française.
Quoi qu’il en soit, les Variations continuent de tourner avec de grands groupes internationaux
(The Who, Led Zeppelin, New York Dolls, etc.). Leurs disques sont produits aux États-Unis,
selon les standards locaux, conférant une puissance particulière à leurs enregistrements
vis-à-vis des autres groupes de rock français. Lorsque le groupe se sépare, au milieu des années
1970, ses membres peuvent se targuer d’avoir réalisé ce que beaucoup de rockeurs français
osent à peine imaginer (tête d’affiche à l’Olympia, tournées internationales avec des groupes
importants, etc.). Ils ouvrent ainsi la voie aux groupes de hard rock français, marquant
l’imaginaire des jeunes musiciens avec leur carrière internationale obtenue sur un modèle de
chant hard rock en anglais standard. En comparaison, on peut remarquer que le groupe
Triangle, dans une veine électrique similaire aux Variations, démarre aussi en chantant en
anglais, puis se tourne rapidement vers le français et obtient de meilleures ventes en France
que les Variations, notamment avec le titre « Peut-être demain » (1970)
163. Mais c’est la
comparaison avec Ange qui est sans doute la plus pertinente, du fait de l’opposition de deux
modèles d’authenticité : d’une part, une authenticité fondée sur la ressemblance à un modèle
normatif prestigieux (le rock’n’roll anglo-américain pour les Variations) ; d’autre part, une
authenticité fondée sur l’incomparabilité, la recherche d’une forme originale absolue
(l’ancrage rural et médiéval chanté en français pour Ange).
Le succès, somme toute relatif, à l’exception peut-être d’Ange, du genre rock à tendance
progressive en France, qu’il soit chanté en français ou en anglais, se comprend par d’autres
facteurs que la langue. De nombreux journalistes rock de l’époque considèrent encore les
groupes français comme de simples imitations inauthentiques des Anglo-saxons (Vassal,
1971). Plus précisément, ce qui manque à la scène française, c’est qu’elle ne fait pas rêver les
journalistes qui, eux, ont les yeux rivés sur Londres, New York ou Los Angeles. La scène
163
Il se classe huitième des ventes de 45 tours en France au mois d’avril 1971. Chiffre établi par Fabrice Ferment, à partir des archives du Syndicat national des éditeurs phonographiques (SNEP). URL :
143
française de l’époque, quant à elle, aurait le défaut de ne pas produire de « mythologie »
selon Paul Alessandrini, journaliste à Rock&Folk
164. De plus, les journalistes qui s’essayent à
parler de rock, au début des années 1970, se heurtent au fait que les disques ne sont pas
toujours facilement trouvables pour les lecteurs/auditeurs et que les couvertures d’artistes
français vendent beaucoup moins que celles de pointures internationales dont les majors font
véritablement la promotion. Les groupes de rock français qui font parler d’eux à cette époque
sont peu nombreux et ne gagnent pas leur vie en tant que musicien. Quand bien même ils
réussissent à signer un contrat chez une major du disque après un succès local relatif, cette
dernière reste souvent prudente d’un point de vue promotionnel, les ventes ne décollent pas et
le groupe se retrouve sans label et précaire.
Enfin, surfant sur cette vague aux accents légèrement psychédéliques, on trouve, à la même
époque, des groupes « fantômes » qui chantent en anglais, comme les Jupiter Sunset ou Time
Machine qui atteignent le top des charts en France. Nous disons « fantômes » parce qu’ils
n’existent pas comme entité scénique mais sont de pures créations de studio au service des
maisons de disques. Un témoignage de Frédéric Leibovitz, à l’origine de la formation Time
Machine, nous éclaire :
« En 1971 j‘étais producteur chez Pathé-Marconi […]. La musique des Andes était alors très populaire en France et j’ai imaginé la possibilité de faire quelque chose qui en soit un mix avec la musique pop de l’époque. Dans le même après-midi, nous avons enregistré la rythmique […]. La basse était jouée par Jacques Certain et la batterie par François Auger. Ces musiciens étaient ceux d’un autre groupe “fantôme” que j‘avais créé et qui avait eu un succès l’été précédent : Back in the Sun par Jupiter Sunset. Vers quatre heures de l’après-midi est venu le flûtiste Gérard Geoffroy du groupe Pachacamac pour jouer du siku (flûte de pan des Andes) […]. Nous avons fait la voix vers 18h. Le chanteur était américain et s’appelait John Spencer. C’est Boris Bergman165 (parolier d‘Alain Bashung entre autres) auquel j’étais associé dans ma société qui avait les paroles.Après écoute du résultat et pensant que cette chanson pouvait avoir un certain impact pour l’été – nous étions je crois en Mai
164
Lautentin Emmanuel, « La fabrique de l’histoire : la pop », France Culture, le 28 janvier 2014. URL :
https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/la-pop-24 (consulté le 17 mars 2016).
165 Boris Bergman est une figure importante dans la production française. Né à Londres, il se destine très tôt à l’écriture, tantôt en français tantôt en anglais. Son premier succès est « Rain and Tears » pour le groupe de pop grec Aphrodite’s Child, en 1968. Il écrit ensuite pour Richard Anthony, Dalida, France Gall, Juliette Gréco, etc. Il profite de sa compétence bilingue pour traduire bon nombre de chansons en français.
144
– nous avons fait la face B en faisant défiler la bande à l‘envers[…]. Je crois me souvenir que cette chanson avait vendu environ 15 ou 20 mille exemplaires. »166
À l’inverse des groupes comme Les Variations ou Triangle à leurs débuts, la pratique de
l’anglais est ici non ritualisée par la répétition en groupe. Elle n’est pas non plus instituée
dans une logique de carrière, puisque le but est de faire un hit singulier. On réalise donc un
enregistrement, grâce à un chanteur de session anglophone accompagné de musiciens, dont le
but est simplement d’être vendu et qui, par une ironie cruelle pour les groupes de rock qui
parviennent difficilement à exister à l’époque, pastiche un schéma de carrière à succès. On
peut donc cartographier les différentes pratiques chantées dans les genres rock de l’époque de
la manière suivante : la pratique de l’anglais de type « variété » (Time Machine)
167, la
pratique de l’anglais de type « rock authentique » (les Variations), la pratique du français de
type « rock » avec certains accents « variétés » (Triangle), la pratique du français de type
« original » ou « incomparable » (Ange), et la pratique d’une langue inventée qui est de facto
« incomparable » (Magma).
3.2.2. Le moment punk de la capitale
Au cours des années 1970, le succès naissant de certains groupes de rock attire l’attention des
majors du disque. Chaque maison de disque cherche son ou ses poulains estampillés
« rock » : Téléphone chez EMI, Bijou chez Phonogram, Starshooter chez CBS. Tous chantent
en français, mais ils se différencient de leurs prédécesseurs yéyés (Johnny Hallyday, Eddy
Mitchell et consorts) en faisant un usage moins systématique des gimmicks anglais. Par
exemple, le groupe Téléphone, aux yeux des journalistes spécialisés et observateurs de
l’époque, représente un véritable changement de paradigme dans la manière d’employer le
français
168. Pour eux, bien qu’il y ait de fortes ressemblances, au niveau musical, avec Led
Zeppelin ou les Rolling Stones, Téléphone parvient à faire des compositions dans lesquelles
166 « Interview de Frédéric Leibovitz », Encycolpédisque, s.d. URL :
http://www.encyclopedisque.fr/disque/23874.html (consulté le 17 janvier 2015).
167
À cela nous pouvons ajouter certains chanteurs, comme Michel Delpech qui, dans sa chanson « Wight is Wight » (1969), chante en anglais sur le refrain. Il y a, là aussi, une forme de réduction de la pratique de l’anglais à l’évocation d’une culture hippie fantasmée.
168
« Du grain à moudre : Téléphone a-t-il fait du bien au rock français ? », France Culture, le 11 septembre 2015. URL : https://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-moudre/telephone-t-il-fait-du-bien-au-rock-francais (consulté le 9 janvier 2017).