La presse musicale française s’intéresse à ces groupes et en fait même des couvertures. Puis
l’effervescence retombe, les majors du disque estiment avoir suffisamment signé de groupes.
Finalement, pour elles, le format « variété »
171est perçu comme le plus adapté au marché
français, tandis que les autres genres musicaux (rock notamment) sont suffisamment
représentés par le catalogue « international » (Guibert, op.cit., p. 157)
172.
À son arrivée, vers la fin des années 1970, le courant punk va tenter de rompre, en partie,
avec la dépendance vis-à-vis des grands labels, en même temps qu’il réactualise un certain
imaginaire contre-culturel. Il se distingue ainsi singulièrement des méthodes de production de
l’industrie musicale (par un amateurisme souvent revendiqué), mais aussi de l’idéal
communautaire que portaient un certain rock progressif ou d’autres tendances hippies, encore
quelques années auparavant. Dans le climat social européen des « années de plomb », le punk
se veut davantage hargneux et désenchanté vis-à-vis du monde social. Cela s’exprime par la
négation d’une certaine vision de l’esthétique
173et par une forte tendance nihiliste (« No
Future »). Il favorise, par ailleurs, l’émergence de pratiques d’autogestion (do it yourself)
sans pour autant avoir de mal à s’accommoder, à certains moments, de l’aide des grandes
maisons de disque :
« le punk est, d’une part, un processusde rapprochement entre une culture de masse, le rock et une pratique underground […] ; il crée, aussi, d’autre part, une rupture dans la manière de présenter une nouvelle esthétique en rendant désuet ce qui le précédait (la vague psychédélique dite “baba cool”). Grâce à ce processus, il […] transforme et fragmente le culte de la personnalité, en éliminant le rite des concerts géants
169
Une analyse musicale de la prosodie et du placement de la voix du chanteur, Jean-Louis Aubert, serait nécessaire pour étayer une telle représentation du groupe Téléphone.
170Ibid.
171 Composé de moins de guitare électrique saturée et d’un chant plus doux.
172 Paradoxalement, en privilégiant un catalogue international moins axé « variété » dans la décennie suivante (The Cure, U2, Police, Depeche Mode, etc.), qui réalisera d’ailleurs plus de la moitié des ventes de disques en France dans les années 1980 (voir le rapport L’économie du domaine musical, Paris, La Documentation Française, 1985 ; cité dans Guibert, 2006, p. 158), l’industrie française favorise une conception de l’anglais comme langue plus authentique pour les nouveaux courants musicaux, sans pour autant soutenir particulièrement les groupes locaux pratiquant l’anglais.
173 Rejet de la virtuosité, usage d’un nombre réduit d’accords, de rythmes simples et rapides, omniprésence de la distorsion, chansons courtes, etc.
146
dans des stades au profit des collectifs autonomes et des scènes locales ou en valorisant le masque et une certaine mise en scène de leur prestation. Le but est ainsi de provoquer le public en le propulsant sur scène. Le punk est donc une rupture parce qu’il est une incitation à monter un groupe, à revendiquer une existence, une présence. Il tend à entretenir une confusion entre […] le musicien et le fan. Il revivifie la critique de l’académisme de l’offre des industries phonographiques » (Seca et Voisin, 2004, p. 81-82).
La part d’indépendance du punk, dont un des idéaux est la transformation du consommateur
en producteur, permet de revoir, aussi, les normes de la langue chantée. En France, celle-ci
est davantage criée et argotique, que ce soit en anglais ou en français. Elle fait ainsi
davantage le pont entre la réalité langagière des classes populaires françaises et les formes
d’identification qui circulent mondialement (l’anglais du rock et de la pop).
L’authenticité du punk français est donc liée, d’une part, à la perception qu’ont les Français
de leurs modèles punk (principalement Anglo-étatsuniens) et, d’autre part, aux
problématiques politiques et sociales françaises qu’ils cherchent à incarner. De ce fait, la
pratique du punk en France suit une logique ambivalente – déjà évoquée – entre
ressemblance à un « standard » (Sex Pistols, The Clash, MC5 ou encore New York Dolls) et
recherche d’originalité spécifique à l’espace social français. La représentation que se font les
jeunes, à l’époque, des nouveaux courant musicaux comme le punk est localement
conditionnée par 1) le rôle de médiateur idéologique des critiques comme Alain Pacadis,
Patrick Eudéline et Yves Adrien (David, 2011), et 2) l’existence de disquaires dans les
centres urbains, (l’Open Market à Paris, dirigé par Marc Zermati) qui deviennent aussi des
labels (Skydog Records ou encore Mélodie Massacre à Rouen)
174. Ces lieux de diffusion et
ces porte-paroles recherchent la subversion sonore et rejette ouvertement la « variété »,
celle-ci étant notamment le fait d’ancelle-ciens yéyés comme Sylvie Vartan ou Johnny Hallyday. En ce
sens, il est symptomatique que, lorsque Marc Zermati fonde Skydog, ce soit dans le but de
distribuer des artistes étrangers, principalement britanniques et étatsuniens, pratiquant une
forme de rock très inspirée des années 1950, comme les Flamin’ Groovies, les Kinks ou le
MC5 par exemple, et non de produire des groupes français (Briggs, op.cit., p. 151). Toutefois,
il comprend rapidement qu’il y a un vide à remplir du côté des musiques underground
174 Le fait que des disquaires puissent devenir des labels constitue un des grands changements structurels du punk vis-à-vis de l’époque yéyé.
147
françaises. C’est dans ce sillon très rock’n’roll (dit « garage ») et avec une attitude largement
je-m’en-foutiste
175que se forme une nouvelle scène
176, principalement à Paris. Cette scène
rassemble des groupes comme les Stinky Toys, Angel Face, Loose Heart, Metal Urbain,
Gazoline, les Guilty Razors, Bijou, etc. Tout comme la scène londonienne, elle est à la fois
rebelle et relativement proche des milieux mondains, que ce soit ceux de l’art, du showbiz ou
des boîtes de nuit (Zénouda, 2016, p. 27). En d’autres termes, cette première scène punk est
davantage nihiliste et dandy qu’activiste
177.
Stinky Toys se monte en 1976, peu de temps après un concert des Sex Pistols en banlieue
parisienne, avec lesquels ils tourneront plus tard. La particularité de ce groupe, outre le fait
d’avoir joué avec les Sex Pistols, est de signer un contrat avec Polydor et de chanter en
anglais. Cela est dû, en partie, à l’identité cosmopolite de la chanteuse, Elli Medeiros,
d’origine uruguayenne. Cette dernière revendique l’anglais comme « culture » et ne rien
connaître à la culture française, bien qu’elle en parle la langue. Elle chante à propos de
désillusion, d’alcool et de drogue comme échappatoire, sur une musique qui surfe sur la
vague rétro rock qui occupe les rayons de l’Open Market. Toutefois, les membres du groupe
se défendent d’être punk auprès des journalistes, justement parce qu’ils ne sont pas
britanniques, en dépit du chant en anglais
178. Ils nourrissent même une aversion pour le punk
anglais, donnant du fil à retordre à ceux, nombreux dans la presse musicale, qui les accusent
de n’être que des pâles copies du punk d’outre-Manche. Ces critiques sont, comme nous
l’avons déjà évoqué, le produit d’un changement dans les modes d’écoute des musiques
populaires qui, progressivement, a fait de la quête d’authenticité locale un critère opposé au
175 Il suffit par exemple de voir comment, lors d’un passage à la télévision, la chanteuse du groupe Stinky Toys explique au présentateur, avec un sourire décontracté, comment les membres du groupe se sont rencontrés au lycée à Paris alors qu’ils étaient tous ivres. S.n.,« Stinky Toys - 'Plastic Faces' 1977 » (en ligne), 1977. URL :
https://www.youtube.com/watch?v=9HxcDY-ea4s (consulté le 16 juin 2014).
176 Ici nous entendons le terme dans son sens restreint, c’est-à-dire correspondant à une esthétique particulière et à une masse critique d’acteurs.
177 « Une étude du corpus des principaux groupes des toutes premières années du punk en France (Stinky Toys, Métal Urbain, Olivensteins, Starshooter et Asphalt Jungle) ainsi que des fanzines (Gare du Nord, Annie aime les sucettes ou de La Punkitude) montre que les contenus portant sur la critique de la société sont alors rares. Les textes varient ainsi entre l’évocation de la ville sous l’angle du roman noir (“Planté comme un privé” d’Asphalt Jungle), de la futilité (“Birthday Party” de Stinky Toys) et d’une provocation dilettante (“Fier de ne rien faire” des Olivensteins) » (Raboud, 2016, p. 48).
178 On retrouvera plus tard ce genre de prise de distance chez des groupes français qui chantent en anglais comme Les Thugs.
148
principe de traduction en français des standards anglo-saxons. Or, un groupe comme Stinky
Toys contrevient à ce régime d’authenticité nouveau, cette fois non pas en traduisant un
succès en français, mais à l’inverse en le singeant. À ces critiques s’ajoutent les réticences
d’une partie du public de cette nouvelle scène underground vis-à-vis de la médiatisation du
groupe et, plus particulièrement, de sa chanteuse, dont l’apparence correspondrait trop au
standard féminin en vogue (Briggs, op.cit., p. 160)
179. Ainsi, à bien des égards, le groupe sert
d’épouvantail à la scène émergente qui chante en français et qui se veut davantage sérieuse en
termes d’identité punk (Metal Urbain)
180, malgré la difficulté ressentie par certains groupes à
allier l’identité punk et la langue de Molière
181. Quoi qu’il en soit, malgré un chant en anglais,
la courte existence des Stinky Toys au sein de la scène punk française renvoie
paradoxalement à une attitude originale, où la pratique de l’anglais chanté se fait sur le mode
du pastiche assumé, autrement dit sur une réactualisation locale de la légèreté yéyé mélangée
à une dose de décadence relativement nouvelle en France. C’est sans doute cette ambivalence
qui a valu au groupe d’être rapidement condamné, bien qu’il aboutisse quelques années après
à un immense succès public. En effet, deux des membres des Stinky Toys deviendront par la
suite Elli et Jacno, duo iconique de la pop kitsch en français des années 1980, chantant des
paroles d’amour sur des mélodies minimales synthétiques.
De manière générale, de 1977 à 1978, si une partie de la mouvance punk, avec son attitude
rebelle, chante en anglais, elle s’oppose à une autre mouvance dont l’authenticité repose
plutôt sur la critique sociale contenue, en partie, dans les paroles. Par conséquent, pour cette
autre mouvance, les paroles doivent être facilement accessibles au public, c’est-à-dire en
français. Métal Urbain en est l’exemple emblématique, puisque ses membres revendiquent
ouvertement, dès 1978, le rôle politique du punk face aux fantômes passés du fascisme. Pour
eux, pratiquer l’anglais signifierait renoncer à la dimension subversive inhérente au punk
179
Elle fait, par exemple, la couverture du magazine musical de référence en Angleterre, Melody Makers (Zénouda, 2016, p. 24).
180 D’autres groupes assimilés à la nouvelle scène punk, comme les Dogs ou les Guilty Razors, chantent en anglais et ne semblent pas s’attirer autant les foudres que les Stinky Toys. Cela pourrait s’expliquer par le plus grand respect de ces groupes de l’authenticité esthétique du punk viril, dont le son est résolument plus « gros » que celui des Stinky Toys.