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L’actuel & la disparition : la hantise de l’histoire

C’est ainsi, en reprenant un motif central de la poétique poundienne et en se fondant sur un argument étymologique spécieux, qu’Olson cherche à établir une équivalence entre la pratique du « trobar » provençal et de l’istorin d’Hérodote. L’enjeu étant pour lui de faire correspondre la découverte et la création, de surmonter la distinction entre épistémologie et esthétique afin d’établir le caractère poétique de sa pratique de l’enquête :

It’s that first paragraph of Herodotus' History which is where the word is used for the first time, I believe the verb, "istorin" from which we draw "history"; and it means "to look, to, to find out for yourself." In other words, exactly what "trobar" which is the basis on which we are all poets, like, since, since, it's the Provençal, uh? (Goddard 51)

78 Il semblerait qu’Olson ait confondu ici la fonction autoclytique de B. F. Skinner et les processus auto catalytiques décrits en chimie.

Afin d’éviter les malentendus, il s’agit bien de préciser ce qu’Olson entend par ce mot ‘istorin et de distinguer l’histoire de son étymon. En affirmant que la tâche de la poésie est « to find out for one’s self », il ne s’agit pas simplement pour Olson de signifier sa méfiance vis-à-vis d’une doxa historique, d’une autorité ou d’une tradition qui falsifierait les faits et de marquer ainsi son attachement à une vérité authentique qui existerait dans un monde empirique affranchi de la sphère sociale de la circulation du savoir et de la propagation des récits. Si cela était le cas, la poésie ne se serait rien d’autre qu’une modalité idéalisée de la science.

Il semblerait à l’inverse que l’istorin olsonienne vise à se démarquer de l’objectivité ainsi que de l’idée que les faits s’imposent ou parlent d’eux-mêmes. En partant à la recherche de « preuves » (to find out), Olson semble se détourner de l’idéal d’une vérité absolue pour tenter d’établir les différentes modalités par lesquelles l’homme constitue la réalité en contexte. S’il insiste sur la valeur des manuscrits pour sa recherche, ce n’est donc pas tant parce que ceux-ci seraient plus proches d’une hypothétique source de la vérité historique mais bien parce que ces témoignages nous renvoient à leur propre contexte d’énonciation ainsi qu’au contexte de leur production, de mettre en scène leur partialité irréductible en préservant la trace d’une mise en présence qui ne va jamais de soi. C’est sans doute pour cela qu’Olson cite les documents in extenso et qu’il les reproduit aussi fidèlement que possible comme pour nous renvoyer constamment au contexte dont ils sont extraits. C’est aussi pour cela qu’il ne distingue pas en définitive l’activité archéologique du dépouillement d’archive et ne considère pas que le mythe pâtisse de sa confrontation au document, dans la mesure où la singularité de l’activité poétique tient au fait qu’elle s’élabore toujours en contexte sans hiérarchiser les preuves a priori en fonction de critères de vérité absolus. Il ne s’agit pas pour le poète de s’évertuer à établir une vérité historique incontestable qui existerait en deçà des récits et des discours mais bien plutôt de parvenir à rendre présent un environnement qui détermine et est déterminé par les pratiques qui y sont corrélées. Si le mythe est métonymique de cette démarche c’est bien qu’il représente un document sans source, un récit dont l’actualité n’est jamais démentie, qui impose à l’action humaine présente de se concevoir dans l’horizon d’un environnement singulier et ne rend la lecture possible que dans la mesure où elle est constituée en contexte.

Au fond, l’obsession de la vérification in situ procède chez Olson là encore de la même logique dans la mesure où, bien loin de représenter l’ultime moyen de mettre à l’épreuve le document, la topographie des lieux demeure une donnée incertaine tout au long des Maximus comme pour souligner que le « réel » ne peut émerger que dans leur

inlassable confrontation. En effet, si la topographie des lieux s’affine et se précise au fur à mesure que le poète progresse dans ses lectures, le document le renvoie constamment sur le terrain pour vérification. C’est ainsi qu’Olson peut faire le lien entre une connaissance historique, une expérience empirique et une expérience existentielle, tout en conférant au lieu une définition, une profondeur et une saillance toujours plus décisive sans pour autant être en mesure de garantir des certitudes. L’histoire olsonienne devient dès lors une entreprise marquée par la contingence, l’erreur, l’incertitude et l’approximation, mais sans pour autant être dans le deuil d’un absolu de vérité auquel elle ne souhaiterait de toute façon pas se conformer. La recherche des preuves est un processus éminemment ouvert qui, en reconnaissant ses propres limites et en s’élaborant de manière ad hoc au fur et à mesure de ses découvertes nécessairement contingentes, assume la contradiction et suppose par définition sa réévaluation, sa redescription, sa réélaboration. À chaque instant elle est donc tout à la fois définitive et imperfective.

En adoptant ainsi le verbe istorin, Olson cherche avant tout à faire de l’histoire une activité processuelle et contingente résolument distincte de l’ordre figé que présuppose le recours au substantif. Plus spécifiquement, le verbe à l’infinitif (comme nous le rappelle d’ailleurs la citation du Special View of History par laquelle Olson distingue « Will » et « Being ») représente non seulement une alternative dynamique au nom commun statique, mais il court-circuite l’abstraction des noms et des concepts en ouvrant la voie à leur instanciation. « [It] shows the verbal features of taking objects and modifiers ». L’histoire est ainsi nécessairement le produit du contexte dans lequel elle se constitue et se doit d’être pleinement appropriée par celui qui la met en œuvre. Dès lors, si l’on peut donc choisir de faire porter l’accent sur le verbe « to find out » on peut tout aussi bien choisir de rendre à la préposition « for » sa pleine charge sémantique. Si l’histoire se fait « pour soi » et vise à permettre l’émergence de nos singularités, elle ne saurait se faire qu’« à travers soi », par le truchement du réseau contextuel dont je participe.

Pour Olson, les faits ne possèdent pas de valeur ou de structure qui leur serait intrinsèque, et le poète exige constamment de l’histoire qu’elle réponde d’elle-même et rende compte de l’intérêt qu’on lui porte. Sans cela, l’histoire devient sa propre fin et se confond avec les exigences et les compétences d’un discours universitaire qui, dans la mesure où il se constitue indépendamment de tout impératif d’action, tend justement à nous déresponsabiliser. Il s’agit ainsi pour Olson de subvertir la notion commune d’histoire en refusant d’admettre qu’il s’agit d’une discipline déterminée principalement par une classe particulière et homogène d’objets. L’ensemble des faits se trouve fragmenté en une

multitude d’évènements, d’artefacts et d’œuvres du passé qui ne peuvent être considérés qu’à travers le prisme du présent, de l’individu et de l’action. Comme le précise d’ailleurs bien le Special View of History, cette nécessaire re-contextualisation de ce qui appartiendrait au passé ne relève pas tant d’impératifs épistémologiques que d’une réactualisation rendue nécessaire par la prise en compte d’une situation actuelle et existentielle (« I am persuaded that at this point of the 20th century it might be possible for man to cease to be estranged, as Heraclitus said he was in 500 BC, from that with which he is most familiar. At least I take Heraclitus’ dictum as the epigraph of this book. For all this I know increased my impression that man lost something about 500 BC and only got it

back just about 1905 BC » SVH 15). Il est intéressant de constater, par ailleurs, que le

projet olsonien s’il se considère comme décisif n’en est pas pour autant révolutionnaire puisqu’il préserve une identité de surface entre l’histoire spéciale qu’il propose et l’anti-histoire dont il hérite. Il ne s’agit pas de proposer une rupture radicale ou une refondation critique, mais plutôt de prendre acte de la manière dont le changement de contexte auquel a du se conformer la discipline lui a imposé de modifier ses centres d’intérêt et, d’ainsi réarticuler le champ historique79.

C’est ainsi que tout le texte entreprend d’établir ce changement d’accentuation en éclairant l’affirmation péremptoire et contre-intuitive sur laquelle il s’ouvre : « Like it or not, see it or not, history is the function of any one of us » (SVH 17). Il est frappant de constater que ce recentrage « théorique » qui culmine dans la seconde section du sixième chapitre où Olson substitue à l’ordre cosmologique humboldien son propre ordre mythologique, se trouve complété par une simple réaffirmation de l’impératif pratique : « After all the ‘thought’ what act ? what shall we do with Papa’s shovel ? what shall we do ? Where shall we go ? ‘what will we do ?’ We’ll see. » (SVH 58). En opérant ainsi, Olson rappelle que ce développement « théorique » ne saurait fonder l’action, qu’il ne constitue pas sa condition de possibilité, mais représente un moment heuristique qui nous rappelle simplement à l’impératif d’une action qui demeure pourtant éminemment

79 Certes, Olson ne parvient pas tout à fait à se libérer de cette tentation de la re-fondation et le Special View

of History donne souvent l’impression de tomber dans les travers typologiques et systématisants que le

poète rejette par ailleurs. Je n’ai aucunement pour intention de minimiser les contradictions d’Olson néanmoins je ne peux m’empêcher de considérer que cette mise en scène stylistique du souci épistémologique ne fait que refléter la profonde ambivalence de sa propre position de compromis qui consiste à s’affranchir de l’histoire en tentant de se l’approprier (et approprier sa légitimité) non seulement en termes existentiels mais aussi en termes méthodologiques.

contingente. Est-ce d’ailleurs tout à fait un hasard si, en choisissant de « conclure » ainsi un essai sur l’histoire, Olson fait écho à la question liminaire posée par Lénine dans un essai daté de 1902 ? En effet, si pour ce dernier la question de la pratique ne pouvait être résolue de manière décisive que par sa mise au service d’impératifs théoriques et historiques, Olson opte pour la solution diamétralement opposée : c’est l’action qui est première et la connaissance de l’histoire n’y changera rien, tout comme la réflexion théorique ici ne saurait contribuer à répondre à cette ultime question.

En cela l’on reconnaît bien entendu l’influence de Pound et sa prescription canonique en faveur d’un « usable past » mais il ne s’agit pas pour autant de faire de ce rapprochement une équivalence stricte. En effet, le vestige représente pour Pound ce qui a échappé à la vigilance d’une histoire autorisée ou orthodoxe. Cette découverte n’est significative que pour celui qui sait reconnaître la trace pour ce qu’elle a été, et qui va tenter de lui rendre son intégrité, de reconstituer son contexte, de la replacer dans l’histoire. C’est ainsi, en créant des histoires alternatives, en remettant en cause la chaîne des causalités, que l’on peut remettre le présent en jeu. Dans la mesure où elle vise à rétablir des faits négligés ou occultés, de rendre au présent des possibilités passées, la démarche poundienne est éminemment historique. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Olson lui ne s’intéresse pas à l’histoire en tant que telle et ne semble pas croire à l’idéal de pouvoir garantir absolument la vérité des faits. En effet, si la communauté « pré-historique » des marins de Gloucester n’a laissé que d’infimes indices de son passage plutôt que d’authentiques vestiges, comment l’historien pourrait-il espérer recomposer à partir de celles-ci un tableau véridique de ce qu’ils ont été ? Ce qui caractérise les pêcheurs de Gloucester et qui rend l’enquête d’Olson possible c’est bien qu’ils demeurent justement présents et que le passé qu’ils incarnent est dès lors « usable » pour la simple et bonne raison qu’il demeure toujours disponible. Olson ne cherche donc pas à ressusciter un passé irrémédiablement englouti, il ne tente pas de recomposer l’ensemble à partir du fragment, mais il insiste plutôt sur le fait que le passé peut faire à nouveau irruption dans le présent et s’imposer à part entière comme un événement décisif qu’il s’agit de prendre compte pour comprendre ce qu’est effectivement notre monde.

Cette capacité du passé à s’imposer comme événement présent Olson la défend, comme nous l’avons déjà vu, dans son essai « Homer & the Bible » où il affirme que la redécouverte d’un texte ou d’une langue a une portée équivalente à une découverte scientifique ou à la création artistique. Faire un effort de mémoire, tenter de replacer ces textes dans leurs contextes, aboutit à contester la pertinence de ces découvertes pour

aujourd’hui et en faire des documents inertes alors que, pour Olson, il s’agit de les recontextualiser et ainsi en faire des œuvres à l’efficacité réactualisée. Cette défense de l’anachronisme on la retrouve partout dans son œuvre, et elle peut, par moments, s’exprimer de manière spectaculaire. C’est ainsi que dans ses contributions critiques tardives il adopte progressivement une rhétorique de l’enthousiasme et de la nouveauté pour célébrer certains chefs d’œuvre de l’antiquité. Non seulement cherche-t-il à se démarquer ainsi de la figure du poète lettré, érudit, mais il tente aussi d’imposer l’évidence de la contemporanéité de ces textes, et de souligner combien l’expérience même de leur lecture est un événement décisif qui bouleverse littéralement le lecteur et sa compréhension du monde. Sa conférence à Goddard College d’Avril 1962 est tout à fait caractéristique de ce mode :

It’s Pausanius’ Description of Greece in the 2nd Century A.D. Do you know that poem? It’s remarkable, it’s very, very, very—to me, like twin to Herodotus. He was a, he was a traveler, again like the boys of— like everybody—see like On the Road, you know. For, for, for really, like those first two centuries you know, I mean like wow, talk about being knocked out. [Laughter from audience] Nobody was at home! And in fact they did the thing that like anybody does who moves, they found very interesting things, [Laughter from Olson] and Pausanius, I think that Pausanius' Description of Greece is one of those—is comparable to Herodotus', [Snaps fingers twice] I think for our minds, I think for our interests, yea. [...] I mean this boy is really a cat. Like Plutarch, ya dig? A contemporary, by the way. Plutarch, again, second century. Crazy, crazy, crazy, crazy record. If the Twentieth-Century has one resemblance, it has four, but it has one, one is the second century. (Goddard 17-18)

Cette rhétorique creuse de la « hype », cette logique décousue de l’enthousiasme, cette fascination inconséquente pour une « nouveauté » qui doit rester sans suite afin d’être constamment réactualisée, peut nous apparaître quelque peu factice et n’a pas manqué d’attirer les foudres des membres les plus doctes de l’auditoire d’Olson. Certes, il y’a quelque chose de ridicule dans le fait que, à 52 ans, Olson parle d’un géographe grec du 2e siècle av. J.C. à un parterre d’universitaire comme s’il était le stéréotype même de l’adolescence, néanmoins il ne saurait signifier de manière plus spectaculaire son rapport à l’histoire et son ancrage hic et nunc.

Cependant, lorsqu’elle est appliquée au langage même, cette mise en présence du passé paraît bien plus problématique encore. En effet, influencé en cela par le relativisme linguistique d’Edward Sapir80, le poète affirmera dans « The Gate & Center » que les structures agglutinative de l’indo-européen demeurent présentes dans nos langues occidentales phonétiques, syntaxiques (CP 169), et sont dès lors disponibles pour toute personne souhaitant s’affranchir de notre logique prédicative et rationnelle. Pendant un temps il croira même être en mesure de créer une langue proprement américaine à partir de la langue anglaise organisée selon la structure agglutinative de la langue Yana-Hopi (cf

Max John Burke 149). Cette tentative radicale de redescription de l’anglais restera

néanmoins sans suite et ne sera utilisée que ponctuellement dans les Maximus (cf « Maximus, from Dogtown II » Max 179). Cependant on peut considérer que le recours massif qu’Olson fait à l’étymologie relève, sous un mode mineur, de la même démarche et permet au poète de modifier en profondeur notre rapport au langage sans pour autant avoir besoin de passer par sa refondation préliminaire. En effet, l’étymologie permet au poète non seulement de restituer aux pronoms, articles et conjonctions un contenu sémantique (cf. Proprioception CP 191-192), d’exhiber la structure combinatoire qui sous-tend les mots même les plus ordinaires et de substituer à la clarté de nos origines gréco-latines une masse confuse de racines saxonnes, gaëliques, sanscrites et indo-européennes. Olson en viendra même à conclure en 1963 « One has etymology as well as alphabets to write words by » (CP 354) comme pour confirmer qu’il serait possible de mettre en concurrence les usages radicalement différents contenus en puissance dans la matière langagière.

Le 20e siècle nous a toutefois appris à nous méfier de la « preuve » étymologique et, même si Olson n’affirme jamais tout à fait que le sens étymologique des mots serait intrinsèquement plus authentique que leur usage contemporain, il ne soutient pas d’avantage la proposition inverse. C’est ainsi que des considérations pratiques et

80 Le relativisme linguistique de Sapir et de Wolff s’est constitué dans la filiation de l’approche romantique, humboldienne et philologique des langues selon laquelle chaque langue est un artefact manifestant la structure cognitive spécifique à une culture et contribuant à structurer un « monde » qui lui serait propre. Chaque langue cartographie le champ des possibles qui constitue le « génie » propre à une culture. Bien que cette hypothèse soit maintenant discréditée, elle est essentielle pour comprendre pourquoi Olson considère que la découverte d’une langue équivaut à la découverte d’un monde, de ses usages et de ses représentations alors même que les faits eux-mêmes sont à jamais perdus dans le flux de l’histoire.

historiques81 le pousseraient à adopter une position idéaliste fondée sur le déni de l’histoire, l’argument d’autorité et la pureté des origines. En dépit de tous ses efforts, le lecteur de bonne volonté ne saurait réduire ce paradoxe à un simple malentendu, mais ce constat ne doit pas pour autant l’empêcher de reconnaître que l’usage stratégique qu’Olson fait de l’étymologie, en dépit de son ambivalence, demeure profondément significatif. C’est d’ailleurs ce que Derek Attridge va maintenant nous aider à établir.

Revenant, dans « Language as history/history as language », sur l’accusation portée contre Saussure par la critique post-structuraliste d’avoir cherché à mettre sous rature l’histoire, Attridge rappelle que, contrairement à ce qui a pu être défendu par Frank Lentricchia et Frederick Jameson, Saussure n’a jamais cherché à opposer un langage synchronique susceptible d’être étudié scientifiquement à une parole diachronique qui ne saurait l’être. Il précise par ailleurs que si, selon Saussure, la parole représente un défi insurmontable pour toute étude systématique, l’analyse linguistique peut légitimement porter sur la diachronie comme sur la synchronie, à condition que les deux domaines

d’étude demeurent rigoureusement séparés. Cherchant à illustrer les dangers qu’une telle

confusion pourrait entraîner, il s’en prend justement aux usages érudits ou populaires de l’étymologie82. S’il regrette que ce recours à une pseudo connaissance historique entraîne