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Si j’ai choisi de commencer cette étude sur les interférences de l’histoire, de la durée et de la longueur par les Maximus Poems de Charles Olson c’est bien qu’il s’agit du poème qui, dans notre corpus, entretient le dialogue le plus suivi non seulement avec le passé mais aussi avec la discipline et la méthodologie de l’enquête historique elle-même. Le lecteur ne peut ignorer que le poème d’Olson est avant tout préoccupé par la production et la vérification de faits, l’accumulation de documents, la formulation d’hypothèses et la constitution de chronologies relatives à la fondation du port de pêche de Gloucester dans le Massachusetts qu’il établit comme le lieu même de la fondation des États-Unis. Il semblerait ainsi que tous les efforts du poète aient été tournés vers l’établissement d’un travail historiographique dans lequel les velléités expressives et les préoccupations formelles habituellement associées à la poésie seraient devenues secondes. Dès lors, la nature « poétique » des Maximus nous paraît d’emblée problématique et semble servir tout au plus à justifier le caractère inconséquent d’une recherche historique sans suite dans les idées, imprécise et éclectique. Si les Maximus semblent donc illustrer à première vue un cas d’école du « poem including history », je serais bien plutôt enclin à considérer qu’il s’agit d’un « historical enquiry excluding poetry » dont le caractère hybride représente un cas limite de l’interaction de l’histoire, du temps et de l’esthétique.

Certes, nous nous sommes évertués à établir précédemment que l’enquête historique ne saurait être considérée, a priori, comme étant anti-esthétique particulièrement dans un contexte américain. Mais il semble bien que pour Olson, l’activité esthétique ne saurait aucunement être en mesure d’exprimer une vérité historique spécifique inaccessible à la discipline historique. Plus fondamentalement, l’activité poétique ne relève pas pour lui d’une esthétique comme une forme d’activité spécifique, autonome. Pour Olson, l’esthétique n’existe pas en tant que telle. Si nous sommes en mesure d’affirmer cela, c’est bien qu’Olson paraît se désintéresser du statut de l’objet esthétique considéré en soi,

celui-ci n’étant évoqué dans ses poèmes et ses essais que pour en faire la critique. Ainsi, dans les toutes premières pages des Maximus il décrit la musique et le chant en ces termes :

how shall you strike,

o swordsman, the blue-red back when, last night, your aim was mu-sick, mu-sick, mu-sick and not the cribbage game?

[…] (all

invaded, appropriated, outraged, all senses including the mind, that worker on what is

And that other sense

made to give even the most wretched, or any of us, wretched, that consolation (greased

lulled even the street-cars

song […]

all wrong

And I am asked – ask myself (I, too, covered with the gurry of it) where

shall we go from here, what can we do when even the public conveyances sing? (Max 7, 17)

Le poème répudie d’emblée un lyrisme qu’il juge malade (« mu-sick ») alors qu’il se semble pourtant constituer le seul refuge qui nous reste face à l’aliénation d’un monde capitaliste qu’Olson décrie dans ces pages. Pour le poète, cette stratégie de fuite ne représente qu’un leurre qui ne parvient tout au plus qu’à renforcer notre passivité face au monde. Tout comme les trolleys de Gloucester, l’esthétique n’a que des parcours tracés à l’avance à nous offrir. Elle nous donne l’illusion du mouvement. À chaque fois que le poète évoque, en passant, le statut contemporain de l’objet esthétique, c’est toujours pour le définir avec mépris comme un objet décoratif, un bibelot (« The fabulatory function is man’s uniqueness. But when he uses it to make the Bauble ? » CP 340), un meuble (« In English the poetics became meuble – furniture » Max 249). À ce titre, il n’est sans doute pas anodin de remarquer qu’Olson renoncera assez rapidement à publier des poèmes courts comme si la longueur des Maximus devaient justement être un antidote à la production

d’objets poétiques. Du moins, le spectatorisme qu’Olson désigne, dans « Human Universe », comme le mal qui ronge l’Amérique de son temps n’épargne pas l’esthétique, et il semblerait bien que son insistance sur le caractère rituel du poétique, son rejet de la référentialité au profit de la performance, d’une re-présentation, participe de ce constat. Du moins on y retrouve la trace de la lecture de Ancient Art and Ritual de Jane Ellen Harrison où cette dernière distinguait le théâtre du dromenon grecque en des termes remarquablement similaires :

The distinction between art and ritual, which has so long haunted and puzzled us, now comes out quite clearly, and also in part the relation of each to actual life. Ritual, we saw, was a re-presentation or a pre-presentation, a re-doing or pre-doing, a copy or imitation of life, but,—and this is the important point,—always with a practical end. […] In the drama the representation may remain for a time the same, but the intent is altered: man has come out from action, he is separate from the dancers, and has become a spectator. The drama is an end in itself. (Harrison 136-37)

Si le détour par l’archaïque a donc en partie pour vocation de revenir à une conception pré-esthétique de l’art, le recours à l’histoire contribue, de même, à marquer une prise de distance des Maximus vis-à-vis de l’esthétique. Il est d’ailleurs frappant de constater combien, au fil de sa carrière, Olson se désintéresse progressivement du littéraire pour se tourner de plus en plus résolument vers l’histoire. Tout se passe comme s’il jugeait superflu de situer son poème dans le cadre de l’histoire littéraire et négligeait de s’interroger sur les questions de filiations et de nouveauté qui avaient tant préoccupé ses prédécesseurs. Certes, même s’ils interrogent sur l’autonomie supposée de l’esthétique et pensent le poétique en contexte, les projets d’Olson de la fin des années 40 et du tout début des années 50 relèvent bel et bien d’une recherche proprement littéraire. Call me Ishmael est une lecture somme toute traditionnelle de Moby Dick et « Projective Verse » relève de la formulation d’un manifeste formel, d’un ars poética. Le contraste n’en est que plus frappant avec les projets du milieu des années 50 qui paraissaient, s’être affranchis du littéraire. En 1955, la publication de la « Bibliography on America for Ed Dorn » insiste ainsi paradoxalement sur le fait que ce que les deux poètes doivent avoir en commun, c’est bien une lecture de l’histoire américaine. De même, si la rédaction du Special View of

History en 1956-57 est présentée comme le prolongement des réflexions d’Olson dans

poète substitue à toute considération formelle la formalisation de son rapport à l’histoire. Enfin, si la lecture demeure une activité décisive de la critique olsonienne, celle-ci se tourne exclusivement vers l’actualité de la recherche historique aux dépens de la lecture de Melville, Shakespeare, Dostoïevski, Lawrence, Yeats, Williams ou Rimbaud qui caractérisait la fin des années 40.

L’intérêt d’Olson pour l’histoire n’a, au départ, rien d’original et remonte à la fin des années 30. En effet, sa recherche fut doublement déterminée par le programme doctoral de Harvard, « History of American Civilization », où l’étude de la littérature, de la sociologie et de l’histoire devait permettre d’exhumer les « myths and symbols » des Etats-Unis, ainsi que par Edward Dahlberg qui l’encouragea à lire les travaux de Frazer et des Cambridge Ritualists. Le travail d’archive entrepris pour la rédaction de Call me Ishmael tout comme la découverte de Pound, Yeats et Lawrence ne fit que renforcer ce penchant. Ce n’est qu’en 1951, lors d’un long séjour à Lerma au Mexique, que cet intérêt livresque et universitaire, se cristallisa autour de la découverte de la culture Maya, de l’archéologie et de la paléographie. À la suite de ce voyage, Olson rédigera son essai « Human Universe » où il affirmera la possibilité d’un nouvel humanisme et exprimera simultanément ses premiers doutes quant à son statut de poète : « Now, I spend most of my time studying the Sumerians and the Mayans, transposing the poems and inscriptions they left. […]

Therefore, I find it awkward to call myself a poet or a writer. » (CP 206).

Si à l’occasion de cette requalification du poète comme copiste l’activité de lecture demeure toujours essentielle pour Olson, l’écriture, elle, change profondément de nature. Certes, depuis le Moyen-Âge nous savons que le travail de copie n’est pas forcément servile et qu’il peut être lui-même le lieu où la lecture se constitue comme un acte créatif. De même, l’idée selon laquelle la sélection, le montage et le collage sont des actes proprement esthétiques est devenu un lieu commun de la critique et ce dès le début du 20e siècle. Néanmoins, et comme pour opposer d’avantage encore la logique et la temporalité de l’œuvre à celle de l’enquête, il est frappant de constater combien les Maximus n’obéissent plus ni à un principe de sélection ni à celui de composition. Le désir de connaissance semble prendre le pas sur l’effort d’écriture. L’éclectisme des sources documentaires mobilisées donne l’impression d’une accumulation avide, exhaustive, de tous les documents disponibles qui sont, d’ailleurs, fréquemment cités in extenso et sans commentaire. Le texte, lui-même, s’écrit imperturbablement au jour le jour refusant de s’imposer une astreinte autre que celle de l’enquête. Le poème prend l’aspect d’un journal de bord, d’un cahier, où s’accumulent les entrées par lesquelles le poète recense chaque

découverte ainsi que la foule de questions qu’elle suscite. Progressant ainsi de manière apparemment anarchique, incertaine, les Maximus n’ont de cesse de céder l’initiative aux documents eux-mêmes, aux faits, qui se trouvent du coup dramatisés comme autant d’événements dont il nous revient d’évaluer la portée.

Face à cette écriture qu’il ne s’agit plus d’interpréter ou d’évaluer en termes esthétiques, le poème nous invite à entreprendre notre propre enquête et à modifier notre stratégie de lecture. Faute de raisonnement à suivre, le lecteur se contente à son tour d’accumuler des connaissances dans l’espoir d’une résolution finale. Nous nous retrouvons à évaluer des sources, à établir des faits, à confronter des documents, à identifier les différents acteurs évoqués. En somme nous nous documentons. Ce travail pour le moins fastidieux est néanmoins rendu incontournable dans la mesure où les faits ne parlent justement pas d’eux-mêmes et qu’ils n’ont de cesse de nous renvoyer à d’autres occurrences relevant d’autres contextes ou évoquent une réalité locale qui ne peut que nous être étrangère et avec laquelle le lecteur doit devenir familier avant même de pouvoir espérer les articuler ensemble. Le lecteur est ainsi systématiquement pris en défaut et n’a d’autre choix que de se plier aux exigences paradoxales du « scholar’s art »46 de Olson. Il lui faut tour à tour étudier les légendes hittites, le parcours du premier charpentier de Gloucester ou les différentes caractéristiques des zones de pêche de l’Atlantique Nord.

Le lecteur de bonne volonté en vient cependant à se demander sur la foi de quelle promesse il lui faut se soumettre à l’accumulation des connaissances techniques, locales et excessivement méticuleuses des Maximus. Si le poète se refuse d’imposer explicitement une finalité à la somme hétéroclite de données d’un intérêt pour le moins inégale, la question du sens de cette enquête et de sa portée subsiste. On sera surpris par ailleurs de constater combien notre poète/historien répugne à situer son travail dans son propre contexte historique. On constate qu’Olson ne caractérise que de manière très allusive et schématique sa propre époque au tout début du premier livre, que son évocation du présent se borne à son lieu de prédilection et qu’il ne fait aucune mention des grands événements historiques qui pourtant ont jalonné les deux décennies de la rédaction des Maximus

Poems. Son intérêt exclusif pour le passé de Gloucester ne servirait-il pour le poète qu’à

s’abstraire de l’actualité ? Faut-il y voir dans ce retrait l’expression d’un désenchantement et le désir de retrait d’un poète résolu à vivre à contretemps47 ?

Certes, le projet olsonien est profondément marqué par le désir de répondre à la crise de la modernité qu’il voit partout à l’œuvre et des essais comme « The Resistance » ou des poèmes comme « The Kingfishers » ou « La Préface » suggèrent que sa poésie a su, ne serait-ce que ponctuellement, prendre acte de la Grande Marche de Mao ou la découverte de Buchenwald. Toutefois, même dans ces cas, la référence à l’actualité demeure allusive et l’inscription de l’événement reste marquée par une profonde ambivalence, même si le poète ne semble pas toujours en avoir pleinement conscience. Les premières lignes de « La Préface » sont à cet égard exemplaires:

The dead in via

in vita nuova in the way

You shall lament who know they are as tender as the horse is. You, do not you speak who know not.

“I will die about April 1st…” going off “I weigh, I think, 80lbs…” scratch “My name is NO RACE” address Buchenwald new Altamira cave

With a nail they drew the object of the hunt.

Put war away with time, come into space.

It was May, precise date, 1940. I had air my lungs could breathe. (CPo 46)

Lorsque l’on sait l’importance que prendra le motif de la voie (The Way, Tao, Der Weg) dans l’œuvre d’Olson, il est particulièrement ironique de voir combien les cadavres de la seconde guerre mondiale entravent sa progression et combien le poème n’aspire en définitive qu’à retrouver son souffle en tournant le dos à la guerre et au temps. L’opposition de la caverne du paléolithique, aux abîmes de l’holocauste et à la situation effective du poète en mai 1940 ne contribue d’ailleurs qu’à dramatiser la co-présence

47 A ce titre il est frappant de voir combien Olson valorise systématiquement le noctambulisme comme pour insister sur le fait que cette vie à contretemps est justement le seul moyen pour lui de s’affranchir de l’impératif affairiste d’une société vouée au capitalisme. On peut se référer au Maximus du 3 Mai 1966 ou au Mayan Letters (SW 102).

problématique de ces histoires incommensurables sans pour autant que le sens de cette confrontation soit réellement évident. Là encore l’histoire se dédouble et la trace ne sert qu’à creuser le fossé qui sépare invariablement la commémoration de la remémoration. C’est une multitude d’histoires qui se trouvent ainsi mises en présence. L’ambivalence maladroite de cet effort de mémorialisation semble paradoxalement conforter l’hypothèse d’un poème qui, en s’immergeant dans le présent ou en se tournant vers un passé lointain, chercherait à se prémunir de la force disruptive de l’actualité. Du moins pourra-t-on nous accorder que si la présence massive de l’enquête historique dans les Maximus Poems met en cause leur statut d’objets esthétiques, voire poétiques, cette dichotomie ne saurait rendre compte seule de cette fragmentation de l’histoire et de l’ambivalence du rapport d’Olson semble entretenir avec le passé, l’histoire et le temps.