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L’histoire ou l’expropriation du temps

Si les ambivalences d’Olson vis-à-vis de l’histoire paraissent refléter celles de ses prédécesseurs modernistes, il a cependant très tôt critiqué leur rapport au temps. S’il a reproché à Pound l’egotisme qui caractérise son œuvre, il a surtout cherché à souligner le fait que son aîné s’était retrouvé pris au piège du temps48 et lorsqu’il décide de rompre publiquement avec Pound en 1948, il explique dans « GrandPa, GoodBye » :

Time is in his conversation more often than anything else. I said to Lowell the other night: “There is a haste in Pound, but it does not seem to be rushing to any future or away from any past.” It is mere impatience, the nerves turning like a wild speed-machine (it is how he got his work done) and, more important, an intolerance of the mind’s speed (fast as his goes), an intolerance even of himself. For he is not as vain as he acts. “30yrs, 30yrs behind the time” – you hear it from him, over and over. It is his measure (and his rod) for all work and men. His mind bursts from the lags he sees around him. He speaks as though he found himself like retarded when he began. […] The lines and passages which stand

48 Que ce point n’ait pas été, à ma connaissance, été évoqué par les commentateurs, peut s’expliquer par le fait que la critique de l’égotisme de Pound annonce dans une certaine mesure la publication de « Projective Verse » en 1950 mais aussi par le fait que la position de Olson vis-à-vis de l’ego offre une alternative à la critique de l’identification (« Affective Fallacy ») et de l’intentionnalité (« Intentional Fallacy ») proposée par les New Critics. De plus, il nous faut bien reconnaître que sur la question de l’histoire et de la mémoire, la position d’Olson vis-à-vis de Pound est particulièrement ambiguë.

out, from the start, capture a mood of loss, and bear a beauty of loss. […] I don’t think it has been sufficiently observed, if it has been observed, how much his work is a structure of mnemonics raised on a reed, nostalgia. (CP 145-46)

Certes, il ne s’agit pas ici de s’interroger sur la légitimité de cette hypothèse somme toute très personnelle, mais elle n’en demeure pas moins profondément évocatrice de comment se conçoit la poétique olsonienne. L’urgence et l’impatience qui caractérisent les

Cantos ne seraient donc pas tant la marque d’un désir de remettre en route une civilisation

vouée à une inertie délétère que le symptôme d’une écriture ne parvenant pas à s’affranchir d’une histoire qui se serait emballée et qui impose aux hommes de progresser à marche forcée. Dans An Encounter at Saint Elizabeth, Olson suggère que ce retard s’explique entre autres par le fait que Pound ne soit jamais parvenu à surmonter l’expérience de la Première Guerre Mondiale et le deuil de Gaudier-Brzeska. Mais, plus généralement, chez Olson, la vitesse est régulièrement décrite comme la marque d’une expérience dominée par le temps où le présent se trouve écartelé entre le poids d’un passé caduc et l’impératif d’un avenir indécis, pris au piège d’un hors temps49. L’individu n’a d’autre choix que de s’oublier dans le flux du temps et de ressasser indéfiniment son impuissance. Le présent devient ainsi immatériel et l’ancrage actuel dans le monde devient impossible. Tout au long de sa carrière Olson n’a d’ailleurs de cesse de revenir sur le fait que la primauté que nous accordons au temps contribue à différer l’action, à invalider la présence, à déformer notre expérience et à imposer partout la conscience du vide.

On sait combien l’angoisse du retard est caractéristique de la conscience américaine de l’histoire et combien, dès Emerson, elle est ce contre quoi il s’agit de lutter. Marginalisés par rapport à une histoire qui ne pouvait être que Européenne, les États-Unis se voyaient placés dans une position d’éternelle minorité, coupés des origines, et obligés de se contenter d’un rôle auxiliaire dans la marche d’un progrès dont ils n’ont pas été les instigateurs. On sait aussi combien la possibilité même d’une création authentiquement américaine se trouvait menacée par une tradition qui ne pouvait que venir d’ailleurs et des chef-d’œuvres qui appartenaient à un temps où l’Amérique n’était même pas encore rêvée. Olson n’échappe pas à ce syndrome d’autant plus qu’il en redouble les effets en

49 On peut à ce sujet se référer à Call me Ishmael (CP 102) où Olson insiste sur le fait que la vitesse qui caractérise les voyages en avion en font une expérience éminemment temporelle, le voyageur se trouvant dissocié de toute expérience de l’espace et de la gravité qui conditionnent pourtant une puissance d’action que le poète décrit en termes cinétiques.

s’identifiant aux marins de Gloucester qui, comme les habitants de Lerma au Mexique qu’il évoque dans ses Mayan Letters et « Human Universe », sont voués à n’être que « poor failures of the modern world […] that have lost the capacity of their predecessors to do anything in common » (CP 158). En effet, pour qui perçoit leur mode de vie à travers le prisme d’un temps linéaire, universel, celui-ci apparaît comme une aberration marginale appelée à disparaître, une simple survivance archaïque qui bientôt sera résorbée par la marche du progrès. Pour Olson qui les considère non pas dans le temps mais dans leur environnement, leur mode de vie n’a au contraire rien perdu de sa vitalité et de sa validité dans la mesure où il existe effectivement. Leur inadaptation ne serait donc que relative et serait le fruit d’une idéologie du progrès qui se croit habilitée à dicter ce qui est possible mais aussi à juger ce qui relève du présent et à hiérarchiser les expériences.

Pour Olson la menace qui pèse plus particulièrement sur les marins et la marginalisation dont ils sont victimes n’est que la perpétuation d’un conflit entre deux traditions qui remonte aux origines des Etats-Unis. Le poète n’a de cesse d’insister sur le fait que les marins étaient présents à Cape Ann dès 1530 et qu’ils furent les premiers à fonder une colonie en 1624 dont ils furent littéralement expropriés par les Puritains venus de Salem en 1626. Avec le temps, les puritains se sont vu remplacés par l’État, le moralisme, le dogmatisme, le capitalisme; le progrès s’est substitué à la providence mais, pour Olson, la présence des marins laisse encore espérer la restauration de cette promesse usurpée, occultée, dès les origines :

on John White/ on cod, ling, and poor-john

on founding: was it puritanism, or was it fish?

And how, now, to found, with the sacred & the profane – both of them – wore out

The beak’s There. And the pectoral. The fins,

for forwarding.

But to do it anew, now that even fishing… […]

It is a sign, that first house, Roger Conant’s, there, Stage Fort. One of Endecott’s first acts Was to have it dragged to Salem for his own mansion, for the big house,

Olson viserait ainsi à rétablir la vérité des origines et à offrir un récit historique alternatif susceptible de rendre aux Etats-Unis la singularité de leur promesse et, du même coup, de réanimer un présent voué à l’immobilisme de la crise. Olson insiste bien sur le fait que les pêcheurs de Gloucester représentent un système de valeur, un mode d’être au monde et une civilisation radicalement distincts de ceux des puritains. Mais il ne s’agit pas simplement de substituer une histoire à l’autre dans la mesure où le rapport au temps qu’entretiennent les pêcheurs de Gloucester est, au fond, incompatible avec une histoire qui, comme le rappelle James Harvey Robinson en 1912 dans The New History, privilégie le textuel, le politique et un héroïsme sensationnaliste50. Leur nomadisme, l’attention portée au quotidien ainsi que leur indifférence à la production d’archives et d’institutions en fait littéralement un peuple préhistorique comparable aux Mayas ou aux hommes du Pléistocène, ce qui permet d’ailleurs à Olson de pouvoir affirmer « we are the last first people » (CP 206)51. En cela il fut s’ailleurs sans doute influencé par Ortega y Gasset qui oppose l’homme colonial à l’homme métropolitain :

Such people are not in history. When there is more than enough land, it is geography which commands and it takes the form of a real paradise which certain human groups have been able to enjoy. That is what is called a colonial man. […] I am ashamed not to have studied colonial man in the libraries of the world, a man who has existed in every civilization, in each with his own particular characteristic; he becomes a man totally different from metropolitan man, but that is something that those who talk too lightly and ingenuously of our American sons completely ignore. (Gasset 1973 287)

50 Robinson identifie d’ailleurs cette histoire qui privilégie l’exceptionnel et l’héroïque à l’épopée problématisant ainsi l’idée selon laquelle les Maximus seraient une épopée. D’ailleurs, Olson rejette explicitement cette forme dans « Homer and the Bible ».

51 Cette affirmation est pour le moins problématique. En effet, si l’on peut considérer que cette Amérique éminemment blanche est la seule altérité à opposer à l’Occident, c’est qu’elle s’est approprié la légitimité des peuples premiers en effaçant toute trace de leur existence. À ce titre, il n’est sans doute pas fortuit qu’Olson fasse très peu référence au passé amérindien de Gloucester dans les Maximus et qu’il aille chercher les ultimes traces de leur présence au Mexique. En cela, il ne fait d’ailleurs que perpétuer, sans le savoir, l’héritage ambigu de Franklin et de Jefferson comme nous le rappelle Elise Marienstras dans Les Mythes Fondateurs de la Nation Américaine.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la métaphore récurrente chez Olson de la fleur dont les racines sont plantées dans l’air tout comme l’opposition systématique qu’il opère entre la Métropole, qu’il associe à la soumission à la loi uniforme de l’état et qu’il envisage comme l’extrapolation magistrale de l’ordre de l’ego et de l’histoire, et la Polis qu’est censé représenter Gloucester. C’est ainsi que le fait de réinscrire cette ville dans l’histoire représentera justement un réel défi méthodologique pour Olson qui se trouvera contraint d’étendre radicalement la portée d’une enquête qui ne saurait se satisfaire des rares souvenirs et de l’héroïsme ambigu du Gloucester halieutique52. Il se tournera ainsi vers une histoire des savoirs faire, des objets, du quotidien. Il fouillera les registres, les procès, les livres de compte et en vient même à inventer des documents quand ceux-ci viendront à manquer. Il se détournera de l’histoire documentée et textualiste pour ménager une place à l’archéologie, à la géologie, à l’économie, à l’anthropologie sociale. Il confrontera une histoire biographique et humaine à une histoire écologique, organique, allant jusqu’à affirmer : « we who throw down hierarchy,/ who say the history of weeds/ is a history of man » (Max 98).

Cette lutte pour établir une histoire alternative susceptible de redéfinir ce qui constitue le mode contemporain n’en demeure pas moins inégale dans la mesure où, par définition, l’histoire ne saurait reconnaître comme appartenant à son champ ce dont elle ne saurait parler. En effet, la science historique, soucieuse de s’assurer de solides fondations épistémologiques, avide de faits, de régularité et d’explications causales, ne peut que difficilement s’accommoder des incertitudes de cette « préhistoire » qui lui échappe. Sous couvert de méthodologie, elle en vient donc à s’établir comme normative et exclut tout un pan du passé sous prétexte qu’il ne se conforme pas à ses exigences de vérité53. Là encore, le point de vue critique d’Ortega y Gasset à l’égard de l’historiographie de Toynbee concorde tout particulièrement avec celui d’Olson :

52 Le fait que la figure, décisive pour Olson, de John Smith ait été aussi contestée est à ce titre symptomatique tout comme le fait que les marins de Gloucester sont souvent représentés comme des figures à la moralité loin d’être exemplaire (cf. Max 94-95). Si la célébration de l’héroïsme des marins n’est bien entendu pas absente des Maximus il est toujours ordinaire, ambigu, incertain.

53 Olson critiquera ainsi violemment l’histoire de la littérature anglaise d’Hippolyte Taine qui se permit d’exclure l’œuvre de Keats sous prétexte que celle-ci n’était pas représentative de l’histoire de la littérature anglaise qu’il cherchait à établir. Pour l’historien il s’agissait d’une exception, d’une aberration.

The true historical subject, according to Toynbee, must be an entire, compact reality, which can be understood from within itself and without moving away from it. […] Without realizing it, intent on proclaiming the true historical subject which may be autarchic and sufficient and is explained within itself, he does nothing to postulate the least empirical idea that exists in the world: the Aristotelian idea of substance which is the metaphysical idea par excellence. Aristotle also says literally that the true real subject is substance and this because it is autarchic, sufficient and able to be understood from within itself (Gasset 1973 278)

En postulant un monde de faits immuables, l’histoire positive de Toynbee est donc éminemment idéaliste54 puisqu’elle transpose à la science la causa sui de la théologie. De plus, en établissant ainsi un monde de faits indifférents au présent, en réduisant le temps à une structure causale, elle perpétue l’image d’un présent qui serait toujours déjà donné et rendu nécessaire par la chaîne des causalités censée l’expliquer. Ne tolérant ainsi aucune alternative ni aucune création, l’histoire devient ainsi une réinterprétation du destin providentiel et théologique55. Plus fondamentalement, toutefois, l’histoire n’apparaît pas comme un outil neutre se limitant à décrire une certaine catégorie d’objets aussi objectivement que possible, mais comme un artefact moderne, proprement occidental, qui perpétue ses a priori, justifie ses pratiques et entérine son rapport d’être au monde. Pour Olson, le concept abstrait du temps a été inventé avec le logos et se confond avec lui. L’histoire ne saurait donc permettre l’émergence d’un nouvel ordre poétique post-moderne qu’Olson appelle pourtant de ses vœux et qui suppose de revenir sur la distinction opérée par Platon entre le muthos et le logos :

The odish man sd: “Poesy

steals away men’s judgment

by her muthoi (taking this crack

54 Un tel substantialisme semble intenable pour Olson qui fut si fortement marqué par sa lecture, à partir de 1956, de Process and Reality et de Science and the Modern World de Alfred North Whitehead qui tout deux critiquent le postulat scientifique et philosophique de l’existence d’une matière abstraite et informe.

55 Ce rapprochement contre-nature du théocratique et du positif, se retrouve dans le Déclin de l’occident de Spengler où la mentalité puritaine est systématiquement assimilée à la montée de la rationalité.

at Homer’s sweet-versing)

“and a blind heart

is most men’s portions.” Plato

allowed this divisive

thought to stand, agreeing

that muthos

is false. Logos

isn’t – was fact. Thus

Thucydide. […]

& that concept of history (not Herodotus’s which was a verb, to find out for yourself:

‘istorin, which makes any one’s act a finding out for him or her self, in other words restores the traum: that we act somewhere

at least by seizure, that the objective (example Thucydides, or the latest finest tape-recorder, or any form of record on the spot

- live television or what is a lie (Max 104 ; 249)

Il est frappant de voir que l’histoire est ici figurée comme le produit complexe du temps et de l’action et non de la précision mécanique avec laquelle les événements furent enregistrés. Elle est aussi présentée comme un impératif pour la vie qu’elle contribue à rendre possible56. Ainsi, bien loin de n’être qu’un domaine de connaissance parmi d’autres, l’histoire se trouve déshumanisée lorsqu’elle est soumise à l’impératif de vérité et fait de notre expérience du temps une simple abstraction. Ce constat est proprement insupportable pour le poète puisqu’elle contribue à nous rendre étranger à ce dont nous devrions être le

56 Le maximus duquel est tiré cet extrait, A Later Note on Letter #15 représente un moment clé des Maximus dans lequel Olson fait également référence à l’opposition essentielle pour lui entre Descartes et Whitehead. Si nous ne saurons pas en mesure d’offrir une lecture exhaustive de ce passage dans cette étude, on peut néanmoins se référer à l’étude de Shahar Bram (Charles Olson and Alfred North

plus familier : notre propre inscription dans le temps. L’expropriation des pêcheurs de Gloucester par les Puritains illustre de la sorte la condition de l’homme moderne soumis à la loi d’un avenir qui le dépossède simultanément de son expérience du temps et de son devenir. À l’instar de l’esthétique, l’histoire nous voue au fond à la passivité en nous réduisant au rôle de simple spectateur de notre destin. Avec une simplicité et une émotion auxquelles il ne nous avait pas habitués, Olson compare cette situation dans « It Was. But It Ain’t » à celle d’un visiteur qui, après s’être occupé de ses affaires en ville, découvre qu’aucune preuve de son passage à l’hôtel ne subsiste. La porte de la chambre a été murée, le propriétaire ne se souvient pas de lui, ses affaires se sont volatilisées :

You are this suddenly without a place. And you are thus anonymous, you are without a face, a name, clothes, set down in the midst of the city a no-face. And not even treated badly, simply treated blandly, as they are bland.

It is crazy, where one history has left us. You damn well know Thucydides. It is any day. It is as it has been. It is commodity. But the door has been erased. The shrewdness which ran the house, the curiosity which led you out into the street, the business – you come back and all is changed. They don’t want your money. They don’t want you! (CP 342)

Cette dépossession du temps revêt de très nombreuses formes chez Olson. La professionnalisation de l’histoire en fait par exemple un objet d’étude pour une classe retreinte d’individus, un objet de curiosité marginale. Soumis à la logique du discursif, les récits que produit l’histoire imposent au lecteur de progresser à marche forcée, ils mettent entre parenthèse son expérience du temps et subordonnent le présent de la lecture au règne d’une fin à venir (CP 356). Enfin, si le présent se trouve vidé de toute substance par la causalité historique qui le détermine, les archives du passé elles-mêmes se trouvent dévitalisées par une discipline historique qui ne cherche pas à comprendre en quoi elles reconfigurent le présent mais les établit comme de simples documents témoignant d’un passé à jamais révolu, des occurrences indifférentes dans la trame régulière et répétitive de l’histoire (cf. « Homer and the Bible »).

La poétique d’Olson cherche ainsi simultanément à soustraire notre expérience du temps et du passé à l’emprise de l’histoire et du logos et à leur rendre une vitalité, une actualité qui leur est systématiquement déniée. Du coup, il s’agit pour lui de remettre au cœur de notre expérience du temps un présent qui est lui-même préhistorique pour autant