pied des événements plus improvisés. Certains ont lieu au terrain vague de La Chapelle et
sont organisés par Dee Nasty. D’une certaine manière, ils reviennent à un aspect originel de
la culture hip-hop, comme en atteste la pratique des « battles ». Dans ces soirées, on peut
s’essayer au rap devant un public, en défiant un autre rappeur, le plus souvent en français.
C’est lors de ces joutes verbales, avec la proximité du public et le beat qui résonne comme
cadre interactionnel, qu’une nouvelle pratique du français rappé se met en place et se
développe. Dans cette atmosphère de forte compétition, la compétence langagière est, en effet,
primordiale. C’est sur elle que repose l’issue de la joute entre les rappeurs. Lors de ces défis,
la compréhension du public est déterminante pour savoir qui a « gagné ». La pratique rappée
découle donc pleinement des premières ressources langagières à disposition (des rappeurs et
du public) : le français courant, l’argot et les mots anglais du rap étatsunien (Boquet et
181
Adolphe, 1997). C’est d’ailleurs là que commencent des groupes importants comme NTM et
Assassin.
En se développant, le français rappé s’insère dans une logique d’interprétation spécifique,
liée au régime d’authenticité du hip-hop (« rester vrai », « rester soi-même ») :
« Un rap n’est qu’exceptionnellement interprété par quelqu’un d’autre que son auteur, alors que c’est commun dans l’univers de la chanson : il y a là une impossibilité majeure car un rap, comme un discours politique ou un sermon, est indissolublement lié à son auteur : à son discours, à son flow, à sa sensibilité rythmique, vocale et verbale, à son ancrage social, ethnique, religieux, géographique, à son charisme… qui forment une combinaison aussi unique que son code génétique. À l’origine du genre, le rappeur était une sorte d’animateur complétant la prestation d’un DJ par l’invitation à danser et des commentaires, notamment lors de certains passages paroxystiques des enregistrements joués : il s’agissait d’encourager les prestations des breakdancers au moment du break, autrement dit de l’interruption de la ligne mélodique par une boucle de batterie et de basse. Les premiers raps peuvent ainsi apparaître en partie comme relevant d’une activité linguistique métamusicale improvisée, engageant leur auteur hic et nunc. La notion de paroles mises en musique, pour la chanson, relèverait plutôt à l’inverse d’une activité musicale métatextuelle » (Rubin, 2004, §23).
Dans ce sillage, de nouveaux acteurs émergent, en particulier Lionel D, Richie et Jhonyo qui
interviennent dans l’émission « Rapper Dapper Snapper »sur Radio 7, avec une volonté de
proposer des textes « construits », sur le modèle de certains rappeurs étatsuniens. Encore à
l’état underground, la scène rap parisienne rallie le milieu « contre-culturel » de l’époque,
notamment Radio Nova, formée par les membres du magazine Actuel. Dee Nasty y anime
une émission le soir, le « Deenastyle », où certains rappeurs viennent faire de l’improvisation
rappée (freestyle). On comprend ici comment s’est instituée la pratique du français dans le
rap, puisqu’elle répond, en partie, à une symbolique de l’immédiateté, de la spontanéité, dont
la technique se veut avant tout poétique. L’émission de Dee Nasty circulera beaucoup en
France, notamment via des enregistrements cassette. Celluloïd, la maison de distribution
d’Actuel
248, travaillera ensuite avec des artistes de rap émergents, dépassant les frontières
parisiennes et assurant au rap français un début de notoriété.
248 La popularité grandissante de son genre de musique (« sono mondiale » ou « musiques du monde ») profitera même à des artistes qui rappent en français et en arabe (Shams Dinn).
182
4.2.2. L’ambivalence langagière du rap, une marque de fabrique plus qu’un
cloisonnement
Au début des années 1990, les grandes maisons de disques restent globalement frileuses à
l’égard des rappeurs émergents. Ce n’est qu’après le succès du titre « Mais vous êtes fous »
(1990) de Benny B et des compilations Rapattitude qu’elles tentent le pari, malgré les
divergences avec les rappeurs quant à la manière de travailler. En effet, la recherche
d’authenticité des rappeurs se confronte parfois durement aux pratiques de production des
grands labels, ces dernières étant historiquement basées sur le consensus social et
l’absorption des passions (Morin, op.cit., p. 5). En outre, les maisons de disque peinent à
trouver une stratégie satisfaisante pour promouvoir les rappeurs hardcore comme NTM :
faut-il renforcer l’aspect « bling bling » et « ghetto » pour choquer ou, à l’inverse, lisser leur
image pour les faire apparaître comme inoffensifs ? Ce dilemme ne sera jamais vraiment
résolu. Ainsi, le rap français émergent oscille entre une forme « accessible » (MC Solaar,
Ménélik) et une autre plus « subversive » (NTM, IAM, Ministère A.M.E.R) qui peine à
percer dans les médias grand public.
Malgré les structures classiques (couplet-refrain) des chansons de rap, la machine médiatique
hésite à le diffuser. En ce qui concerne les radios, par exemple, le rap n’est pas assez
mélodique et fédérateur. De plus, l’assimilation du rap au « problème des banlieues » dans les
médias – surtout la télévision – donne une place particulière à cette nouvelle expression
artistique en français. Premièrement, si l’on considère que les rappeurs proviennent
essentiellement de populations immigrées et antillaises, le rap prend le contre-pied des
habituelles représentations exotiques de l’artiste francophone non français (et surtout non
blanc), celui-là même qui jouait sur son caractère étranger tout en restant dans le rang du
politiquement correct (Dalida, Enrico Macias, Dario Moreno, etc.). Dans le rap, les codes
vestimentaires, corporels et même langagiers marquent une véritable rupture avec ceux de la
variété française, en dépit du fait que les rappeurs sont, pour la plupart, des citoyens français
183
ou ont au moins grandi en France. Ainsi, en dehors des émissions spécialisées
249, le rap est vu
comme marginal, expression d’une altérité inadaptée et inadaptable. Les discours
médiatiques oscillent entre misérabilisme et condamnation, entre médiation et dérision
(Hammou, op.cit., p. 80). La dérision passe notamment par un jugement sur la qualité de la
langue utilisée, si loin du « bon » français et d’une quelconque dimension « poétique »
250.
La banlieue à propos de laquelle de nombreux rappeurs ressassent leur sentiment
d’enfermement ne doit pas nous tromper sur la capacité de ces derniers à transcender ce
sentiment. Nombreux sont les artistes qui ont voyagé, qui ont des ressources culturelles
importantes qu’ils redécouvrent parfois à travers leur art. De plus, leur parcours de vie
complexe, souvent marqué par le déracinement, s’illustre dans leur pratique de la langue
venue des marges de la langue française (verlan, vulgarités, etc.), avec des emprunts au style
littéraire français, mais aussi à certaines langues étrangères (anglais surtout, plus rarement
arabe, berbère, wolof, créole, etc., voir Goudaillier, 2001 ; Androutsopoulos et Scholz,
op.cit.). Ce métissage renvoie à une irrévérence créatrice, une manière de jouer avec la
langue tout en rassemblant des éléments culturels disparates (George, 2016, p. 102). Cette
forme chantée est adossée à une mise en fiction particulière du quotidien des banlieues, où
« l’hyperréalisme dissimule son caractère fictif tandis que la fantaisie la plus folklorique
révèle subitement le réel le plus sordide » (Rubin, op.cit., §35), renvoyant ainsi aux traditions
vocales du griot en Afrique (Calio, 1998) ou du troubadour en Europe (Barret, 2009), à qui
on autorisait toute sorte d’outrage et d’irrévérence. L’affiliation du rap à des traditions
vocales anciennes est en phase avec le rôle que se donnent certains rappeurs, notamment
lorsqu’ils s’identifient à des mythes passés et glorieux. On l’observe, par exemple, dans
l’influence diffuse du mouvement rastafari qui voit dans l’Afrique la Terre Mère, c’est-à-dire
un moyen de s’identifier positivement, tandis que la France contemporaine, à l’image de
Babylon, n’offrirait que corruption de l’âme et dénégation (George, op.cit., p. 103). Dans un
249
Quelques émissions de télévision s’intéressent tout de même au rap, comme « Rapline » sur M6 par exemple, qui profite de l’incitation du CSA sur les quotas pour passer des clips en français. La chaîne ira même jusqu’à produire certains de ces clips pour des artistes comme Tonton David, NTM ou Lionel D.
250 Jugement que l’on l’entend encore régulièrement aujourd’hui à propos des nouvelles tendances du rap français (voir par exemple « PNL partout, Justice nulle part » [émission de radio], France Culture, 15 septembre 2016 [en ligne]. URL : https://www.franceculture.fr/emissions/le-petit-salon/pnl-partout-justice-nulle-part