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En apparence dénuée de toute référence mystique, la scène punk tente de renouer avec le réel et ses crises sociales en pratiquant un chant en français brut et hargneux, bien qu’une

minorité crée aussi leurs propres utopies en privilégiant les pratiques d’autogestion et

autoproduction (Raboud, op.cit. p. 54). Parallèlement, le punk comporte une dimension

dionysiaque et/ou nihiliste qui s’accorde bien avec la pratique de l’anglais. Néanmoins, ces

deux dimensions (conscience sociale et quête de plaisir) ne s’excluent pas. Les groupes

hexagonaux chantant en anglais déclament tout autant leur vision acerbe ou critique du

monde que les groupes chantant en français. Il ne s’agit donc pas d’opposer ces pratiques des

différentes langues, bien que le français devienne rapidement majoritaire dans cette scène

(sans pour autant se constituer en norme absolue). Par exemple, l’alternance de plusieurs

langues est récurrente et renvoie, souvent, à une forme de multiculturalisme de bon aloi

(Mano Negra). Enfin, si la pratique du français dans les genres rock reflète une quête

d’authenticité nouvelle dans l’espace national, elle s’appuie souvent sur la légitimité

consacrée de la chanson française. Cette dernière fournit un modèle d’engagement politique,

artistique et intellectuel.

CHAPITRE 4

SOCIOHISTOIREDESPRATIQUESDE LALANGUE

CHANTÉEDANSLESMUSIQUESPOPULAIRES

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Introduction

203

Jusque dans les années 1970, au sein des musiques de variété, la mode est aux airs exotiques

venus d’Italie, de Grèce, d’Orient, d’Espagne ou d’Amérique du Sud. Parallèlement, d’autres

musiques se cantonnent à des milieux communautaires (la chanson kabyle, par exemple). On

peut donc distinguer, d’une part, les artistes qui reflètent le fait migratoire, mais dont

l’identité artistique est dissoute dans l’appellation « chanson française »

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et, de l’autre, ceux

qui produisent un répertoire de l’exil, créé en France, mais ayant un message propre à la

diaspora de leur pays d’origine, le plus souvent interprété en langue étrangère. À partir des

années 1980, on assiste, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, à un changement de

paradigme, avec la valorisation et la commercialisation croissante d’un nouveau type de

métissage musical (Laborde, 1997 ; Arom et Martin, 2006), prônant un multiculturalisme

bienveillant, dans la lignée de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983.

Les individus qui ont permis au territoire français de « faire société » ont continuellement

renouvelé le sens de l’appartenance nationale, notamment par diverses pratiques de la langue

chantée. À ce titre, Yves Borowice remarque que la « chanson française » s’apparente, depuis

fort longtemps, à un « art de métèques » (Borowice, 2007). À travers leurs trajectoires de

scène et de vie, chanteurs de variété et chansonniers mettent en scène ou maquillent,

consciemment ou non, des identités immigrées, étrangères ou tout simplement « autres ».

Ainsi, les pratiques chantées dans les musiques populaires interrogent, dans une certaine

mesure, le schéma dominant de « l’identité nationale ». Les importations musicales et les

marques identitaires véhiculées par les chanteurs, qu’elles soient ironiques ou sincères,

authentiques ou pastichées, rendent manifeste la complexité des transferts culturels de notre

203 Le début de cette introduction est une reprise partielle d’un article que nous avons corédigé durant la thèse (Gastaut et al., 2015).

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Par exemple la Belge Annie Cordy (née en 1928), le Franco-Italien Serge Reggiani (1922-2004) ou le Belgo-Italien Frédéric François (né en 1950), l’Italo-Grec d’Égypte naturalisé français Georges Moustaki (1934-2013) et le Français d’Égypte Claude François (1939-1978), le Franco-Américain Joe Dassin (1938-1980), les Grecs Nana Mouskouri (née en 1934) ou Demis Roussos (1946-2015), le Néerlandais Dave (né en 1934 de son vrai nom Wouter Otto Levenbach), la Belgo-Portugaise Lio (née en 1962), les Juifs Pieds-noirs Enrico Macias (né Gaston Ghenassia en 1938 à Constantine) et Patrick Bruel (né Patrick Benguigui en 1959), le Franco-Camerounais Yannick Noah (né en 1960), etc.

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époque et des modes d’adhésion du grand public. Par exemple, comme le montre Carl Wilson

(2015), les immigrés ont une capacité particulière à exprimer des émotions intenses,

s’affranchissant et sublimant les codes locaux de l’expression distinguée. Ils perturbent ainsi,

bien que de manière momentanée, les normes de la « bonne » déclaration sentimentale.

Ce changement de paradigme s’ajoute à d’autres bouleversements sociétaux, comme

l’accélération des échanges commerciaux internationaux, l’émergence de nouvelles

esthétiques transnationales, ainsi que certaines avancées technologiques significatives. Nous

verrons, dans ce chapitre, comment les pratiques chantées dans les musiques populaires

permettent d’articuler de tels changements, renouvelant les modes d’identification au sein de

l’espace français. Si cette démarche nous pousse à mettre l’accent sur quelques courants

esthétiques, c’est qu’ils font apparaître de manière saillante ces nouveaux modes

d’identifications. Nous ne prétendons pas épuiser le sujet ici et nous espérons ne pas avoir

privilégié la mise en avant de certaines tendances par rapport à d’autres

205

.

Tout d’abord, nous nous intéresserons au cas du metal qui, en poursuivant la dynamique

d’importation et d’appropriation des courants rock en France, permet de renouveler, par une

pratique hurlée de la langue, les modes d’identification de publics majoritairement jeunes,

blancs et masculins (Weinstein, 2011). De par son éclatement progressif en de nombreux

sous-genres, il s’étendra, par la suite, à d’autres types de publics. De fait, le metal sera ici

entendu comme le précipité culturel et sonore d’une sorte de désenchantement social et

culturel, dont l’ampleur est internationale. Il se manifeste par la formation de « communautés

de sens » en partie en tension avec les institutions sociales traditionnelles comme la famille,

la nation ou l’école (Wallach et al., 2011, p. 7-8). D’un point de vue esthétique, le metal se

caractérise par sa violence sonore (guitares saturées, batteries poussives, hurlements, etc.) et

symbolique (imagerie morbide, moyenâgeuse, occulte, etc.). Si les pratiques vocales criées

du metal permettent difficilement à l’auditeur de comprendre le sens des paroles, nous

verrons que les différentes relocalisations langagières en anglais ou en français permettent

aux groupes d’explorer des univers symboliques multiples, constituant ainsi des ressources

205 De même, le choix des genres musicaux et des artistes qui est fait ici ne révèle en aucun cas une quelconque accointance idéologique. Il est davantage lié aux sources académiques et journalistiques disponibles.

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artistiques nouvelles. Nous verrons, par exemple, comment la langue française correspond

parfois à une démarche nostalgique d’une culture médiévale, romantique ou nationaliste,

tandis que l’anglais permet de développer des imaginaires irrévérencieux ou diaboliques.

Dans les deux cas, les pratiques de la langue chantée s’inscrivent dans une démarche de

constitution d’une communauté transnationale, perçue comme unie à travers le monde et

portée par une économie de niche.

Ensuite, nous aborderons le cas du rap qui, après s’être développé dans les années 1970,

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