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Malgré un son toujours aussi radical, le genre black metal qui se répand internationalement dans les années 1990 se démarque par une esthétique teintée de paganisme222, de satanisme223 ,

mais aussi de romantisme et parfois de politique. Dans la tradition du chant vernaculaire

entamée par certains pionniers norvégiens comme Burzum, Dimmu Borgir (jusqu’à l’album

Stormblåst [1996]), Windir ou Ulver, des groupes de black metal français vont aussi pratiquer

la langue nationale. C’est le cas par exemple de Seth, un des pionniers du genre, originaire de

Bordeaux, sur l’album Les Blessures de l’âme (1998). Adossé à des thématiques

romantiques

224

et à des synthétiseurs, le groupe se fait remarquer au sein de la scène

underground et signe sur l’emblématique label marseillais Season of Mist. D’autres groupes

contemporains de Seth se tournent, mais de manière non exclusive, vers leur langue nationale.

Le français est alors au cœur d’un travail artistique de plus en plus complexe, où se mêlent

des langues anciennes comme le grec, le vieil anglais ou l’allemand, comme chez Deathspell

Omega et Anorexia Nervosa, deux groupes français qui atteignent un niveau de

reconnaissance publique et médiatique significatif

225

. Pour Anorexia Nervosa, dont le

discours nihiliste constitue la base de leur univers, la pratique des multiples langues se veut

avant tout spontanée et indéterminée, si ce n’est pas une représentation vague de la musicalité

221

Traduction en français de l’album New Obscurantis Order du célèbre groupe Anorexia Nervosa, sorti chez Osmose en 2001.

222 « L’initiateur du mouvement [black metal] est le groupe Bathory. Ces Suédois développent un courant musicalement novateur accompagné d’une dialectique néo-païenne très inspirée des mythes nordiques et scandinaves. Ces mythes sont constitués de légendes qui se sont propagées dans l’Europe du Nord. Ils nous sont connus par le biais de plusieurs écrits rédigés par des chrétiens : les deux Eddas, l’Edda poétique et l’Edda en prose, textes datés du treizième siècle » (Bénard, 2009, p. 66-67).

223

« On distingue trois formes principales de manifestation du satanisme au sein de l’idéologie black metal. La première forme est d’essence philosophique et puise son influence dans une certaine vision de la pensée de Friedrich Nietzsche […]. La deuxième forme de satanisme s’apparente à une rébellion contre la chrétienté. L’idéologie est utilisée pour rejeter la religion, considérée comme asservissante […]. La troisième forme se manifeste plus sous l’apparence d’un “satanisme de pacotille”. L’objectif est de détourner les symboles et l’imagerie dans un but provocateur » (Bénard, op.cit., p. 67-68).

224

C’est pourtant ce même aspect « romantique » de la langue française (jusque dans ses sonorités qualifiées de « gentillettes » par le guitariste de Seth), qui sera abandonné par la suite, au profit d’un chant en anglais dont le but serait de revenir à une forme d’ « agressivité classique » supposée inhérente à cette langue dans le metal (propos issus d’un entretien personnel avec le guitariste de Seth, novembre 2014).

225 Plusieurs albums de Deathspell Omega ont figuré dans les listes des meilleurs albums de l’année de médias comme Terrorizer et Pitchfork.

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des langues accessibles au vocaliste en fonction des thématiques des morceaux

226

. Pour

d’autres groupes, comme Forbidden Site, s’il y a ce même jeu de consonance entre le texte et

les différentes langues chantées, le chant en français est revendiqué comme un gage de

sincérité, mais aussi de fierté vis-à-vis de leur propre appartenance culturelle : le groupe

arbore la fleur de lys, symbole de la royauté, bien qu’il se défende d’appartenir à un

quelconque parti royaliste

227

. Ce rapport à un passé national fantasmé et glorieux, comme

chez Misanthrope, auquel s’ajoute d’éventuelles références à des écrivains romantiques

français, entre dans le prisme esthétique du black metal et permet donc un emploi plus

récurrent du français comparativement à la scène death metal.

Chez Peste Noire, autre groupe important de la scène black metal française, la pratique du

français est non seulement esthétique, mais aussi explicitement politique. Cela se traduit,

d’abord, par une recherche d’un esprit authentiquement français, mais cette fois en s’inspirant

des contes populaires ruraux à tendance scatologique et grotesque

228

et en refusant

l’imaginaire féérique si souvent mobilisé par d’autres groupes (par exemple, le groupe Alcest

qui collaborait pourtant avec Peste Noire à ses débuts). De plus, Peste Noire se fait le porteur

d’un discours politique extrêmement développé, qui se revendique d’un anarchisme de

droite

229

. Il existe donc une tendance idéologique dans le black metal qui pousse nombre de

groupes à privilégier le français, bien qu’il ne soit pas toujours évident d’identifier un

discours précis

230

.

226« Je fonctionne totalement au feeling... Cela dépend en général de ce que je veux exprimer, c'est-à-dire que certaines choses sonnent mieux en français qu'en anglais, et inversement, d'autres mieux en allemand, etc. Ce n'est pas quelques chose de calculé » (« Anorexia Nervosa », La horde noire, août 2002 [en ligne]. URL :

http://lahordenoire.free.fr/interview.php?art=152#.VGHW3oURsy5 [consulté le 4 novembre 2014]).

227 « Forbidden Site », Ablazine, le 3 février 2003 [en ligne]. URL : http://www.ablazine.com/interviewsfr-12.html (consulté le 8 novembre 2014).

228 « Peste Noire : “notre société est éminemment pornographique” », Le Tag parfait, le 15 mai 2013 (en ligne). URL : http://www.letagparfait.com/fr/2013/05/15/peste-noire-famine-interview/ (consulté le 11 novembre 2014).

229 « Entrevue du C.N.C #9 : Famine de Peste Noire », Cercle non conforme, 20 février 2014 (en ligne). URL :

http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2014/02/18/entrevue-du-c-n-c-9-famine-de-peste-noire.html

(consulté le 18 août 2015).

230 Il existe par exemple des tendances opposées à toute forme de xénophobie et associées à la défense d’un patrimoine régional, comme en atteste le groupe occitan Stille Volk (cf., chapitre 7).

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À l’inverse, à la manière des formations appartenant au collectif Légions Noires à la fin des

années 1980 (Belketre, Mütilation, Torgeist, Vlad Tepes, etc.), une autre frange de la scène

black metal française se saisit moins d’un type de langage politique à la Peste Noire que de

symboles satanistes ou occultes et tend à pratiquer davantage l’anglais (Merrimack, Vorkreist,

Temple of Baal, Caïnan Dawn, Myrkvid, Malepeste, Christicide, The Great Old Ones,

Supplicium, etc.). Pour ces groupes français anglophones, la langue française n’est que

rarement utilisée, pour des passages « parlés » sur des instrumentations plus calmes ou des

transitions, comme sur l’album Tekeli-li (2014) de The Great Old Ones

231

ou The Howling

Spirit (2013) de Seth. Si c’est l’argument des sonorités « naturelles » de la langue qui est

avancé pour justifier ces choix, nous venons de voir qu’ils sont en fait inséparables d’un

positionnement esthétique, politique ou, parfois, commercial

232

.

4.1.4. « Keçkispasse

233

» ? Retour massif mais contesté du français

La place occupée par le « black » et le « death » sur le marché des musiques estampillées

« metal » est sans commune mesure avec la vague « néo-metal » qui arrive au milieu des

années 1990. Ce sous-genre se démarque par un chant presque exclusivement en français,

dont les emprunts à la culture hip-hop sont nombreux, notamment le style de chant rappé et la

manière de tordre la langue française conventionnelle ou de jouer avec les mots

(« Egalamonégo » [1999] de Watcha, « Star FM-R » [2002] et « Nawak » [1999] de Pleymo,

Biatchs [1998] de Enhancer, etc.). Par son mélange assumé de différents genres musicaux

crossover »), le néo-metal est perçu comme plus ouvert. Il attire un public plus large

(Kahn-Harris, 2007, p. 1) et, notamment, plus féminin. De ce fait, la pratique de la langue

française, déjà perçue par un certain nombre de groupes de metal « extrême » comme

inauthentique, voire inadaptée à l’expression de la violence sonore, induit un rejet d’autant

plus massif du néo-metal chanté en français. Toutefois, l’aura contestataire de certaines

231 Il est d’autant plus paradoxal que ces moments parlés soient des extraits d’écrits de H. P. Lovecraft, originellement en anglais.

232

C’est le cas, par exemple, de Belenos, qui a intégré du breton dans ses dernières productions. Lorsqu’on lui demande pourquoi il a fait ce choix lors d’une interview au Hellfest 2012, la réponse est révélatrice d’une forme d’opportunisme linguistique : le français serait devenu « commun » et ses capacités en anglais ne lui permettent pas d’écrire des paroles satisfaisantes (« Interview de Belenos » [vidéo], Metalship, le 25 juillet 2012 [en ligne]. URL : http://fr.metalship.org/interviews/221-Belenos [consulté le 12 novembre 2014]).

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formations néo-metal (Lofofora, par exemple), permet de créer des ponts avec une partie du

public du metal « extrême »

234

. En effet, les emprunts du néo-métal se font aussi du côté du

punk, avec des paroles « critiques à l’égard d’une société que les groupes jugent

déliquescente » (Hein, op.cit., p. 209). Les groupes No One Is Innocent, Silmarils et Lofofora

sont les plus représentatifs de la dimension revendicative du néo-metal. Ils sont, d’ailleurs, au

centre de l’attention publique et médiatique au milieu des années 1990. Malgré leur

engagement politique, ils signent tous des contrats avec des majors du disque, respectivement

Polygram, Warner et Virgin, bénéficiant ainsi d’une force de frappe promotionnelle colossale,

en comparaison des scènes dites « extrêmes »

235

que nous avons étudiées plus haut. Cette

collaboration avec les géants de la production musicale française sera poursuivie, plus tard,

avec les groupes Pleymo, Watcha et Enhancer, tandis qu’Aqme et Mass Hysteria signeront

chez l’indépendant At(h)ome, label considéré davantage « rock ». En cela, la scène néo se

distingue des scènes « extrêmes » qui, au travers de l’activité de production des labels

Osmose ou Season of Mist, garantissent un autre type d’authenticité plus underground.

L’appartenance à un réseau d’acteurs spécifiques (grands labels versus labels underground)

est un des grands points de fracture entre les scènes « néo » et « extrême ». Cela alimente

l’image de « vendus » des groupes « néo », étant donné que les majors se sont toujours

désintéressées du reste de la scène metal en France. De plus, les groupes néo-metal sont

principalement commercialisés et diffusés sur le marché hexagonal

236

, tandis que les groupes

extrêmes se projettent davantage dans des univers transfrontaliers, comme nous l’avons vu.

Les majors du disque ne souhaitent pas ou ne parviennent pas à mettre en place des stratégies

de diffusion internationale pour ces groupes. Par ailleurs, à mesure que s’enchainent les

signatures de contrat avec de grands labels, les paroles et discours revendicatifs des pionniers

du néo-metal s’essoufflent, laissant place à davantage de lyrisme adolescent, comme en

234 Cela aboutit à l’émergence de groupes de « metalcore » qui mélangent des influences de metal « extrême » avec le chant revendicatif en français propre au néo-metal (L’Esprit du clan, The ARRS). Cette filiation est confirmée par un entretien avec le chanteur du groupe The ARRS en novembre 2014.

235 Ce terme désigne avant tout les tendances death metal et black metal, auxquelles nous pourrions en rajouter d’autres qui s’illustrent également par leur radicalité (Kahn-Harris, 2007, p. 5) : thrash metal, doom metal, grindcore, hardcore ou encore stoner metal. Pour un détail des nombreux dérivés du metal, voir l’ouvrage de Fabien Hein (2003).

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témoigne l’évolution du groupe Pleymo et la sortie de son album Rock (2003)

237

ou celle du

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