l’adéquation entre le personnage littéraire et l’interprétation qui en est faite, pour
éventuellement s’y identifier et le fantasmer. Cette adéquation est justement l’expression
d’une forme d’« authenticité », laquelle ne peut exister que localement.
À partir de là, il est possible de « dérouler » la théorie de Rouget et de voir en quoi les
pratiques de la langue chantée, dans le cadre de rituels d’interprétation et d’écoute,
performent une authenticité locale, c’est-à-dire comment elles sont négociées entre les
musiquants (les artistes) et les musiqués (le public). Pour cela, il faut revenir, dans un premier
temps (à l’instar de Rouget), à la thèse de Rousseau dans L’Essai sur l’origine des langues :
« On cite en preuve du pouvoir physique des sons la guérison des piqures des Tarentules. Cet exemple prouve tout le contraire. Il ne faut ni des sons absolus ni les mêmes airs pour guérir tous ceux qui sont piqués de cet insecte, il faut à chacun d’eux des airs d’une mélodie qui lui soit connu et des phrases qu’il comprenne. Il faut à l’Italien des airs Italiens, au Turc il faudroit [sic] des airs Turcs. Chacun n’est affecté que des accens [sic] qui lui sont familiers ; ses nerfs ne s’y prêtent qu’autant que son esprit les y dispose : il faut qu’il entende la langue qu’on lui parle pour que ce qu’on lui dit puisse le mettre en mouvement. Les Cantates de Bernier ont, dit-on, guéri de la fièvre un musicien François, elles l’auroient [sic] donné à un musicien d’une tout autre nation » (Rousseau, 1781 ; cité dans Rouget, 1980, p. 311).
Il n’y a pas, donc, d’effet mécanique de la musique sur l’action humaine mais, si l’on peut
dire, un effet de sa « localité ». C’est-à-dire qu’il n’y a que dans un espace social donné
54
qu’une pratique chantée ritualisée peut être « efficace » socialement, c’est-à-dire se
manifester de manière particulièrement intense et significative. En ce sens, une telle pratique
revient à :
« Mettre brusquement l’individu en présence de ce qui l’a formé, de ce qui a façonné sa sensibilité, de ce qui est par conséquent antérieur, de ce qu’il a toujours connu et de ce qui le dépasse. C’est confronter son individualité éphémère, imparfaite, inaccomplie, avec la permanence, l’achèvement, la plénitude ontologique. C’est lui faire sentir, de la manière la plus sensible – parce qu’à travers les sens –, l’existence de deux réalités opposées, la sienne et une autre, à la fois proche et contraire. L’opposition entre ce qu’il est et ce qu’il n’est pas – et à quoi obscurément il aspire – est alors vécue comme un sentiment aigu de déchirement. Il faut croire que c’est à ce déchirement, à cette intense impression d’être divisé intérieurement qu’est due la transe » (Rouget, op.cit., p. 522).
Évidemment, nous ne supposons pas que toutes les musiques populaires donnent lieu à des
épiphanies de ce type. Ce que nous voulons dire, c’est que chaque expression musicale,
autant dans sa production que dans sa réception, est ritualisée localement ou tend à l’être,
participant d’un « être ensemble » préexistant et en devenir, dans lequel la langue doit jouer
un rôle spécifique. Par exemple, dans le domaine des musiques populaires, le rock est
souvent perçu, dans son état idéal, comme une tentative d’échapper à certaines structures
sociales et institutionnelles, telle une « utopie concrète » communautaire, visant la création
d’un « Nous musical » qui se voudrait indéterminé (Seca, 2001 ; Tassin, 2004). Les chanteurs
sont ceux qui incarnent l’état de transe propre au sacré qui nous intéresse ici. On sait,
d’ailleurs, à quel point ils sont sujets à la sacralisation (Segré, op.cit.). On suppose alors que,
dans le cas du rock, la compréhension littérale de la langue chantée et son raffinement
poétique ne sont pas des réquisits de l’efficacité du rituel, ce qui permet la pratique de
langues dites étrangères
54. Ce détachement temporaire de la sémantique ne signifie pas pour
autant que les paroles n’ont jamais de sens en soi, mais que le sens de la pratique n’y est pas
exclusivement contenu, comme nous l’évoquions par le biais du concept d’« esthétique de
l’incompréhensibilité ». De ce fait, le sens social de la pratique chantée d’une langue
s’articule avec une multitude d’éléments gravitant autour du matériau musical utilisé pour le
54 Il va de soi que malgré de son statut « étranger », une langue est toujours « locale » à partir du moment où elle est pratiquée dans des rites d’interaction.
55
rituel : imagerie, clips, aspects sonores, discours extramusicaux des artistes, horizons
d’attente des auditeurs, etc. On retrouve ce phénomène dans les musiques de variété, dans
lesquelles la pratique chantée vise à exprimer quelque chose de « vrai » localement, quand
bien même cela passerait par l’usage de métaphores implicites :
« Tout se mêle dans la découverte/production d’une personnalité scénique du chanteur ; il faut qu’il puisse s’y exprimer dans un rôle qui, tout en obéissant au code précis du show-business, lui “colle à la peau”, pour que, par cette vérité même, un public puisse l’entendre, s’identifier à lui et lui apporter le succès. C’est en reformulant enfin ses propres problèmes, mais dans le cadre social des variétés, reconnu par le public, que le chanteur devient humain aux yeux d’un auditoire qui sait fort bien décoder le langage des vedettes » (Hennion, op.cit., p. 67).