• Aucun résultat trouvé

A Special View of History : Olson et la généalogie

Ainsi l’opposition binaire que nous étions tentés d’établir entre l’histoire et la poésie, la science et l’esthétique, perd une partie de sa substance dans la mesure où la dichotomie est elle-même le fruit d’une modernité qu’Olson a cherché à dépasser dans les

Maximus Poems. La priorité concédée par les modernes à la vérité, aux absolus, à la

discursivité et à l’abstraction promeut le savoir et la compétence sur l’action et aboutit, dans les deux cas, à désengager l’homme de sa vie. L’opposition elle-même ne serait donc qu’un effet d’optique et explique qu’Olson ait voulu affranchir de la tutelle que lui impose le savoir non seulement l’histoire mais aussi la littérature : « Neither history (to find out for oneself) nor literature (what is said) is science » (CP 341). Il s’en suit que, si l’histoire se maintient de toute évidence comme une pratique centrale des Maximus, Olson se doit d’en proposer une définition très particulière. C’est ce qu’il fait dans son Special View of

History qu’il inaugure ainsi :

One has to regard history not at all as (1) events of the past, (2) as a “fate” (Mussolini crying, when the troops hit Anzio, “History has got us by the throat”) or (3) that we are making it, that horrible fallacy of the present which spews itself out of all radios newspapers magazines mouth, as though it was a damn fire-spitting dragon. (SVH 17)

Il semblerait que le poète affirme ici en creux son désir tout à la fois de ré-humaniser l’histoire (« fate ») et de lui rendre une présence (« events of the past ») sans pour autant céder au diktat d’une actualité qui en nous donnant l’illusion de l’activisme nous cantonnerait d’autant plus rigoureusement à un rôle de spectateurs. Mais cette définition en creux nous laisse sur notre faim tant elle semble évider l’histoire de toute sa substance et laisser derrière elle un substantif vide de sens. Pour comprendre ce en quoi consiste la « special view of history » d’Olson, il nous faut une fois de plus faire un détour par l’archaïque qui doit là encore permettre au poète de surmonter les dichotomies et les typologies établies par la modernité grecque. Si l’exemple du dromenon de la Grèce archaïque doit nous inciter à reconstituer une esthétique soucieuse d’action, il doit en aller de même de l’histoire qui doit s’inspirer de l’istorin d’Hérodote pour rompre avec la primauté du savoir et de la science. D’ailleurs le passage du substantif au verbe constitue le corrélat grammatical de la définition négative de l’histoire que nous évoquions à l’instant dans la mesure où l’histoire n’est plus considérée comme une entité autonome, d’un être propre, doté d’un ensemble de propriétés qui lui seraient spécifiques. L’histoire doit se faire activité : « to find out for one’s self »58.

L’histoire devient ainsi une enquête patiente, incertaine, en devenir, qui cherche à établir les faits bien plus qu'elle ne tente d'attester une vérité. C’est ainsi que l’enquête historique contribue à faire primer la contingence de son expérience (du temps, de la recherche, de la mise en relation) et de sa propre contextualité contre un discours qui serait tout entier soumis à la loi de la nécessité et à sa réalisation téléologique. On peut donc considérer que l’écriture des Maximus ne cherche pas à correspondre à un devenir absolu ni à une temporalité abstraite qui existerait a priori. Si le discours historique postule un ordre des fins et que l’enchaînement inéluctable de la logique démonstrative dévalorise les moments qui la constituent au profit de conclusions prévues d’emblée, l’enquête historique qu’entreprend Olson est marquée par une succession d’instants qui ne résorbent jamais vraiment dans une totalité magistrale.

58 L’absence de complément d’objet directe ici est pour le moins frappante et l’on peut être surpris que la critique n’aie, à ma connaissance, jamais soulevé ce point. Dans une certaine mesure ce simple fait dissocie l’activité de l’histoire de toute classe privilégiée d’objets qu’elle aurait pour vocation d’étudier et qui lui préexisterait. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, Olson suggère ainsi en creux que son histoire ne relève en aucun cas du passé ou de ce qui a eu lieu.

C’est l’activité d’écriture elle-même qui produit au fur et à mesure cet enchaînement d’instants singuliers qui se bousculent les uns les autres et se trouvent associés selon leur propre logique contingente sans jamais disparaître dans un plan d’ensemble et sans se justifier autrement que par leur propre présent. L’écriture génère ainsi sa propre temporalité hybride, irrégulière et disjonctive qui, si elle suggère bel et bien un devenir, ne nous permet pas d’anticiper ce qu’il sera. En somme, pris dans ce flux composé d’instants radicalement distincts nous ne sommes rapidement plus en mesure de prendre le recul qui nous permettrait de dire où nous en sommes. Le texte lui-même ne nous facilite pas la tâche, dans la mesure où il n’a de cesse de démultiplier les nomenclatures, perdre le compte des lettres qu’il a lui-même établi (« Maximus Letter # whatever » Max 201), s’interrompre (« Letter # 41 [broken off] » Max 171) et revenir tout à coup sur ses pas (« A Later Note on/Letter #15 » Max 249). Toutefois, en nous empêchant ainsi de prendre du recul, en nous empêchant de nous abstraire du flux du devenir afin de recomposer une temporalité cohérente, Olson nous propose l’expérience concrète et contingente d’une temporalité susceptible de se substituer à une conscience abstraite du temps qui, si elle veut pouvoir se constituer, doit paradoxalement soumettre la vie à une nécessité logique a posteriori. Du moins c’est bien cette distinction que l’on croit deviner dans la lecture qu’il propose d’Homère et d’Hésiode :

“Time” in such poets as Homer and Hesiod cannot admit of intervals where nothing happens, that there is no such thing as nothing, and that therefore you cannot leap over, you do not therefore necessarily traverse, in writing, and any one event series once narrated fills up the available time space. There is not while back at the farm sequence possible. The epic action is a stream and you are not free to play around jump as though you was on the bank or the other or in the water – at your choice or privilege or pleasure, that you either is or you isn’t, definitely. […] Homer is innocent of any concept of time and chronos, in the idioms in which he does use it, covers periods of waiting or delay or doing nothing – literally doing nothing, not “nothing” – and that it was through waiting that the experience of time is born, that a day, literally a day, is how it is, the thing itself the business possible and the report whereof thereon thereafter repeats slowly or however you do it just as swiftly. (CP 356)

C’est ainsi que le récit en multipliant les ellipses, les prolepses et les analepses pense la temporalité comme une entité autonome, affranchie de l’activité qui la produit, imposant sa

loi et son propre sens. En postulant l’existence de temps morts et de temps forts, le récit recompose précisément des entités abstraites à partir de la séquence temporelle de l’activité et tend non seulement à dévaloriser l’activité dans la mesure où celle-ci devient nécessairement seconde mais surtout à postuler l’existence de la stase, d’un temps sans changement et sans présence. Pour Olson c’est l’activité, l’écriture, qui est première et c’est elle qui crée son propre espace-temps.

Par ailleurs, en substituant l’histoire comme enquête à l’histoire comme science, Olson en modifie profondément la vocation et élargit le champ des objets dont le poème peut rendre compte. Dès lors que l’objectivité n’est plus tant une attitude universelle que la marque d’un ordre cognitif occidental qui nie son appartenance à un contexte déterminé (« it is culture (history, when it is Europeanized) which leads to such nonsense » CP 340), les faits changent profondément de nature. En effet, l’enquête n’est jamais sure de son fait et ce même s’il elle déploie une énergie incroyable à confronter des sources nécessairement relatives dans l’espoir de parvenir à situer précisément des lieux, des personnages et des événements59. Il s’en suit que dans la poésie d’Olson l’opposition entre le fait et la fiction s’estompe et que s’y substitue tout une gamme de faits plausibles, vraisemblables et hypothétiques. L’incertitude irréductible de ces faits dont la portée se trouve systématiquement restreinte au contexte dans lequel ils sont énoncés deviennent des témoignages, des histoires que l’on raconte et qui ne préexistent pas au contexte et à l’activité qui les constitue. En prenant acte du fait que les données ne sauraient dès lors pas constituer leur propre fin, Olson insiste sur l’ancrage local et contextuel de l’enquête et tend ainsi à souligner sa vocation pragmatique. Si l’objectivité est constitutive d’un ordre cognitif, si elle est créatrice d’un monde, le mythe, le rêve, le souvenir, les récits et les histoires sont à leur tour créateur de monde et générateur de possibilités d’action distinctes de celles offertes par le monde « moderne ». C’est ainsi que les Maximus mêlent parfois les registres et les genres au point de les confondre.

59 L’entêtement avec lequel les Maximus cherchent à établir précisément les faits alors que le poème n’a de cesse de prouver que cette tâche est impossible, demeure particulièrement problématique. En effet, cette compulsion n’a pas seulement pour vocation de prouver l’impossibilité dans laquelle nous sommes de pouvoir établir les « faits » une fois pour toute. Si l’histoire d’Olson est prédiquée sur la mise en relation, la confrontation et le rapprochement du multiple plutôt que sur la continuité du singulier elle a paradoxalement besoin de précision. Ainsi le lecteur de Process & Reality de Alfred North Whitehead n’a de cesse de commettre la « fallacy of simple location » que le philosophe condamne pourtant si vigoureusement.

En se détournant d’une temporalité isomorphe gouvernée par une logique causale, l’histoire olsonienne bascule du côté de la contextualité et de la relativité ou, pour le dire autrement, elle opère un glissement du temps vers l’espace et le lieu60. Ce changement d’accentuation est d’autant plus nécessaire à ses yeux que l’expérience américaine est avant tout une expérience de l’espace menacée par l’expérience européenne du temps relayée dans le Nouveau Monde par les Puritains. Cette thèse est affirmée avec force dès 1947 dans Call me Ishmael dont l’incipit affirme : « I take SPACE to be the central fact to man born in America, from Folsom cave to now. I spell it large because it comes large here. » (CP 17). C’est l’espace bien plus que le temps qui est décisif pour comprendre le développement des Maximus. Néanmoins, après tout ce que nous venons de dire, il serait pour le moins paradoxal d’affirmer que pour Olson l’espace et le temps représenteraient deux systèmes incommensurables qui s’excluraient l’un l’autre. S’il décide de conférer à l’expérience de l’espace la priorité, il n’en exclut pas pour autant le temps mais se contente de renverser la hiérarchie qui les articule, d’opérer un changement d’accentuation dans la façon dont nous devons concevoir notre expérience. Il considérera ainsi nécessaire de redécrire le temps à partir de l’espace en insistant sur la contiguïté, la proximité, la densité et la circulation à l’exemple de ce qu’il perçoit dans Moby Dick de Herman Melville : « His natural sense of time was in its relation to space. […] Time was not a line drawn straight ahead towards future, a logic of good and evil. Time returned on itself. It had density, as space had, and events were objects accumulated within it, around which men could move as they moved in space. » (CP 88).

Cette spatialisation du temps nous met toutefois quelque peu mal à l’aise quand nous nous souvenons que Bergson souhaita substituer à la spatialisation du temps, qui menace notre liberté, l’expérience de la durée et que, plus largement, la critique faite au structuralisme fut justement de dissocier l’étude de la diachronie de celle des systèmes synchroniques de relations, spatialisés et totalisables. L’affinité structuraliste est d’autant plus frappante quand on considère l’importance qu’Olson confère à la pensée des relations, aux mythes et aux étymologies. Mais si ces parallèles permettent de problématiser la relation qu’Olson entretient avec l’histoire et le temps, ils nous permettent aussi de comprendre combien les Maximus ne peuvent être compris dans ce contexte (et ce malgré le fait que, dans un contexte américain, le terme de post-moderne soit tenu trop

60 Dès les années 60, Donald Davies faisait remarquer que dans l’œuvre d’Olson et contrairement aux apparences c’est la géographie qui primait sur l’histoire. Olson lui-même approuva cette hypothèse.

systématiquement pour valoir comme un synonyme de post-structuraliste). Dans la mesure où le poète ne cherche pas en effet à opposer absolument l’espace et le temps mais tente plutôt de redécrire constamment les rapports qu’ils entretiennent ainsi qu’être attentif aux écarts qui émergent quand ils s’interpénètrent, la spatialisation chez lui n’a pas pour vocation de permettre l’identification de systèmes stables susceptibles d’offrir une connaissance authentiquement vraie. Cela n’aurait pour résultat que de substituer un présent réglé à une histoire déjà donnée d’avance et ne permettrait pas de restaurer la possibilité de l’action et de la création.

Dès lors, il faut bien comprendre que l’œuvre d’Olson ne se préoccupe pas d’ontologie ou d’épistémologie et relève plutôt du cadre pragmatique offert par la découverte en 1955 du Process & Reality de Alfred North Whitehead. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur le rôle joué par la lecture de Whitehead pour Olson61 mais l’on peut dès à présent noter que la critique de la permanence ontologique qu’il opère grâce à ses concepts d’ « actual occasion » et d’ « accretion of value » qui, en postulant la création ad hoc et en contexte de continuités qui ne préexistent pas à l’activité humaine, permet de comprendre l’ambivalence du rapport qu’entretient Olson avec la durée et le statut de la discontinuité dans son œuvre. Si, afin de tracer les contours du champ des possibles disponibles, l’enquête des Maximus a besoin de rendre compte de son monde et donc de produire des totalisations, ces dernières sont redistribuées et réévaluées en temps réel pour devenir éminemment temporaires, heuristiques, pragmatiques. Ainsi c’est à la croisée de la diachronie et de la synchronie que s’ouvre la possibilité de la création par le truchement de la rupture, de la contradiction, de l’écart et de l’imprévu.

C’est ainsi que l’enquête historique entreprise par les Maximus est par bien des aspects reconnaissable, elle ne conserve qu’une identité de surface avec l’enquête historique positive dont elle ambitionne de se démarquer. S’il est parfois difficile de s’y retrouver c’est bien qu’Olson maintient le terme d’histoire sans se soucier des usages très différents qu’il souhaite en faire et que ce n’est qu’en contexte, au cas par cas, que l’on peut se faire une idée du sens qu’il souhaite donner à ce terme. Plus généralement, le poète fait preuve d’une certaine inconséquence dans son usage des mots et semble souvent distrait au point de risquer l’incohérence. Certes, on comprend maintenant qu’il s’agit pour

61 On peut aussi signaler, par ailleurs, que dans « A later note on letter #15 » que nous avons précédemment cité l’opposition de Hérodote et de Thucydide est redoublée par l’opposition de Descartes et de Whitehead.

lui de faire primer l’usage en contexte sur une cohérence factice prédiquée sur un fastidieux et inutile travail de mémoire. De même, il signale par là, presque métonymiquement, son désir de se réapproprier l’histoire et d’en offrir un usage totalement antinomique de celui qu’on lui donne habituellement. Néanmoins, il s’en suit que le poème ne cherche pas non plus réellement à s’affranchir une fois pour toute de l’histoire et que son fantôme continue de planer sur le poème prête, à tout instant, à refaire surface lorsque notre attention ou celle du poète faiblit. Le cas de l’histoire ne saurait donc être réglé une fois pour toute et cette ambiguïté voulue bascule parfois franchement du côté de la contradiction impensée.

Une contradiction, et non des moindres, réside dans le fait que la sortie de l’histoire préconisée par Olson se justifie pour des raisons historiques. Ainsi, si le poète définit dans « The Present is Prologue », la nature de la tâche à accomplir comme étant tout à la fois post-moderne et post-historique, la nature déictique et temporelle de cette notion de « modernité » suppose inéluctablement la production d’une chronologie susceptible de lui conférer du sens. C’est ainsi qu’il n’a de cesse de justifier son travail comme le prolongement et le dépassement des avancées récentes de la science et de la philosophie dans la perspective d’une opportunité teintée de vérité éternelle dont il n’interroge jamais le statut historique62. Certes les chronologies qu’il produit ne sont jamais univoques et tendent à brouiller ce que recouvre sa « modernité ». Elles se démultiplient, se chevauchent et se contredisent. Elles contestent inlassablement l’idée d’une marche du progrès en envisageant l’histoire comme un système économique complexe fait de gains et de pertes et en lisant littéralement l’histoire dans tous les sens. Il n’en demeure pas moins qu’il fait là œuvre d’historien tout en ambitionnant que son poème fasse événement. Les Maximus auraient ainsi pour vocation de relancer une promesse américaine menacée par la fin de la Frontier et, plus largement, de surmonter une fois pour toute la crise historique à laquelle

62 La difficulté que nous avons à lire les Maximus relève certes en partie du caractère hyperboliquement local des références qu’ils mobilisent mais peut tout autant être imputée au caractère incroyablement daté de ses des références. En valorisant les œuvre s de C. G. Jung, Alfred Korzybski, Eric Havelock ou Edward Sapir dont les contributions scientifiques ont été rapidement contestées et en défendant des découvertes au statut incertain comme la carte du Vinland de Yale, Olson a paradoxalement créé les conditions de l’obsolescence des Maximus. En effet, si le poète n’a de cesse de contester la vérité du savoir hérité il ne semble pas envisager l’historicité des « découvertes » de son temps et les présente simplement comme des évidences. Dans la mesure où ce « savoir » a ironiquement perdu toute actualité pour nous, le poète ainsi a voué les Maximus à ne devenir qu’un document pris au piège de son propre temps.

est confrontée l’Occident. Après tout il ne s’agit sans doute pas d’un hasard si Olson se définit comme un « Archéologue de l’aube » (« Archeologist of Morning ») renversant ainsi terme à terme le Untergang des Abendlandes63 de Spengler publié en 1922 et présentant ainsi son travail comme l’antidote opportun à la crise qu’elle décrit.

Par contre, d’autres contradictions ne sont qu’apparentes et supposent que nous changions de point de vue sur l’histoire. Contrairement aux apparences, les Maximus ne sont donc pas le produit d’une nostalgie des origines auxquelles il faudrait revenir. Olson est d’emblée parfaitement clair sur ce point :

I do not urge anyone back. Back is no value as better. That sentimentality has no place, least of all Gloucester,

where polis still thrives

Back is only for those who do not move (as future is,