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Certes, la « plage de luxe » (BT-36) entourant l'établissement où évoluent les personnages d'Un beau ténébreux arbore indéniablement cet aspect « si joliment campagnard » (BT-36) et plutôt commun qui fait tout le cachet des lieux de séjour balnéaires. Mais, en dépit de cela, l'auberge représentée par le récit est surtout définie ─ par son unicité et par son originalité ─ comme étant un « singulier lieu de plaisir » (BT-16). Car un profond contraste se fait sentir dans les environs de l'hôtel : entre la légèreté, la frivolité ainsi que la gaieté qui lui sont insufflées par l'animation de la foule et la monotonie (BT-86), la désolation, le dénuement, le « caractère de nécessité lugubre, avare, administrée, qui endeuille si souvent les paysages de Bretagne » (BT-16). Palpable dès le début du roman (BT-22), cette tension y paraît régulièrement révélée par l'emploi de termes référant au champ lexical de la vacuité ou encore de formules antithétiques. En atteste l'utilisation d'un oxymore pour désigner la « terre délabrée, aux tristes joies » (BT-86) qu'est la région représentée par la fiction. L'insistance des métaphores désertiques utilisées par Gérard pour décrire les panoramas naturels qui l'environnent trouble aussi l'impression de paisible enchantement et de luxuriance qu'aurait pu transmettre la simple représentation d'une zone de récréation, d'un lieu de ravissements strictement destiné à la détente, à la fraternisation aussi bien qu'à la plus pure contemplation,

149 Hubert Haddad, Julien Gracq, la forme d'une vie, Paris, Zulma, 2004, p. 185.

150 Jacques Mancuso, « Le dandysme et la mort à travers l'œuvre de Julien Gracq », op. cit., f. 112. Le film auquel Mancuso fait référence consiste en une adaptation cinématographique réalisée en 1971 par Jean- Christophe Averty.

comme un locus amœnus moderne151. À preuve, bien que le diariste « s'imagine derrière [les] volets clos [de sa chambre] une glycine, un toit de resserre, rougi de vigne vierge, l'allée de tilleuls des romans de Tourgueniev », Gérard y découvre « un sahara de sel et d'étoffes rayées, dans le claquement tonique du grand vent » (BT-50). Ainsi, pour le narrateur, les rues du « triste port » avoisinant l'auberge se perdent en un « avant-poste de la terre » où, dans « le bâillement désœuvré, terne, d'un bordj saharien », « des filets fins tremblent au vent » (BT-86); le sable de la plage est « aride », la falaise, « impitoyable » comme au cœur d'un « grand pan de Sahara qui jette à pleines mains son sel et son soleil brûlants » (BT-59). Pareillement, pour Christel, la petite municipalité où se situe l'hôtel s'apparente à une « bourgade évacuée comme une ville des déserts d'Amérique » (BT-165).

Malgré toutes ces possibilités d'associer le contexte fictionnel à divers poncifs, l'on remarque vite à quel point se font rares dans Un beau ténébreux les indications précises qui nous permettraient de situer avec certitude les événements racontés au sein d'une réalité géographique donnée. D'où que, faute de mise en contexte clairement établie, le premier paradigme du cadre spatio-temporel de la fiction, l'espace, demeure indéfiniment placé sous le signe d'une espèce de flottement. Par exemple, de tout le parcours proposé par le récit, aucun toponyme officiel ou existant n'est assigné à présenter la ville ou le village où se situe l'action; l'usage unique d'une majuscule (« G. », BT-48) désigne, une seule fois d'ailleurs, la localité où se meuvent les personnages du roman. Rien, donc, en dehors de spéculations, ne permet de déterminer le positionnement exact de l'Hôtel des Vagues sur les côtes du littoral breton, où l'on sait, tout au plus, l'auberge située (BT-16). De manière symbolique, le nom fortement polysémique et parodique de l'institution ne renvoie-t-il pas, d'ailleurs, à la notion d'indétermination? De même, dès la première ligne du journal de Gérard, le toponyme purement imaginaire, ou littéraire, désignant la municipalité qui s'étend au nord du bâtiment,

Kérantec, ne plonge-t-il pas le lecteur dans le domaine de l'inconnu, de la fable, voire de la

légende de toutes ses consonances celtiques?

Certes, quelques localités non fictives, quelques régions réelles sont bien évoquées dans le second roman gracquien, qu'elles constituent de grands centres urbains, des îles touristiques ou des communes plutôt provinciales; qu'elles soient rattachées aux souvenirs d'enfance ou de voyage de Christel ou de Gérard, comme Paris, Angers, Nantes, Ouessant et Venise (BT-24,

151 En fait, la description des paysages d'Un beau ténébreux s'apparente même parfois au locus horridus. Nous aurons l'occasion de le constater en étudiant plus loin le caractère sublime de la prose gracquienne.

30, 52, 84), ou qu'elles appartiennent, telles Hoyerswerda, Stettin, Newcastle, Glasgow (BT- 133), à l'imaginaire testimonial de la Seconde Guerre mondiale. Mais, quoi qu'il en soit de leur existence réelle, les divers endroits que désignent ces appellations sont « rendus légendaires », comme le signale Simone Grossman, d'une part par leur apparition constante dans la geste152

gracquienne et, de l'autre, par la « “ déréalisation ” [...] qui les enlève à leur normalité pour les insérer dans le domaine poétique de l'imagination » (JGS-160). Or, cela n'est pas sans brouiller les choses davantage. Nous pensons aussitôt au mot de Gracq portant sur la représentation dans la littérature stendhalienne :

J'aime qu'aucun nom inventé n'y soit clairement traduisible pour l'historien (encore que plus d'une fois [...] il en vienne un sur le bout de la langue). Mon principe s'en trouve confirmé : dans la fiction, tout doit être fictif [...]. Un personnage de roman, aussi vivant qu'il soit, si on le confronte dans une scène à une figure historique véritable, y perd instantanément souplesse et liberté, parce qu'il vient s'articuler brusquement à un point fixe isolé [...]. (ELEE-572)

Assortissant Un beau ténébreux aux textes surréalistes, puis aux récits poétiques en ce que, dans ces derniers comme dans la prose gracquienne, l'espace représenté est fondamentalement pluriel ou autre (RP-76), cette déréalisation semble constituer pour Gracq une condition sine

qua non de la création romanesque. D'autant que c'est à l'aune de ce principe que s'apprécie,

pour l'écrivain, la « nature intime du roman » (ELEE-632). C'est aussi cette qualité qui assure, d'après l'auteur, le maintien « de l'honneur romanesque » : « faire le lecteur être à mesure tout ce qui est dit, mais dans l'anéantissement concomitant de toute réalité de référence » (ELEE- 632).

Ces préceptes permettent de mesurer le défi que représentent les tentatives d'appréhension, ou de déchiffrement, du cadre spatio-temporel d'Un beau ténébreux ─ aussi bien que de l'identité de ses personnages ─ à partir de repères réels, voire univoques. En plus d'apparaître comme des êtres sans statut, sans origines et sans passé fermement définis, les protagonistes du récit restent sans positionnement précis dans le temps historique, sans localisation concrètement établie. Autrement dit, s'il se dessine parfois autour des actants gracquiens un véritable halo de mystère, le contexte dans lequel ils évoluent est tout aussi

152 Certaines des villes proprement désignées dans Un beau ténébreux sont convoquées de façon récurrente par l'œuvre gracquien. Qui plus est plus, les traces de cette topographie disséminées à travers le texte font écho à la biographie de l'auteur, telle que révélée, notamment, par certains de ses fragments. Ainsi, pour l'écrivain comme pour ses personnages, il semble que les noms de ces endroits réfèrent à autant de lieux de prédilection, fort chargés d'affect et liés à une lointaine appréhension du monde : lieux auxquels se rattachent des souvenirs de jeunesse (Nantes, Angers), des souvenirs de lecture (la Venise de Stendhal, par exemple) ou des souvenirs de guerre. Les Lettrines (1 et 2), En lisant en écrivant ou les Manuscrits de guerre en attestent.

difficilement identifiable que leur caractère. Il est donc d'autant plus ardu de savoir qui sont les personnages du roman que nous ne savons jamais tout à fait ni d'où ils viennent, ni où ils sont, ni d'où ils parlent, et ce, dès le prologue du roman. Tout se passe alors plus encore comme si un obscurcissement délibéré teignait sans cesse leur représentation.

La métaphorisation

Considérant le prologue, ou l'incipit, d'un roman comme un « lieu d'orientation, mais aussi une référence constante153 » pour la compréhension d'une fiction, on en attend

généralement qu'il clarifie, c'est-à-dire qu'il informe ou instruise le lecteur sur les divers éléments du récit entamé, qu'il s'agisse de le renseigner sur l'identité de ses personnages ou d'éclairer le contexte spatio-temporel dans le cadre duquel évolueront ces derniers. Mais voilà que l'ouverture d'Un beau ténébreux, cet obscur, très poétique et très théâtral prélude, contrevient profondément à la fonction traditionnellement reconnue au seuil d'une œuvre romanesque. Frappant le texte gracquien du sceau de la merveille, l'introduction du roman brouille, aussi, les pistes qui auraient pu conduire au discernement des frontières du cadre fictionnel. Elle en laisse deviner, plutôt, les contours instables, ouverts et perméables.

Sans vouloir nous aventurer sur le chemin de la mythocritique ou de la psychocritique ─ d'autant que ces méthodes ne sauraient sans doute rendre tout à fait justice à l'œuvre de Gracq qui les déconsidérait lui-même154 ─, nous avancerions que l'écriture d'Un

beau ténébreux se fonde, dès ses premières lignes, sur la mise en place d'un réseau inextricable

d'images récurrentes, voire obsédantes, saturant l'écriture à l'envi. Réduisant au strict minimum tous les renseignements qui se seraient montrés utiles à l'identification du contexte sociohistorique et géographique de la narration; minant presque, par là, la compréhensibilité, ou l'effet de représentation, de la fiction, le prologue gracquien nous paraît, dès lors, témoigner d'une rupture. Il laisse deviner la distance d'Un beau ténébreux ─ et annonce ou reflète celle des autres récits gracquiens ─ par rapport au roman réaliste. En procédant d'une multiplication démesurée de métaphores et d'antithèses, les pages liminaires du texte n'éclairent-elles pas, en effet, le fonctionnement général du roman, mu, comme nous le verrons, par la répétition et par la variation d'images, de correspondances, bien plus que propulsé par la progression linéaire d'une intrigue? Car, loin d'être constitué seulement d'un enchaînement logique d'actions et de

153 Andrea Del Lungo, L'incipit romanesque, Paris, Seuil (Poétique), 2003, p. 55.

154 Dans Lettrines, Gracq écrit : « Psychanalyse littéraire — critique thématique — métaphores obsédantes, etc. Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n'ont de cesse qu'ils aient disposé votre œuvre en serrure? » (LE-161)

péripéties, Un beau ténébreux ne s'organise pas simplement en fonction d'une résolution. Et si, pour Blanchot, « il ne s'y passe rien155 », nous dirions autrement que tout y passe à travers les

images. Relayant presque chez Gracq le traditionnel schéma actantiel, ce déferlement symbolique156 nous semble même révéler l'un des procédés fondamentaux de l'écriture

gracquienne : elle submerge le lecteur dans une mer de suggestions et de descriptions où, petit à petit, ce dernier peut venir à se noyer, entièrement absorbé dans la considération d'un vigoureux réseau de symboles et d'allusions. Pareille profusion peut évidemment dépayser l'habitué de romans classiques à force de détournements.

D'aucuns objecteront qu'il importe peu de tracer des frontières entre les genres, devenus de plus en plus perméables et multiformes avec le temps, particulièrement à l'époque où paraît

Un beau ténébreux. Aussi ne cherchons-nous pas à rendre compte de l'appartenance du roman

gracquien à quelque catégorie que ce soit. Cela serait, du reste, d'autant plus difficile qu'il se présente lui-même sous une forme métissée. Néanmoins, au risque de profaner la résistance de Gracq aux classifications et aux hiérarchisations, force nous est tout de même de remarquer la parenté indéniable du texte de l'écrivain avec le récit poétique157 ─ aussi l'avons-nous déjà fait à

quelques reprises dans cette étude. D'abord ─ n'est-ce ce pas ce que nous avons vu dans la première partie de ce mémoire? ─, chacune des particularités répertoriées par Tadié pour décrire le héros du récit poétique peut être appliquée au roman de Gracq : la dislocation du psychologisme (RP-14); le « dépérissement des références réalistes » (RP-9); le dilettantisme (RP-16); un fort pouvoir d'association autobiographique (RP-18); l'absence de détermination sociale (RP-24); un puissant symbolisme (RP-29). Qui plus est, l'association qu'opère Un beau

ténébreux d'un cadre indéfini et d'une langue où, sans grande visée informative, la description

offre plutôt « toute une variété de moyens158 » (ELEE-646) pour évoquer rappelle le modus

155 Maurice Blanchot, « Grève désolée, obscur malaise », dans Qui vive? Autour de Julien Gracq, Paris, Librairie José Corti, 1989, p. 38.

156 Anne Fabre-Luce a qualifié, pour sa part, l'affluence d'images qui caractérise la prose gracquienne de « procès de contamination ou de viscosité métaphorique ». Anne Fabre-Luce, « Julien Gracq ─ le degré zéro du mythe », dans Givre, no 1, 1976, p. 72, cité par Bernard Vouilloux, De la peinture au texte. L'image dans

l'œuvre de Julien Gracq, Paris, Droz, 1989, p. 190. Pour Bernard Vouilloux : « Le livre gracquien ne s'écrit

pas en avant dans l'écriture, mais dans ses “ marges ” : il se donne simultanément dans la littéralité du texte écrit/lu et dans la germination métaphorique qui l'emporte ailleurs. » Bernard Vouilloux, En lisant Julien

Gracq. La littérature habitable, Paris, Hermann Éditeurs (Lettres), 2007, p. 80. C'est nous qui soulignons.

157 Tadié se réfère, d'ailleurs, souvent aux œuvres gracquiennes pour illustrer sa définition du récit poétique. 158 On pense ici au poème en prose « Le thyrse » de Baudelaire : « Ligne droite et ligne arabesque, intention et expression, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité du but, variété des moyens, amalgame tout- puissant et indivisible du génie, quel analyste aura le détestable courage de vous diviser et de vous séparer? » Charles Baudelaire, « Le thyrse », dans Petits poèmes en prose, édition annotée par Henri Lemaitre, Paris, Garnier, 1962, p. 165.

operandi du genre hybride défini par Tadié. Puis, d'un autre point de vue encore, comme nous

le savons, dans le récit poétique comme dans le roman gracquien, l'humain et le paysage sont

étroitement liés (RP-77).