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Selon Ariel Denis, « Julien Gracq a toujours défini, par-delà la psychologie, les liens qui régissaient les êtres comme des forces d'aimantation119 ». Or, que ce soit à la lumière de

l'attrait que Gracq manifeste vivement face au romantisme allemand et au surréalisme ou en regard de la fascination de l'écrivain pour la géologie, pour la géographie et pour les questions relatives au tellurisme120, nombreux sont les critiques qui ont ainsi placé les relations des

personnages gracquiens sous le signe de l'aimantation. Pour Susanne Dettmar-Wrana, par exemple, « les relations entre les personnages [gracquiens] reposent presque toujours sur le principe du magnétisme [...] −, les protagonistes sont extrêmement mobiles [...], par où leur existence correspond et à l'anthropologie surréaliste et au mode de vie des protagonistes romantiques121 ». Semblablement, d'après Yves Bridel :

Gracq ne cherche pas à faire concurrence à Balzac, en créant une œuvre réaliste [...], ou au nouveau roman, en s'attachant à bâtir un texte fermé sur sa technique, mais bien à mettre au jour une interrogation [...] portant sur la nature problématique et ambiguë de l'homme, toujours tiré au-delà de lui-même par une fascination qui le conduit à la mort [...]. C'est cette constante de la vie humaine que les romans de J. Gracq mettent en œuvre; ils s'organisent par rapport à ce pôle magnétique qui fait appareiller l'homme vers l'ailleurs et dont le surréalisme a si bien perçu l'importance qu'il n'a cessé de se définir par rapport à lui122.

Le magnétisme et la fascination agissent, d'ailleurs, sur le plan métaphorique comme des

leitmotive dans le roman gracquien : ces deux thématiques y sont déclinées à travers divers

tropes référant, parfois même parodiquement, à des phénomènes électriques, stellaires ou

119 Ariel Denis, Julien Gracq, op. cit., p. 35-36. Outre Denis, une multitude de critiques ont souligné l'omniprésence du thème du magnétisme dans l'œuvre gracquien, et plus spécialement dans les essais et fragments de l'auteur. Gilles Plazy nous rappelle, par exemple, qu':« [a]ux quatre catégories élémentaires qui structureraient l'imaginaire selon Gaston Bachelard [...], Julien Gracq en ajoute une cinquième [...] qui désignerait un “ type d'imagination comme [...] celui de Rimbaud, dont le fonctionnement serait plus de l'ordre de la matière ” et qui n'irait pas sans évoquer un “ crépitement contagieux de courts-circuits ”. » Gilles Plazy, Julien Gracq. En extrême attente, Rennes, La Part commune, 2006, p. 172. Les citations de Gracq rapportées par Plazy sont tirées du recueil André Breton. Julien Gracq, « Tout ce qui fait aigrette au bout de mes doigts », loc. cit., p. 428. Gracq y écrit également : « Aussi fondamentale en effet que la classification des quatre éléments, et aussi congénitale à un certain type d'imagination paraît être la notion essentiellement dynamique [...] des transmutations foudroyantes de la matière, de son caractère volatil − aussi profondément ancré au cœur des hommes que le besoin du sommeil hypnotique versé par ces “ fleurs noires ” qui fleurissent “ dans la nuit de la matière ” paraît être l'aspiration à suivre dans ces migrations paniques une matière

perpétuellement dynamisée, insaisissable autrement qu'en affinités, en attractions, en “ correspondances ” et en devenir. » Julien Gracq, « Tout ce qui fait aigrette au bout de mes doigts », loc. cit., p. 428.

120 Au cours de l'entretien qu'il accorde à Jean Carrière, Gracq répond, d'ailleurs, à certaines questions de manière à laisser transparaître une attirance, lointaine, pour les avancées de la science quant aux questions du tellurisme et du magnétisme minéral. Jean Carrière, op. cit., p. 147.

121 Susanne Dettmar-Wrana, op. cit., f. 138.

122 Yves Bridel, op. cit., p. 10-11. Pensons, en effet, au seul titre du recueil de Philippe Soupault et

météorologiques. Ainsi, les « sympathies élémentaires » (BT-114), l'« attraction des sphères » (BT-51, par exemple), l'« illumination » subite (BT-214), l'« éclair sauvage » (BT-228), la « foudre » et ses « coups » (BT-115), les « tornades de la passion » (BT-144), le « météore » (BT-146) et sa « trajectoire » (BT-193), l'« électricité animale » et la « polarisation » (BT-123) seront sans cesse filés dans Un beau ténébreux à ce point que séduction, regroupement, adhésion et répulsion en seront indissociables. En témoigne cet extrait :

Dans ce petit groupe, où la vague de la nuit, les curiosités aiguisées, et depuis quelques jours ce malaise mettent une électricité latente, une polarité subtile se développe, des attirances se précisent, scabreuses, imprévues, brusques, ─ ce vague emmêlement humain se décompose comme un bain électrisé. Et, sous les propos insignifiants, souriants [...], un miroir magique pourrait me montrer soudain Jacques [...], Irène [...] se couper, s'embrouiller, se perdre devant cette ligue imprévue, ces visages fermés [...] que doivent avoir derrière cette ombre Henri, Christel, Allan − derrière cette pénombre confuse où l'on sent vaguement bouger les Parques. [...] Des couples tournent, [...] aussi clos, aussi secrètement harmonisés que les sphères [...]. Comme une comète suivie de sa queue brillante, Allan égrène au long de sa course irrespirable des astres moins rapides. (BT-95-96)

C’est aussi cette force d'attraction, quasi gravitationnelle, que symbolise la métaphore des

affinités électives, filigranée à travers le récit pour définir l’étroitesse et la nature des liens qui

unissent et divisent les personnages, « ce monde orageux, strié des lueurs continues des coups de foudre, ces âmes-sœurs en migration comme des canards sauvages, ces couples faits et défaits, ce ballet de limailles d'acier devant l'aimant » (BT-115). Constituant encore une fois aussi bien un renvoi qu'un poncif en ce qu'elle relève tant du texte de Goethe, comme nous le savons, que d'un imaginaire qu'il a rendu commun, cette image symbolise, dans Un beau

ténébreux, les alliances qui associent certains membres du groupe selon le principe

inéluctable123 et impénétrable du magnétisme, selon les lois mystérieuses d'une polarité. Car cette métaphore révèle, d'une part, les nombreuses attirances qui ne cessent de se démultiplier, voire de se réfracter dans tout le roman124. D'autre part, elle reflète fortement la dualité qui

divise la bande. Aussi bien dire, avec Grossman, que le roman gracquien s'organise selon les lois obscures d'une « psychologie magnétique » (JGS-195).

123 L'adjectif est lui-même employé à plusieurs reprises par Gracq pour caractériser la nature du phénomène magnétique dans Un beau ténébreux, ce qui nous donne à penser que, chez l'écrivain, la métaphore de l'aimantation a partie liée avec les notions de prédestination, voire de fatalité.

124 Celles qu'éprouve Jacques et Gérard envers Christel, ou Gérard envers Dolorès, ou Christel envers Allan; celles d'Allan et de Dolorès, d'Henri et d'Irène; puis celle d'Irène et de Jacques, ou même d'Allan envers Christel. Il semble, en effet, que les unions et les divisions se multiplient à ce point, dans Un beau ténébreux, qu'elles en viennent parfois même à former, pour reprendre à notre tour un poncif, d'étranges configurations triangulaires.

L'une des dernières scènes du roman où tous les personnages se trouvent réunis pour célébrer au bal masqué illustre très bien l'ampleur que prend chez Gracq cette fascination. D'autant que Gérard y avoue « attend[re] Allan et Dolorès avec plus que de la curiosité » (BT- 202) comme le fait, en outre, chacun des festivaliers. Cette mascarade peut, d'ailleurs, sembler constituer, par certains côtés, la clé de voûte de la fiction gracquienne. Car, d'une part, l'événement dévoile la théâtralité excessive des personnages. Celle-ci atteint, d'ailleurs, dès lors son apogée. La fête révèle, par exemple, l'exaltation des passions et l'amour du théâtre de Christel, ou la constante mise en scène qu'Allan fait de lui-même, son énorme propension à « jouer » (BT-110) et à s'approprier un rôle, cette dernière s'étant, entre autres, révélée lors de la promenade des vacanciers sur la falaise (BT-93-105). Traînant dans son sillage tant un incontestable halo de mystère qu'une multitude d'échos, le bal masqué constitue de la sorte un reflet de la sombre théâtralisation opérée tout au long du récit125. La cérémonie rappelle, par là,

la description que fait Christel ─ comme en une réduplication condensée de la fiction gracquienne ─ d'une pièce de théâtre à laquelle elle assista enfant « sous un ciel d'orage meurtrier et de passions somptueuses » (BT-28) : « Le dernier acte me bouleversa, c'était la vie au sein de la mort, une vie levée derrière le tombeau, un chant de triomphe de l'amour au delà même du coup de grâce126. » (BT-28) En plus de lever le voile sur le destin tragique d'Allan et

de Dolorès ─ calque de celui des amants de Vigny dont les deux acolytes arborent le travesti durant la fête ─, la parade des personnages porte, d'autre part, à leur paroxysme l'aspect caricatural et les effets parodiques des stéréotypes et des références littéraires plus

125 Nous nous pencherons davantage sur la théâtralisation dont procède, entre autres, la prose gracquienne dans la deuxième partie de cette étude.

126 Notons que ce détail constitué par le souvenir et par l'amour du théâtre, et plus particulièrement par le souvenir de La Tosca, révélé par Christel dans le roman renvoie implicitement, lui aussi, au vécu de l'écrivain, du moins à en croire ce que dit Gracq dans La forme d'une ville, comme dans nombre de fragments où l'auteur développe une réflexion sur l'opéra : « L'association intime, inscrite sur le terrain même, de l'exaltation violente que me donnait l'opéra, et de la fascination-répulsion émanée du monde, pour la première fois soupçonné, de l'érotisme le plus cru, faisaient pour un adolescent de ce quartier Graslin le vrai point d'ignition de la ville, une zone à haute tension électrisée par ses pôles contradictoires, qui frappait par contraste de léthargie, et même d'une quasi-mort, presque tous les quartiers périphériques. [...] Le prestige de l'opéra, que rien n'a pu entamer en moi au long de ma vie, s'est nourri dès le début pour une large part de l'aura dont il nimbait ainsi tout un quartier élu. [...] Une inaptitude radicale, vérifiée [...] à assimiler même les aspects les plus rudimentaires de la technique musicale, n'a fait que porter chez moi son prestige plus haut : en matière de théâtre lyrique, [...] je suis voué à tout rejeter d'un coup ou à tomber sous le charme, sans recours. » Julien Gracq, La forme d'une ville (1985), dans Œuvres complètes : tome II, op. cit., p. 815-818. Plusieurs auteurs, dont Bernhild Boie, ont d'ailleurs noté ce parallélisme autobiographique (NO-1191). Nous nous pencherons, pour notre part, dans la seconde partie de cette étude, sur certaines associations effectuées par Un beau

ténébreux entre théâtre, érotisme et spatialité, et qui sont, à notre avis, finement éclairées par ce passage de La forme d'une ville.

qu'emblématiques qui, tout au long du roman, serviront à dresser le portrait des personnages127. On y voit, en effet, Irène en comtesse Almaviva (BT-202), puis agissant comme Salomé (BT- 213); Jacques en Rastignac (BT-201); Gérard en André Bolkonsky (BT-201); Christel en Atala (BT-200). Or, ce constant appel métaphorique aux stéréotypes littéraires justifierait sans doute que l'on perçoive dans Un beau ténébreux une œuvre profondément symbolique (P-970). À ce point qu'on pourrait lui appliquer le mot que formule Gracq à propos de l'œuvre kleistienne

Penthésilée dans « Le printemps de mars » :

On dirait que l'œuvre est grosse de ressouvenances, de pressentiments, d'analogies; que le contour des personnages cerne moins des êtres séparés qui soudain bougent et se

détachent, qu'il ne naît de la superposition indéfinie, au long d'une perspective fuyante,

d'une foule de figures du mythe, ou du rêve, qui semblent se rameuter l'une à l'autre, essaient confusément de soulever le masque et de donner signe de vie à travers les silhouettes mystérieusement expressives qui parlent plus encore qu'à l'œil et à l'oreille à notre longue mémoire au-delà du rideau qui vient de se lever. (P-970-971)

C'est aussi le même soir que se solidariseront les liens inéluctables associant les diverses figures du roman, et ce, jusqu'à créer, comme nous l'avons suggéré, d'étranges

triangles : l'affinité de Jacques et d'Irène se précisera et se consumera128; Dolorès et Allan

apparaîtront « noués » (BT-203); Gérard et Dolorès se confieront l'un à l'autre; Christel et Allan se rapprocheront jusqu'à ce que « les autres ne comptent plus », tout envahis qu'ils soient par une attirance gravitationnelle, par une « timide petite musique de sphères » (BT-207). Là encore, Un beau ténébreux ne fait donc pas l'économie du magnétisme. Mais, surtout, comme le signale le narrateur de cette péripétie, le bal constitue paradoxalement pour le protagoniste d'Un beau ténébreux une occasion, enfin, de « se démasquer129 » (BT-198) : faut-il rappeler le

nombre d'allusions aux fantômes (BT-211), à la Mort Rouge, au « spectre de Banquo », à Hamlet (BT-203), à Gygès (BT-206) échangées par les convives, lors de la réception, pour désigner le personnage130? Aussi ce dernier est-il venu, à cette fête, promener la « mort en

toilette de bal » (BT-205). Or, l'épisode du bal confirme, dès lors, l'impression, sans doute déjà pressentie tout au long de la lecture, que l'intrigue mise en branle par le roman gracquien n'est

127 Selon Amossy, « les allusions-masques mises en jeu dans le discours gracquien, sans constituer à aucun moment un discours parodique véritable, provoquent une série d'effets parodiques marqués » (JAL-52). 128 Conséquemment, c'est aussi le même soir qu'Irène et Henri se dissocieront, plus ou moins complètement, l'un de l'autre.

129 En plus d'aviver la théâtralité de la prose et de mettre en relief celle des personnages, cette expression marque, une fois de plus, tant le parallélisme que la dualité dont procèdent les portraits faits d'Allan et de Christel. Car la locution est aussi utilisée, à la fin du roman, pour décrire la jeune femme, alors

« démasqu[ée] » (BT-248) à son tour par le protagoniste.

130 À la suite de Boie, notons également que, par le biais de références aux Caves du Vatican d'André Gide et aux Souffrances du jeune Werther (Die Leiden des jungen Werthers) de Goethe, certains des travestis portés par les convives lors de cet événement renvoient, plus ou moins directement, à l'idée du suicide (NO-1206).

autre que l'extrême tension des personnages et de l'action, lentement aimantés tout entiers vers la fin d'Allan comme vers leur propre mort. Renvoyant implicitement aux forces d'attraction et au pouvoir d'envoûtement ─ parfois miraculeux, voire quasi surhumain ─ qu'exercent certains types sur d'autres, le poncif des affinités électives met, en outre, en relief l'ascendant qu'a Allan sur certains membres de la troupe. Et cette emprise ne confirme qu'une fois de plus la parenté du protagoniste avec le chef de file du surréalisme. De sorte, pour reprendre les mots de Bernhild Boie, que « [l]orsqu'on tente de cerner le personnage d'Allan ou encore de le situer dans l'imaginaire collectif », l'on ne peut que se rappeler l'image employée par Gracq dans

André Breton lorsqu'il décrit le poète et son pouvoir de fascination comme étant « “ [l]e plus

spectaculaire de tous ces phénomènes d'induction, [...] celui du chef, du meneur de jeu, de l'être pourvu de « mana » [...]131. ” » (NO-1170)

La quête

Comme nous l'avons laissé deviner, la représentation du groupe dépeint par Un beau

ténébreux peut faire penser, sans conteste même, à la conception qu'a Gracq de l'affiliation

surréaliste du début du XXe siècle. Car, dans son recueil d'essais intitulé André Breton, l'écrivain définit cette communauté comme un set, selon le mot de Jules Monnerot132, « assez

mal différencié » et constitué autour d'une « personnalité dominante133 ». Pour l'auteur d'André

131 Julien Gracq, « Tout ce qui fait aigrette au bout de mes doigts », loc. cit., p. 426. Après avoir observé et étudié les rituels sacrés des sociétés océaniennes, Marcel Mauss écrit : « L'idée de mana est une de ces idées troubles, dont nous croyons être débarrassés, et que, par conséquent, nous avons peine à concevoir.

[...] [Elle] s'étend à l'ensemble des rites magiques et religieux, à l'ensemble des esprits magiques et religieux, à la totalité des personnes et des choses intervenant dans la totalité des rites. Le mana est proprement ce qui fait la valeur des choses et des gens, valeur magique, valeur religieuse et même valeur sociale. La position sociale des individus est en raison directe de l'importance de leur mana, tout particulièrement la position dans la société secrète ; l'importance et l'inviolabilité des tabous de propriété dépendent du mana de l'individu qui les impose. [...] Le mana est écarté de la vie vulgaire. » Marcel Mauss, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », dans Bibliothèque virtuelle du site Les classiques des sciences sociales, Université du Québec à Chicoutimi, p. 68, [en ligne].

http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/1_esquisse_magie/esquisse_magie.pdf [site consulté le 10 avril 2012]. Notons que l'article de Mauss a paru pour la première fois en 1902-1903 dans la revue L'Année sociologique.

132 Julien Gracq, « L'“ Âme d'un mouvement ” », dans André Breton (1948), loc. cit., p. 413. Bernhild Boie nous rappelle la citation de Jules Monnerot portant sur ce sujet et où il associe cette dénomination au cénacle des auteurs surréalistes : « C'est bien plutôt ce qu'on appelle un set, union de hasard sans obligation ni sanction qui peut être dénoncée [...] à chaque instant [...], sous n'importe quel prétexte, pour n'importe quel motif avoué, avouable ou non, par chaque individu. [...] Jusqu'en 1939, donc, les surréalistes formaient une sorte de set. Idéalement cette agrégation était fondée sur des affinités électives. [...] Le “ set ” surréaliste n'est que la réalisation imparfaite, tremblée, manquée d'une Forme idéale, d'un Bund, au sens où Bund s'oppose à la fois à Gessellschaft (société contractuelle) et à Gemeinschaft (société consanguine). » Jules Monnerot, La

poésie moderne et le sacré, Paris, Gallimard, 1945, p. 72-73, cité par Bernhild Boie, « Notes sur André Breton », dans Julien Gracq, Œuvres complètes : tome I, op. cit., p. 1294.

Breton, les circonstances entourant la réunion de ce set sont, d'ailleurs, comme des « [g]ermes

de socialisation [...] : cafés qu'on hante, habitudes de réunion périodiques, promenades en commun, fréquentation des lieux “ électifs ”, jeux d'esprit pratiqués, rites sommaires134 ». Et

ceux-ci ne sont pas sans rappeler les mondanités mises en scène dans Un beau ténébreux. Dans cet ordre d'idées, la disposition formée par les personnages du récit autour d'Allan peut aussi évoquer les réflexions que consigne Gracq à propos de la figure de proue du mouvement constitué dans l'entre-deux-guerres :

[B]eaucoup sont venus à Breton pressés par un instinct aveugle de “ s'en remettre ” à lui pour une part quant à la solution de problèmes parfois de première grandeur. Trop souvent une assurance si affichée, caractéristique du disciple, n'exprime que l'aise épanouie d'une individualité trop faible, qu'une personnalité plus vigoureuse tient constamment à flot et consent à prendre en charge. Breton a été, pour certains, c'est clair, non un guide intellectuel qui fait lentement ses preuves, [...] mais l'objet brusquement appréhendé d'une certaine forme de foi135.

En effet, Allan, comme Breton, ne devient-il pas tour à tour pour Gregory, pour Christel, pour Gérard, puis pour Henri l'objet soudainement révélé d'une foi particulière? Et si, comme l'a démontré Gracq, plusieurs ont accouru à Breton guidés par une propension sans borne à s'abandonner à lui, espérant par là résoudre, plus que de raison, des questionnements de premier ordre, l'empressement de Christel ou de Gérard à attendre du protagoniste une « réponse » (BT- 168), « une promesse », une « révélation » (BT-195), n'apparente-t-il pas un peu aussi le héros gracquien à cette emblème jadis vivante du guide, de l'initiateur136?

De fait, à l'instar du bal, nombre de descriptions rendent compte, dans le roman, de l’identité des actants, du groupe ou des groupuscules à coup d'allusions, de comparaisons, d’expressions figées et de poncifs. Dans cette perspective, il arrive aussi, comme nous le savons, que le texte gracquien sollicite des types, des modèles préexistants ou une culture partagée qui ne sont pas sans lien avec l'imaginaire chrétien. En attestent, entre autres, quelques commentaires que fait Gérard dans son journal. À titre d'illustration, pour décrire les liens l'unissant à ses pairs, le diariste utilise la métaphore, quasi mystique, du baptême du feu : « Je me sens avec Henri, avec Irène, avec Jacques, avec Gregory même, s’il revenait, les mêmes liens qu’avec une troupe qui aurait reçu en même temps que moi le baptême du feu. » (BT-122-