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La longueur n’est pas un concept, le long poème n’est pas un manifeste

Certes, la relation qu’entretiennent le « long poème » et la correspondance est avant tout analogique, mais elle a néanmoins le mérite de suggérer que le « long poème » ne vise pas nécessairement la production d’une œuvre magistrale mais peut tout aussi bien se concevoir comme le lieu d’une pratique de l’écriture qui s’inscrirait dans le temps et dans le monde. D’ailleurs, dans un cas comme dans l’autre, étant donné que c’est la régularité de la pratique qui prime sur toute autre considération, il s’avère particulièrement difficile de la caractériser ou de la définir de manière précise comme nous le rappelle justement Brigitte Diaz :

Les correspondances sont des textes hybrides et rétifs à toute identification générique. Genre littéraire introuvable elles flottent entre des catégories bien floues: archives, documents, témoignages. Si bien qu’on ne sait pas trop quelle place leur assigner dans la géographie bien ordonnée de la littérature. (Diaz 5)

Le « long poème » ressemble par certains aspects à l’archive, au document, au témoignage, à l’autobiographie, à l’épopée, au poème lyrique, à l’histoire, à l’essai et à bien d’autres « genres » d’ailleurs, sans pourtant que la somme de ces ressemblances suffise à le définir. Tout au plus peut-on affirmer qu’il s’agit d’une pratique spécifique de la poésie. À ce titre on peut souligner qu’aucun des poètes de notre corpus ne prend vraiment la peine de définir le « long poème » comme si sa redécouverte au début du XXe siècle tombait sous le sens. Williams est même le seul des trois qui tenter d’expliciter le projet de Paterson mais, comme nous le verrons par la suite, ces définitions sont si

contradictoires entre elles et si peu conformes à la réalité de son poème qu’elles ne nous sont pas d’un grand secours. Ce n’est qu’en épluchant méticuleusement leurs essais et leur correspondance à la recherche de mots clefs comme « long », « large », « big », « size » ou « scale » que l’on parvient à trouver quelques éléments épars qui pourraient nous donner une vague idée de ce que la longueur représentait pour eux.

C’est ainsi que l’on se tourne, faute de mieux, vers l’essai de Williams « A Beginning on the Short Story », dans l’espoir qu’il distingue la longueur de la brièveté dans sa pratique de la prose, mais il se contente de faire vaguement référence au fait que le roman pose des problèmes de composition que ne connaît pas la nouvelle, et d’affirmer que l’auteur qui a la prétention d’aborder de grands sujets ne parvient le plus souvent qu’à révéler sa propre petitesse (« When he tries to talk big – which reveals no more than his littleness » SE 302). Le chapitre de son Autobiographie consacré à Paterson ne nous offre guère plus, dans la mesure où l’on apprend seulement qu’en se lançant dans ce projet il souhaitait donner plus d’ampleur à son écriture (« I wanted, if I was to write in a larger way than of the birds and flowers, to write about the people close about me » A 391), et articuler ses observations isolées pour leur donner davantage de profondeur contextuelle (« I realized that these isolated observations and experiences needed pulling together to gain ‘profundity’ » idem). On ne trouve presque rien dans le « Projective Verse » d’Olson qui nous permette définir le rôle joué par la longueur chez lui, si ce n’est qu’il célèbre les

Troyennes d’Euripide pour leur capacité à se mesurer à la nature39 et regrette que la poésie ne parvienne pas à prendre en charge de plus grands sujets40. C’est plus du côté de Call me

Ishmael qu’il faut chercher, dans la mesure où Olson y célèbre la démesure de la vie

américaine (« These are men and women who live life large. » CP 65). Mais là encore, nous découvrons peu d’éléments qui nous permettraient d’offrir une définition précise de la longueur des Maximus, mis à part un passage éclairant où Olson rejette la taille et la masse pour insister d’avantage sur mouvement et la forme41. Des trois poètes, c’est peut-être

39 « It is projective size that the play, The Trojan Women, possesses, for it is able to stand, is it not, as its people do, besides the Aegean – and neither Andromache or the sea suffer diminution. » (CP 248)

40 « if projective verse is practiced long enough, is driven hard enough along the course, I think it dictates, verse again can carry much larger material than it has cirried in our language since the Elizabethans. » (idem)

41 « It has to do with size, and how you value it. You can approach BIG America and spread yourself like a pancake, sing her stretch as Whitman di, be puffed up as we are over PRODUCTION. It’s easry. THE AMERICAN WAY. […] Or recognize that our power is simply QUANTITY. Without considering

Zukofsky qui aborde le plus explicitement la question du « long poème », mais pour se débarrasser du problème en cinq lignes à peine dans son essai « Poetry/For My Som When

He Can Read »42 :

Always concerned with saying as much as possible and speaking in the full, never lost in the overfall, he steers from discourses on his art to a simple inventory of the poetry in one line or so many lines, yet never presumes that identifying a poem by length is more than a tag he uses while he sorts value. The question as to whether a long poem is composed of short ones; or of stanzas […]; whether what he writes is epic, lyric or dramatic; -- seems to him as vain as the question whether it is best to speak of inspiration, or felicitous speed, or hard work. (Prep 9-10)

Ce que Zukofsky semble affirmer ici, c’est qu’il est vain de chercher à différencier la nature du « long poème » de celle du poème court. Il se s’agit donc pas pour lui d’y associer des propriétés formelles ou des objets spécifiques comme cela fut le cas pour l’épopée dont la définition horatienne canonique nous dit qu’il s’agit d’un poème en vers héroïques traitant de sujets nobles dans un stylé élevé et ayant une vocation d’édification morale. Mais faut-il pour autant conclure que le long poème n’existe tout simplement pas ? Ne peut-on considérer que le « long poème », tout comme d’autres poèmes d’ailleurs, pose des problèmes spécifiques à l’écriture et que par le simple fait de sa dimension, il attire notre attention sur certains aspects de l’activité poétique moins facilement perceptibles dans les formes brèves ? Dans ce cas, il me semble que même s’il s’avère impossible d’attribuer à cette « forme » un ensemble de propriétés distinctes, nous pourrions néanmoins considérer que la longueur est capable de mettre en œuvre de manière singulière une activité poétique qui, elle, ne lui est pas propre.

C’est du moins l’hypothèse que j’adopterai dans ce travail, et c’est ainsi que je considère le « long poème » comme une pratique sans théorie, non seulement pour la critique, pour le public, mais aussi et surtout pour les poètes eux-mêmes. Ce n’est que dans purpose. Easy too. That is, so long as we continue to be INGENIOUS about machines, and have the resources. Or you can take an attitude, the creative vantage. See her as OBJECT in MOTION, something to be shaped for use. » (CP 63)

42 Quinze ans plus tard, Zukofsky qualifiera néanmoins Bottom : On Shakespeare de « long poème » dans « Bottom, A Weaver » (Prep 167) alors pourtant que ce texte ne respecte pourtant pas la mise en page que l’on associe spontanément au vers.

ce contexte, me semble-t-il, que l’on peut comprendre qu’aucun des poètes de notre corpus ne nous propose une définition du « long poème » alors, pourtant, qu’à l’époque les artistes et les écrivains n’avaient de cesse de publier des manifestes pour imposer la nécessité historique de la brièveté, de l’impersonnalité, de l’improvisation ou de la nouveauté. Certes, cela contredit le fait que l’on considère souvent ces poètes comme des « théoriciens » importants de la poésie américaine du XXe siècle et que l’on lit souvent leurs poèmes comme étant des illustrations d’un ensemble restreint de concepts clefs. C’est ainsi que l’on cherche à comprendre la poésie d’Olson par le truchement du postmodernisme et du vers projectif, celle de Zukofsky grâce au double principe de la sincérité et de l’objectification, tandis que celle de Williams est censée se structurer autour de sa quête du mètre variable et de l’idiome américain, ainsi que de son célèbre adage « no ideas but in things ». Il me semble pourtant que ce refus de définir le long poème nous encourage à réévaluer le rôle qu’ils accordent à la critique, à la théorie et à la pensée dans leurs pratiques d’écriture. Suivant en cela l’hypothèse proposée par Bradley, je me propose donc de démontrer que leurs « long poèmes » ne sont pas des œuvres spéculatives dans la mesure où elles n’accordent pas une antériorité de fait à l’idée, au projet, à la théorie ou à l’absolu, comme voudrait nous le faire croire une conception fondamentalement idéaliste et mentaliste du travail de l’artiste. Pour eux, la poésie ne serait donc pas une instanciation de la pensée mais avant tout une modalité de l’action.

Comme l’a bien précisé Bradley, cela n’implique nullement que ces poèmes sont absolument indifférents à la pensée ou qu’ils recherchent vainement dans une pure immanence un refuge qu’ils ne pourraient de toute façon pas trouver. Il s’agit plutôt pour ces poètes de contester qu’un monde des idées, de l’intériorité, de l’esprit ou des universaux préexisterait à la pratique et la gouvernerait nécessairement. Cette nuance de taille explique pourquoi ma lecture peut paraître très « théorique » par moments, mais j’espère être néanmoins parvenu à rendre compte de la façon dont la pratique de la poésie demeure toujours première chez ces trois auteurs43.

Dans ce contexte, il ne m’a pas semblé opportun de retenir d’emblée un cadre conceptuel ou méthodologique pour cette étude et je n’ai pas souhaité structurer mon

43 Une lecture strictement empirique ou cognitive du « long poème » serait sans doute fascinante mais ce n’est pas mon propos ici.

travail autour de plusieurs thématiques communes aux trois poètes44. Il me semble en effet que cela aurait accordé une trop grande importance aux enjeux conceptuels abordés par la poésie de Zukofsky, Olson et Williams, aux dépens de la dynamique propre à la pratique de la longueur. J’ai ainsi préféré me laisser guider par ce terme résolument anti-conceptuel de « longueur » dans mon exploration de ces textes, dans l’espoir de parvenir à faire émerger a posteriori les interrogations et les problèmes communs posés par la longueur ainsi que les solutions distinctes que Zukofsky, Williams et Olson y ont trouvé. J’ai notamment cherché à comprendre comment la durée, la vie, la temporalité et l’histoire parvenaient, ou non, à s’articuler dans ces textes. Je me suis intéressé à la façon dont ils commencent, se corrigent, se déploient et s’achèvent. J’ai aussi tenté de rendre compte de la façon dont leurs auteurs ont tenté de concevoir le devenir de leurs poèmes après leur mort. Si je n’ai pas choisi de présenter ces textes dans l’ordre chronologique, c’est que j’ai préféré commencer par Les Maximus Poems qui semblent problématiser le plus fortement leur rapport au temps et à l’histoire, qui s’écrivent ostensiblement au jour le jour et qui, paradoxalement, sont les plus proches d’une définition poundienne du poème comme acte historique, fondationnel. Chez Williams, le temps semble au contraire constamment mis à distance, que ce soit par la structure très régulière de son poème qui semble obéir à l’impératif d’un projet, par la façon dont le poète a constamment recours au symbole ou dans sa fascination supposée pour un monde pastoral résolument étranger à l’histoire. Zukofsky, lui, représenterait un moyen terme entre eux qui, malgré les apparences, accorde une place essentielle au temps dans sa conception de la poésie.

Ce trop rapide survol de ce qui va nous intéresser plus longuement dans les pages suivantes donne déjà une idée de la variété de ces trois poèmes, dont on peut d’ailleurs se convaincre ne serait-ce qu’en les feuilletant. La longueur de ces poèmes écrits à différents moments de la carrière de leurs auteurs varie du simple au quadruple. On constate aussi d’emblée que la disposition des mots sur la page et la place accordée aux blancs est singulière à chaque texte tout comme les principes d’organisation qui les structurent plus ou moins rigoureusement. Certains de ces poèmes intègrent des préfaces, des index, des documents, des partitions. « A » est achevé, les Maximus sont inachevés, Paterson a dû être relancé. Williams et Olson se passionnent pour leur lieu, Zukofsky y semblent

44 Nous aurions notamment pu nous intéresser à la « chose » (« thing »), au lieu-commun, à la connaissance, à la fondation, au littéralisme, au monde ordinaire, à la professionnalisation, au rapport public/privé ou au travail de traduction et de citation.

indifférent. On pourrait multiplier les exemples de ces différences qui sont partout présentes mais c’est peut-être les titres qui en rendent le mieux compte.

Paterson tout d’abord semble nous offrir un cadre référentiel stable qui peut être

arpenté, cadastré, circonscrit et qui suggère d’emblée que le poème se concevrait à l’échelle de cette ville oubliée et ordinaire du New Jersey avec lequel il se confond. Pourtant, dès les premières pages du poème, on découvre un monde de géants et de symboles qui nous fait d’emblée douter de là où nous nous trouvons. Le poète et ses ambitions ne sont nulle part présents dans le titre de Williams, alors que c’est tout le contraire pour les Maximus. On ne trouve dans le titre d’Olson aucune trace du lieu auquel il va pourtant se consacrer, et l’on se retrouve d’emblée mis en présence de la démesure de cette persona poétique qui semble revendiquer une filiation antique, par le truchement de Maximus de Tyre, que le poème lui-même ne viendra jamais vraiment confirmer45. Le nom propre vidé de sa substance historique devient juste le signe de la démesure. « A » est sans aucun doute le titre le plus énigmatique des trois. À quoi fait-il référence ? A la première lettre de l’alphabet ? À l’article indéfini ? Au son « la » ? Un écho au premier poème de Zukofsky « Poem Beginning ‘The’ » ? Ou peut-être est-ce la variable mathématique dont Wittgenstein se sert dans le Tractus ? Peut-être n’est-ce que le triomphe d’un signifiant magistral dépourvu de sens ? Il n’y a pas vraiment lieu de décider et sans doute est-ce tout cela à la fois. Mais comme le suggèrent dans une certaine mesure les guillemets, ce « A » est déjà un acte d’énonciation (de citation) qui attend d’être mis en actes, ce qui entraînera la vocalisation d’un son et d’une intonation, la sélection d’un contexte et la réalisation de certains des possibles sus mentionnés. Le titre est donc déjà un dispositif nous confrontant à notre propre responsabilité de lecteur, qui suppose de sélectionner parmi les possibles que nous offrira la lettre du texte celui qui sera effectivement réalisé.

Chaque titre nous propose ainsi une matrice de possibles distincte qu’il revient ou non au poème de réaliser, et nous donne déjà une idée de tout ce que le « long poème » peut accomplir. L’apparente hétérogénéité de mon corpus me semble ainsi une incroyable ressource dans la mesure où, en me forçant à prendre mes distances d’une approche trop résolument générique ou paradigmatique, elle me permettra de prendre la mesure du champ ouvert par cette pratique sans théorie que propose le « long poème ». Nous

45 Dans sa conférence à Goddard College, reconnaît qu’il a d’ailleurs été très déçu par la lecture des

Dialéthéa de Maximus de Tyre et le peu que l’on sait de sa vie relève autant sinon plus de la légende

essaierons en tout cas de montrer en quoi la longueur ne peut se concevoir comme une forme préconstruite, l’idéal d’une visée, mais plutôt comme une réalité qui émerge progressivement, se corrige, se modifie, se constitue, assumant son inscription dans la durée. Ménageant ainsi une place importante à la contingence sans pour autant renoncer à une certaine exigence, nous défendrons l’idée selon laquelle elle n’est pas la manifestation d’un désir de postérité, un rêve de toute puissance ou le deuil de l’impuissance. La question qu’elle pose plutôt est : Que peut-on effectivement accomplir grâce à un poème ? C’est la tâche de ce travail que de circonscrire plus précisément cette « forme » que nous ne parvenons pour l’instant qu’à entrevoir. Peut-être réussirons-nous ainsi à définir ce moment singulier de l’histoire de la poésie américaine où cette pratique est parvenue à émerger sans bruit et sans manifeste, et à créer de facto une communauté qui ne serait pas tenue par une orthodoxie commune mais par un même attachement à la pratique de l’écriture. Peut-être parviendrons-nous ainsi à redécouvrir ce que peut la poésie et non ce qu’elle rêve d’être.

1. LES MAXIMUS POEMS OU LA HANTISE