Au-delà de l’oscillation des paroles musicales entre politique et occultisme, on peut voir dans la pratique hégémonique du français un effet du contexte de l’industrie musicale de l’époque
4.1.2. Death metal en France, l’enfant sauvage 210
Le déclin du hard rock français, au milieu des années 1980, laisse place à des esthétiques plus
« extrêmes ». Les techniques vocales, notamment, se radicalisent. Elles sont de plus en plus
gutturales
211ou hurlées dans les aigus, brouillant toujours plus la compréhension des paroles.
Elle accompagnent ainsi le durcissement du son (guitares toujours plus saturées, « blast
209
Paradoxalement, il faut revenir du côté de l’underground français, notamment celui issu de la mouvance punk ou alternative des années 1970, pour trouver des groupes de hard qui pratiquent l’anglais : Shakin’ Street, qui joue au festival punk de Mont-de-Marsan en 1976 et 1977 ; Ganafoul, signé sur le label indépendant Crypto (fondé par le manager de Ange).
210 Référence à une chanson du groupe de death metal Gojira.
168
beat »
212à la batterie, etc.) et de l’imagerie (pochettes gores et/ou satanistes) des groupes de
metal (Bénard, op.cit., p. 266). Cette radicalisation va aussi de pair avec la mise en place d’un
réseau informel et international de fans qui vise à compenser le manque de disponibilité de
musique metal par l’envoi postal de cassettes (« tape trading »). Ce réseau underground date
du milieu des années 1980 et s’étend du Brésil aux États-Unis, en passant par l’Europe ou
encore l’Australie. Avec ces évolutions (désuétude de la première scène française,
radicalisation esthétique et renforcement réticulaire de la scène mondiale), on remarque que
l’anglais est de plus en plus pratiqué au sein des nouveaux groupes français (Loudblast,
Agressor, Massacra, etc.). Certains groupes se lancent dans des processus de composition très
complexes afin de pratiquer l’anglais. C’est le cas, par exemple, de Supuration (sic), groupe
emblématique du death metal français. La maîtrise de cette langue, problématique pour le
chanteur – au point de ne pas pouvoir communiquer avec les groupes anglophones pendant
les tournées – l’oblige à écrire d’abord ses textes en français. Il les envoie ensuite traduire, en
Angleterre, par une amie littéraire qu’il a rencontrée via le réseau de « tape trading » (Grima,
2013, p. 281). Du point de vue des jeunes artistes français, ce challenge esthétique et
linguistique doit être relevé, non seulement pour des raisons esthétiques, mais aussi pour
ouvrir les portes des réseaux de diffusion internationaux, dont la préférence est clairement
anglophone. C’est le cas même lorsque ces réseaux sont implantés en France. En effet,
parallèlement à l’éclosion de groupes de death metal français, on assiste à l’émergence de
nouveaux labels français qui se tournent délibérément vers des groupes étrangers (Hein, 2004,
p. 210). Le label Osmose, basé à Marseille, réalise par exemple 95% de son chiffre d’affaire à
l’international et produit essentiellement des groupes étrangers (ibid., p. 210). Grâce à leur
réputation, ces nouveaux labels indépendants vont, d’ailleurs, constituer un moteur pour les
musiciens français des années 1990 (Holy Records notamment, avec des groupes comme
Misanthrope ou Supuration ; NTS pour le metal symphonique ; Season of Mist et Listenable
pour le metal extrême, etc.). Dans le même temps, les grands labels généralistes voient d’un
mauvais œil cette surenchère de violence musicale, sans parler du fait qu’ils gardent en
souvenir l’échec commercial de la première génération de metal français. Ainsi, le côté
212 Technique de batterie à tempo très élevé qui se caractérise, en partie, par l’usage d’une double pédale de grosse caisse.
169
« débrouille » et do it yourself de cette scène indépendante confère à la pratique musicale
(dont le chant anglais) un aspect émancipateur. Elle participe d’un sentiment réel ou fantasmé
d’appartenance à une communauté transfrontalière, cette dernière étant idéalement perçue
comme hors du marché habituel des musiques populaires (bien que, dans les faits, ce ne soit
pas toujours si clair).
La langue anglaise est aussi perçue comme une norme de chant plus respectueuse de
« l’esprit metal », c’est-à-dire d’une forme de violence exacerbée et sublimée, tandis que le
français aurait le défaut de « dénaturer », voire d’ « affaiblir » le metal. Loudblast, groupe
pionnier et emblématique de cette vague, dans les années 1990, illustre bien un certain
« malaise » vis-à-vis de la langue française. Dans une interview
213, le vocaliste raconte
comment, à l’époque de leurs premiers succès, Stéphane Girard, directeur artistique de leur
label Fnac Musique, demande au groupe de tenter quelques morceaux en français, dans le but
de passer en radio. La pratique du français, en l’occurrence, émane d’une stratégie de
diffusion du label et non d’une volonté artistique spontanée. Elle vient a posteriori. Quoi
qu’il en soit, le leader du groupe garde un souvenir particulièrement gênant de cette
expérience : en travaillant une version française d’un titre qu’ils avaient d’abord composé en
anglais, leur violent death metal leur apparaissait soudain comme totalement ringard
214. On
comprend ainsi qu’une des difficultés récurrentes de la pratique du français dans le metal,
évoquée par tant d’autres groupes qui chantent en anglais, réside dans sa représentation
« variété », c’est-à-dire insuffisamment violente.
Il y a donc, au sein de cette scène metal, un régime d’authenticité où le français, dans
l’imaginaire de certains groupes, est paradoxalement marqué par le sceau de l’infamie
mainstream, tandis que l’anglais représente le canon inaltérable. À cela s’oppose un autre
régime d’authenticité, où l’on ne cherche pas à suivre la norme anglo-saxonne, mais plutôt à
être incomparable et original. Ainsi, d’autres groupes de la scène death metal, certes moins
nombreux, mais contemporains de Loudblast, pratiquent le français. Misanthrope fait partie
213 « Une dose de metal, épisode 23 (Loudblast) » (reportage), L’Enôrme TV, 9 mai 2014(en ligne). URL :
https://www.youtube.com/watch?v=ROEt6mECh4w (consulté le 19 août 2014).
214 Dans l’interview en question, le leader de Loudblast plaisante en comparant cette version française à la musique de Johnny Hallyday, la qualifiant de « terrible ».
170
de ceux-là et est justement évoqué dans la suite de la même interview du leader de Loudblast.
Celui-ci décrit Misanthrope comme un groupe qui « s’en sort bien avec le français », grâce à
« tout le concept du groupe qui va avec ». En l’occurrence, pour Misanthrope, cet univers
« est bercé par les valeurs de la France éternelle …cette grandeur déchue et bafouée qui
continue à enflammer nos cœurs
215». Cela signifie que l’adoption d’une langue « déviante »
(différente de la norme anglaise), bien que demeurant exceptionnelle, peut trouver sa place
dans un univers symbolique qui lui serait spécifique. Dès lors, la pratique du français doit se
« justifier » localement, et ce, notamment, en se rattachant à des symboles perçus comme
typiquement français, au point, parfois, de devenir « exotique ».
Enfin, on remarque que, dans les médias spécialisés metal, la question de la langue n’est
jamais abordée. La pratique de l’anglais est considérée comme allant de soi, tandis que, sur
les médias mainstream non spécialisés dans le metal, c’est l’inverse : on questionne presque
systématiquement le « choix » de l’anglais
216. Ces rapports d’idéologie linguistique sont
révélateurs de l’état du marché du metal, où les groupes témoignent en interview des
réticences des labels et des tourneurs metal à miser sur des groupes qui ne chantent pas en
anglais ; à moins qu’il n’y ait un jeu sur l’identité française porteur d’une forme d’exotisme,
c’est-à-dire potentiellement commercialisable par ce biais. C’est le cas de Misanthrope, qui
est parvenu à vendre de manière significative en Europe de l’Est, en Amérique du Sud, en
Russie et Japon
217, malgré la « barrière » de la langue. On retrouve un tel schéma dans
d’autres sous-genres du metal, comme le « power heavy metal ». Le chanteur du groupe
Manigance explique, par exemple, que le succès de son groupe à l’étranger (principalement
215 « Misanthrope - Interview bonus », Obsküre magazine, janvier-février 2012 (en ligne). URL :
http://www.obskuremag.net/articles/misanthrope-interview-bonus-obskure-magazine-13/ (consulté le 13 août 2014).
216
En 1995, sur le plateau de l’émission « Ça se discute », Stéphane Buriez, leader de Loudblast, est invité à répondre aux questions de Jean-Luc Delarue. Ce dernier entre dans le vif du sujet en demandant, avec son flegme particulier, quel est l’ « intérêt » de chanter en anglais. Ce à quoi Stéphane Buriez répond : « La culture rock qu’on a, nos bases, ce n’est pas la chanson française, même si on aime certains artistes français. Nos bases, c’est le rock’n’roll quoi. Moi, j’ai été baigné dans Aerosmith dès que j’étais tout petit et voilà, c’est ça quoi […]. Je chante en anglais parce que c’est mon moyen de m’exprimer depuis le début. Je n’ai jamais chanté en français » (« Ça se discute » [émission de télévision], France 2, 14 février 1995 [en ligne]. URL :
https://www.youtube.com/watch?v=IdV3grl8ZtU [consulté le 10 août 2014]).
217
« Misanthrope - Interview bonus », Obsküre magazine, janvier-février 2012 (en ligne). URL :
http://www.obskuremag.net/articles/misanthrope-interview-bonus-obskure-magazine-13/ (consulté le 13 août 2014).
171
au Japon) est dû au « caractère exotique du chant
218». Le particularisme linguistique, ici
français, n’est donc pas nécessairement un obstacle à l’appréciation par un public non
francophone. Au contraire même, car l’exotisme fonctionne plus facilement lorsqu’il est vu et
entendu de l’étranger. Plus généralement, le particularisme linguistique sur le marché global
des musiques metal ne semble possible, le plus souvent, que par un recours à des signes
reconnus localement comme associés à la culture de la langue en question, même si c’est de
manière ironique ou détournée, comme dans le cas du groupe allemand Rammstein, dont la
reconnaissance internationale est bien établie. En effet, loin d’être neutre, la pratique
spécifique de l’allemand chez Rammstein (roulement caractéristique des « r ») fait autant
référence à un style de cabaret berlinois qu’aux discours nazis (Kahnke, 2013, p. 186)
219.
Pour la France, si les exemples de Misanthrope et Manigance sont révélateurs d’un certain
exotisme du français dans le metal, il nous faut également admettre le caractère assez limité,
voire anecdotique, d’une telle pratique de la langue, surtout lorsqu’on la compare avec le
succès bien plus massif (en France comme à l’étranger) de groupes chantant en anglais,
comme Gojira. Ayant débuté dans les années 1990 et cultivant un imaginaire spirituel
sensible aux enjeux écologiques, ce groupe a réussi, de manière originale, à se hisser au rang
des pointures internationales du genre, comme en témoigne leur contrat avec le label
étatsunien Roadrunner et leur nomination aux Grammy Awards 2017
220. Par ailleurs, si
quelques groupes de death metal ont effectivement pratiqué le français dans le but de projeter
une identité française plus ou moins nostalgique, c’est surtout le black metal, en tant que
genre à part entière, qui incarne cette tendance, puisqu’il est aussi le genre où la question de
l’identité politique et/ou nationale est la plus présente. Le black metal est, de fait, après le
hard rock des pionniers, le deuxième pôle où se concentre, bien que de manière ambivalente,
une certaine pratique du français dans le metal.
218 « Manigance », Hardrock80.com, le 18 mai 2006 (en ligne). URL :
http://www.hardrock80.com/PAGEinterview/MANIGANCE.htm (consulté le 28 octobre 2014).
219 « The band employs standard German for most of their material, and the diction and rolling Rs showcased by singer Till Lindemann evoke two specific linguistic practices tied to the German past: cabaret-style gestic speaking and Nazi Era speech (Burns 461). This aspect of the band’s performance, which, in parodic style, employs stereotypical German speech patterns, such as brief, declarative sentences and overly emphasized guttural sounds, makes them accessible on a transnational level » (Kahnke, op.cit., p. 186).
220
« Le groupe de death metal français Gojira nommé aux Grammy Awards 2017 », Le Figaro, 12 février 2017 (en ligne). URL : http://www.lefigaro.fr/musique/2017/02/12/03006-20170212ARTFIG00101-le-groupe-de-death-metal-francais-gojira-nomme-aux-grammy-awards-2017.php (consulté le 13 février 2017).