britanniques comme les Beatles et les Rolling Stones qui « copient », eux aussi, les
étatsuniens, tandis que ces derniers n’apparaissent nulle part dans le top 20 (Anderson, op.cit.,
142 « Pour la plus grande partie de l’opinion publique, la reconnaissance du rock’n’roll comme fait social coïncide avec le concert organisé le 22 juin 1963 par Salut les copains et qui rassemble 150 000 personnes pour “la Nuit de la Nation”. Les incidents, bagarres, destructions qui émaillent le concert sont alors extraordinairement grossis par une partie de la presse, qui évoque des scènes d’émeute. Si l’événement fait date, la dénonciation du rock’n’roll n’est pas neuve. Depuis la fin des années 1950, des “experts”, journalistes, sociologues, prêtres, psychiatres, débattent du “phénomène”, tandis que, dans certaines villes, des maires ont choisi d’interdire les concerts de rock, auquel est déniée toute valeur artistique. Les fans de rock sont soit méprisés, car manipulés et aliénés par l’industrie culturelle, soit stigmatisés, car assimilés aux blousons noirs » (Tamagne, op.cit., p. 202).
129
p. 330). Le succès des artistes français repose sur la traduction de chansons étatsuniennes en
français. La particularité des chansons traduites en français est de conserver toute la structure
mélodique et rythmique de « l’originale », pour n’en changer que la voix et le texte.
L’orchestration, bien qu’étant similaire à l’originale, passe par le filtre des studios français et
est, de ce fait, altérée, voire adoucie (Guibert, op.cit., p. 131-133). La plupart des groupes
hexagonaux chantant dans un français plus ou moins traduit de l’anglais le font à l’aide d’un
parolier professionnel mandaté par la maison de disque.
Un des premiers à chanter du rock’n’roll en français est Richard Anthony, né Richard Btesh,
dont la capacité à imiter le style vocal d’Elvis en français forge un rapide succès. Avec l’aide
des maisons de disques, il adapte de nombreuses chansons étatsuniennes, dont les paroles
sont traduites ou complètement réécrites, mais dont la partie instrumentale est rejouée
presque à l’identique. Fantasmant l’Amérique, il chante, comme beaucoup d’autres « yéyés »,
les nouvelles valeurs de la jeunesse urbaine : la drague, les voitures, le fun, etc. Si l’élément
central des sociétés d’avant-guerre était le travail, c’est maintenant devenu le loisir (Frith,
1981), donnant lieu à une récurrence de thèmes perçus comme légers. Cette pratique adaptée
du rock permet à Richard Anthony de quitter son job de vendeur de réfrigérateurs et de
devenir une star, actualisant le mythe émancipateur du chanteur parti de rien qui, grâce à la
musique, s’abstrait de son milieu social.
L’exemple des Chats Sauvages – dont le nom provient de Marty Wilde and the Wildcats, un
groupe anglais – est tout aussi révélateur. Leur succès est tel qu’à 17 ans, ils font leur
première tournée dans une voiture de marque Cadillac, équipés d’instruments de musiques
importés des États-Unis, réalisant ainsi furtivement le rêve d’une jeunesse éprise de cinéma
hollywoodien. Plus spécifiquement, au niveau de la langue, les Chats Sauvages traduisent,
eux aussi, les succès de rock’n’roll étatsuniens pour le public français. Chaque semaine, on
leur apporte une série de 45 tours dans lesquels ils doivent choisir les titres à adapter
(Chalvidant et Mouvet, 2001, p. 39). Cette traduction est aussi faite en collaboration avec un
parolier professionnel de la maison de disque. Le titre de la chanson originale figure presque
toujours sur le disque, entre parenthèses après celui de sa traduction française. D’un point de
vue strictement linguistique, seuls subsistent quelques onomatopées, des « yeah » ou des
« baby ». D’autres artistes, comme Long Chris et les Daltons n’hésitent pas à intégrer des
couplets entiers en anglais (« Je reviendrai » [1962], une chanson d’amour adaptée de « I’m
130
going home »), bien que cela reste assez rare. Plus généralement, il arrive que des groupes
donnent un titre en anglais à une chanson instrumentale (« Firewater » [1963] des Cyclones
par exemple). Pour une chanson qui n’a pas de paroles, le titre en anglais relève d’une
fonction poétique, esthétique. La langue anglaise est donc, chez les yéyés, un outil de
stylisation. Elle se place aux côtés des vêtements, des coupes de cheveux, des guitares. Elle
est quelque chose que l’on porte, que l’on montre et, à ce titre, elle fait partie des « réponses
négociées à une mythologie contradictoire concernant les classes sociales » (Hebdige, op.cit.,
p. 91-92). Cette mythologie est celle de l’appartenance à la catégorie « jeune » ou « copain ».
Cette image est à la fois exaltée, par exemple lors du mariage d’Hallyday et Sylvie Vartan, et
caricaturée, par exemple lors du concert Place de la Nation et plus globalement à travers la
figure du blouson noir, incarné par Vince Taylor. L’anglais est, de ce point de vue, à la fois la
langue du chic et du rebelle, celle que les plus vieux ne comprennent pas ou rejettent. Elle est,
en partie, censurée par le monde des adultes qui, lui, est incarné par l’industrie musicale. Cela
rend l’anglais encore plus subversif aux yeux des musiciens.
Tous les musiciens adoptent un pseudonyme à consonance anglaise, faisant ainsi écho à
l’anglomanie des artistes de jazz des Années folles (Klein, 1985, p. 48). Hervé Forneri, le
chanteur des Chats Sauvages, devient par exemple Dick Rivers, inspiré de Deke Rivers, le
personnage joué par Elvis Presley dans Loving You. Au-delà de la simple traduction ou copie,
on remarque qu’adopter un tel pseudonyme relève autant d’une stratégie de distinction
vis-à-vis des patronymes franchouillards que de la performance d’une représentation idéalisée de
l’identité étatsunienne. Autrement dit, le pseudo exprime ici une contradiction, au sens où il
est le résultat d’une volonté de différenciation, mais que sa finalité est la performance
mimétique d’une identité culturelle fantasmée. Or, la majorité des musiciens de l’époque
officiants sous pseudo ne sont jamais allés aux États-Unis ou en Angleterre. Ce paradoxe est
producteur culturellement, puisque Dick Rivers en viendra rapidement à incarner, parmi
d’autres, le rockeur « à la française ». Ainsi, il représente localement un pan du rock plus
« sauvage » qu’un Richard Anthony, donc plus authentique du point de vue de certaines
représentations du rock. Sa manière de chanter comporte également de nombreuses
ressemblances avec le style d’Elvis Presley, altérant les manières habituelles de chanter le
français, bien que ce soit par une forme outrancière pouvant susciter la moquerie. Ce
mimétisme langagier s’exprime aussi par une performance corporelle très portée sur les
131
mouvements de bassin, c’est-à-dire faisant allusion à l’acte sexuel. C’est ce que l’on observe
avec le groupe les Chats Sauvages qui, lorsqu’ils interprètent « Hey Pony »
143(1961),
reprennent le déhanché d’Elvis dans « Hound Dog »
144(1956). Quant à leurs instruments,
ceux-ci sont comparables à ceux des Anglais du groupe The Shadows, dont le style est, pour
l’époque, d’une importance capitale, en ce qu’il répond aux désirs d’aventures et d’évasion
des jeunes apprentis rockeurs (Fabbri et García Quiñones, 2014). Le rock’n’roll français
devient donc un marqueur identitaire fort pour la jeunesse, porteur d’espoir et de fantasmes.
Johnny Hallyday, figure emblématique s’il en est, illustre aussi cette « traduction » en
français du rock’n’roll. Par une ruse marketing qui le fait passer pour un américain de culture
française à ses débuts, il endosse tous les traits de la culture rock américaine telle qu’elle est
rêvée par le jeune public français. À l’instar des Chats Sauvages et de son leader Dick Rivers,
il forge un archétype musical spécifiquement français, singeant avec talent la pratique des
rockeurs américains, pour en fournir une version adoucie et grand public. Ce caractère à la
fois métis et stéréotypé explique pourquoi tous ces musiciens n’ont jamais connu le succès
ailleurs qu’en France. Ainsi, à l’époque des premiers succès, Hallyday se situe, comme
Richard Anthony et les Chats Sauvages, dans la catégorie de ceux qui usent jusqu’à la corde
des traductions adoucies du rock’n’roll étatsunien. Cette entreprise de traduction, si fréquente
dans la production française de l’époque, induit des routines de travail conduisant à une
forme d’homogénéité plate des chansons :
« The division between pop, folk, and rock emphasized in the American context was lost in translation as this aesthetic approach was applied to most covers. Thus, the translations not only lacked innovation but often recontextualized songs and granted them new meanings in French context […] as they used a variety of cultural material to construct the genre of yé-yé [sic] » (Briggs, op.cit., p. 23).