tous les éléments entourant les estivants d'Un beau ténébreux, et ce, jusqu'à l'auberge où ils sont établis, prennent souvent l'allure d'endroits dédiés à la mise en scène ou à l'interprétation. Par exemple, Gérard associe le site où évolue la bande et la figure d'un décor187, anachronique, singulier,

presque mythique. Dénonçant l'aspect extraordinaire des lieux, une observation du diariste renvoie à l’étrangeté enchanteresse et enivrante de la plage et du panorama contemplé tout autant qu'à la singularité du rapprochement que suscite ce dernier :

Accoudé à ma fenêtre, cet après-midi, je prenais pour la première fois conscience de ce qu’il y a d’extraordinairement théâtral dans le décor de cette plage. Cette mince lisière

186 William Skakespeare, As you like it (acte II, scène 7), New Haven, Yale University Press, 1954, p. 42. L'exergue d'Un beau ténébreux, qui reproduit aussi une citation de Shakespeare, mais tirée des Sonnets, nous lance déjà sur la piste du jeu, de l'interprétation : « They that have power to hurt and will do none, / That do not do the thing they most do show [...] ».

187 Ce mot est d'ailleurs employé à de nombreuses reprises dans Un beau ténébreux. Il désigne tout autant l'environnement des estivants qu'il met souvent simultanément en relief le caractère dramatique des personnages. Tel est le cas, par exemple, dans cette réplique que Gérard adresse à Allan : « [Pour vous,] le décor n'importe guère, et autant celui-là qu'un autre : ce sera toujours par force le décor du septième jour [...]. Oui, ce décor rêvé pour une expérience solitaire [...]. » (BT-184) Remarquons, ici encore, l'emploi qui est fait d'une métaphore religieuse.

de maisons, qui tourne le dos à la terre, cet arc parfait rangé autour des grandes vagues et où l'on ne peut s'empêcher d'imaginer la mer forcément plus sonore ─ ce brouhaha oscillant des marées qui tantôt fait fourmiller la plage et tantôt la vide. Et puis il y a cette optique particulière : comme au théâtre tout est fait pour que de chaque point on puisse voir également partout. Gradins d’un Colisée rangés autour de quelque naumachie. Je trouve à cette remarque banale soudain je ne sais quoi d’insolite et d’exaltant. (BT-58)

Or, comme cet extrait, nombre de descriptions du roman rappellent la forme arrondie, l'« immense arc de cercle188 » (BT-20), du rivage et apparentent la grève à un « amphithéâtre »

(BT-12).

Dans l'optique où tous les éléments naturels ou architecturaux rappellent dans le récit un espace scénographique, le château de Roscaër ─ d'autant plus dramatique qu'il ranime le climat des romans noirs et gothiques ─, la falaise et la chambre correspondraient aux loges d'où l'on considère parfois la scène au spectacle. C'est notamment ce que suggère le passage précédent : perché à sa fenêtre, Gérard y guette la plage dans l'espoir de percevoir Allan du regard. C'est aussi ce dont témoignent les longues péripéties accompagnant la fuite d'Henri, loin de la mer, de la rive de plus en plus ténébreuses, là où, perché au bout d'une route, du haut de son promontoire lui offrant une bonne vue sur l'océan, le personnage s'imagine une « silhouette voguant isolée sur cette plage nue, saisie sous cet angle imprévu, l'objectif presque au ras du sol, où dans certaines fins de films, le héros vu de dos s'éloigne sur [...] une grève vide » (BT- 234-235). D'ailleurs, là, le personnage observe, à l'écart, une « soirée de l'hôtel se déroul[ant] avec l'enchaînement implacable, [...] la vitesse immobile d'un dernier acte de tragédie » (BT- 236-237). Il voit « la nappe immaculée, le théâtral arroi des cristaux [...] au milieu de cette salle démesurée, aux coins emplis d'ombre, évoqu[ant] soudain l'idée obscure d'une cène, d'un repas sacré, funèbre ou propitiatoire » (BT-235). Aussi est-ce sans doute pareille représentation, allégorique, d'une avant-scène que véhicule, de manière fort différente, mais tout autant imagée, le titre du dernier roman gracquien, Un balcon en forêt. Car celui-ci expose le spectacle de l'attente survenue au cœur de ce curieux théâtre qu'est la guerre.

À en croire, entre autres, les travaux de Jean-Marc Besse, cette idée du promontoire- loge et du paysage-scène n'est pas nouvelle. Expliquant les modalités de représentation de l'espace terrestre apparues au XVIe siècle avec les transformations de la peinture et le

développement de la cartographie, l'auteur écrit :

C'est un nouveau type d'expérience de la Terre, qui cherche sur le plan des représentations et des discours, les moyens de sa formulation, en puisant le plus souvent (mais en le déplaçant) dans l'univers des modèles antiques. Cette structure de perception et de pensée, c'est le théâtre. Sous ce mot, [...] [la] surface de la Terre [...] se donne comme à distance, vue de haut, par un observateur qui d'une certaine manière lui fait face [...]. [...] Paradoxe constitutif sans doute, mais par lequel la Terre et l'homme reçoivent leur statut véritable [...]. Structure paradoxale du sujet et de l'objet, qui se résume dans la métaphore (mais aussi le dispositif formel) du théâtre, un théâtre au sein duquel l'être humain est à la fois acteur et spectateur, à la fois intérieur à la scène et extérieur à elle, la considérant comme une image189.

Ainsi, dans Un beau ténébreux, le lieu surélevé attribue à Gérard, à Henri et aux autres personnages le rôle de spectateurs tout autant que de vigies, de guetteurs ou d'épieurs. Et l'« amphithéâtre de la plage » (BT-12) leur confère ailleurs le statut d'acteurs. D'autre part, en plus de révéler les connaissances géographiques de l'écrivain, pour autant qu'elle soit récurrente dans le roman, la référence à divers postes de guet y trahit encore une fois une nette préférence que Gracq exprime lui-même dans Carnets du grand chemin : « Le goût d'André Breton pour les miniatures naturelles [ou de] Jünger [pour les] insectes [...], je peux avec quelque effort m'en rouvrir l'accès [...]. Mais c'est l'infiniment grand qui me fascine, le sentiment primitif des

merveilles du monde [...]. » (CGC-966-967) Or, voici qui nous renvoie à la fameuse distinction

établie par l'auteur entre myopie et presbytie littéraires. À l'inverse des écrivains qu'il dit

myopes, intéressés par le petit, le détail, le microscopique, Gracq se range du côté des écrivains

qu'il qualifie de presbytes (LE-160). De là, à son avis, son intérêt avoué pour les crêtes et les points élevés qui offrent « des vues190 ».

La sensualité

Parmi les innombrables extraits adjoignant dans le roman la description de paysages et la représentation unificatrice et grandement symbolique d’une scène, une conversation durant laquelle Christel relate ses souvenirs à Gérard tend ─ contrairement à la description du diariste précédemment évoquée ─ à rapprocher l’image d’une salle de spectacle et celle, idéale, d'un microcosme naturel. Au cours d'un long « monologue » (BT-23) ─ le terme n'appartient-il pas déjà au métalangage du genre dramatique? ─ qu’elle incarne devant son compagnon lors d’une promenade nocturne, la jeune femme confie à Gérard sa passion pour le théâtre; elle en fait l'apologie, recourant à moult métaphores, météorologiques, marines et géologiques :

189 Jean-Marc Besse, « La Terre comme paysage : Bruegel et la géographie », dans Voir la Terre. Six essais

sur le paysage et la géographie, Paris, Actes Sud, 2000, p. 52-53.

190 « Entretien avec Jean-Louis Tissier », « De l'esprit géographique dans l'œuvre de Julien Gracq », dans

J’aime tout du théâtre : les parfums violents, l’orage rouge des peluches, la pénombre de caverne lustrée, nacrée, cloisonnée, lamellée comme l’intérieur d’un coquillage ou d’une ruche. Où que je me trouve placée d’ailleurs dans un théâtre, la complication des couloirs, des déclivités, des escaliers, me donnent toujours à croire que j’y ai pénétré par un souterrain […] (BT- 27)191.

D'abord, cet aveu rappelle encore vivement ce qu'écrit Hubert Haddad lorsqu'il propose d'associer l'amour sans borne de l'héroïne pour l'art dramatique ─ et pour l'espace lié à sa présentation ─ à l'univers maritime représenté par Gracq, à savoir que si « [cette] passion éveilleuse du théâtre, [...] Christel s'engage à la ressusciter sur cette grève bretonne », « l'Hôtel