progressivement le latin, notamment dans l’organisation des rituels religieux en France,
pendant toute la période du Moyen Âge. En effet, l’Église détient, à l’époque, le monopole
des formes symboliques sacrées, faisant du latin l’expression naturelle de ces formes. Cette
langue est donc réservée à l’office religieux, laissant le peuple, sans éducation, s’exprimer
selon ses propres codes « vulgaires », ces derniers étant perçus comme le simple « reflet » de
leur vie modeste. Toutefois, du fait du cloisonnement entre l’ordre des religieux et le reste de
la population, la scission entre le langage parlé et la langue liturgique (le latin) devient
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grandissante. Elle empêche, notamment, l’auditoire catholique de chanter en chœur
correctement (Launay, 1993, p. 24-30). Une tension s’instaure, ainsi, entre « le culte d’une
Parole révélée dans la forme même qui l’a transmise, dans son mystère qui en confirme la
sacralité et ce devoir évangélique vers ses destinataires les plus urgents » (Regis-Cazal, 1985,
p. 19). Le latin, par la rigidité de sa pratique lors de la messe, incarne alors l’authenticité du
rapport au sacré, tel que voulu, pensé et conçu par les hommes d’église de l’époque. Cette
orthodoxie linguistique et musicale du culte sacré se verra opposer des formes d’expression
« spontanées », que l’on pourrait qualifier de « populaires » :
« La liturgie de Grégoire Ier avait fixé de manière “définitive” l'ordre des prières et des chants dans les offices de la messe, ainsi que leur durée dans les moindres détails. Cependant il se développa avec le temps certaines excroissances mélodiques, des vocalises exécutées sur une même syllabe, que l'on appela d'abord des jubilations » (Duneton, 1998, pp. 68-69).
Celles-ci ont un succès retentissant. Elles sont reprises et parodiées à foison. Selon Claude
Duneton, ce succès est une réponse évidente au caractère figé de la messe. De là
proviendraient aussi les « tropes », ces interventions en langue vulgaire, apparues aux
alentours du X
èmesiècle, qui ponctuent la messe en latin dans le but de rendre le texte sacré
plus clair et plus attrayant. Ces « innovations » portent aussi le nom d'« épitres farcies ».
Toujours à la même époque apparaissent des petits poèmes liturgiques destinés à être chantés
en dehors de la messe, le plus souvent dans un mélange de latin et de langue vulgaire, comme
en atteste l'exemple d’« Aube bilingue de Fleury » (ibid., p. 71). Au-delà du jeu poétique que
de tels chants peuvent porter, ils correspondent aussi à l'expression d'une organisation sociale
propre au Moyen Âge, dans laquelle les langues vulgaires concernent – des paysans aux ducs
– les sentiments, le travail manuel et la fête, tandis que le latin porte la pensée intellectuelle et
religieuse, incarnée par l'ordre des clercs. De ce fait, entre l'an 1000 et le règne de Philippe
Auguste (fin du XII
ème, début du XIII
èmesiècle), le latin est aussi chanté en dehors des cercles
religieux, porté par la caste des « clercs poètes, philosophes, inventeurs » (ibid., p. 111) dont
le goût pour le voyage les amène à endosser un rôle majeur dans la circulation des chansons.
Le latin des paroles ne doit pas cacher le caractère parfois licencieux des histoires qui y sont
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racontées
60, preuve de l'hétérogénéité de la pratique du latin chanté de l'époque et des libertés
dont jouissait la classe cultivée des clercs.
Par ailleurs, on remarque l’apparition de drames liturgiques bilingues au XII
èmesiècle (Cazal,
1998). À la manière de l'Église qui, aujourd'hui, s'approprie des airs à succès pour les adapter
en version pieuse, les trois siècles qui suivent le XII
èmesemblent être une période de brassage,
de circulation et d’interaction particulièrement intense des chansons profanes et religieuses,
donc entre chant en latin et en langues vulgaires (Duneton, op.cit.). Ce foisonnement va se
poursuivre encore jusqu’à l’arrivée de la Réforme :
« Le XVème siècle paraît “pan-chansonnier” au point que la limite n'est pas nettement définie entre la chanson religieuse et la chanson profane. Les timbres – ou airs connus de tous qui servent indéfiniment aux paroles nouvelles – sont utilisés sans complexe, semble-t-il, pour des chants d'église. Évidemment, les joliesses des cantiques peuvent être exploitées, dans l'autre sens, pour former des chansons de rue – mais cela, on le sait, appartient à la plus vieille tradition médiévale. Ici, les airs populaires sont bienvenus à l'office divin – ce qui facilite grandement l'apprentissage des dévotions par les fidèles ! “Rossignolet du bois” ou “La Perronnelle” font la messe pourvu qu'on leur trouve des paroles pieusement adaptées » (Duneton, op.cit., p. 242).
Ces chansons se développent dans un style léger, facile à mémoriser, que l’on nomme
« vaudeville ». Elles disposent d’un air simple, dont la caractéristique principale est de
pouvoir se répéter de couplet en couplet. Bien avant la Réforme, donc, des traductions
officielles circulent, dans le but de suppléer au latin devenu incompréhensible pour beaucoup
de fidèles. Ces traductions s’inscrivent avant tout dans un rapport de redondance et non de
réinvention. En effet, ce qui pourrait être perçu comme des concessions de l’Église à l’égard
des désirs d’expression de la foule vise, en fait, une régulation de la participation des fidèles
et, surtout, une limitation de certaines conduites vues comme déviantes, voire hérétiques
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Bien qu’elles constituent une forme de vulgarisation « contrôlée », ces traductions officielles
n’empêchent pas l’apparition de nouvelles manières – plus libres – de vivre le rapport au
sacré :
60 Dans les Cambridge songs, une chanson comme « La confession de Golias » met en scène le narrateur comme se laissant aller au vice, oubliant sa vertu et avide de volupté.
61 Cela concerne notamment les formes d’expression des sentiments qui s’apparentent à de l’idolâtrie : clameur, agitations, pleurs, etc.
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« L’irruption de la langue vulgaire introduit une autre parole, celle de l’effusion lyrique qui contredit et complète le texte narratif latin. Par là même, le bilinguisme renoue avec des fins pédagogiques. En effet, ces interventions suscitent un mode de participation de l’auditoire radicalement autre, non plus intellectuel mais émotionnel et – semble-t-il – voulu tel. La langue profane, lyrique, hétérogène au discours dramatique, en dessine les limites, récupère et met en scène ce qu’il exclut : l’expression littéraire et profane de la douleur personnelle. Ce faisant, la langue vulgaire permet une identification, une participation sur le mode de la reconnaissance » (ibid., p. 20).