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Prendre la longueur au pied de la lettre

Ainsi, plutôt que de regretter ce défaut apparent de caractérisation, je prendrai le parti de lire le « long poème » en tant que tel. J’en viendrai même à considérer que cette mise en suspens forcée de notre propension à définir a priori ce à quoi nous avons à faire, a le mérite de nous forcer à rendre compte de notre lecture effective de ces poèmes. Après tout, le terme de « longueur » lui-même n’évoque pas tant les propriétés objectives d’un texte que l’expérience éprouvante que nous en faisons ainsi que nos efforts et nos attentes frustrés. Certes, la longueur est une épreuve, et la mise en échec non seulement de nos habitudes de lecture héritées du romantisme mais aussi de nos protocoles de lecture universitaire représente effectivement un défi. Mais l’on peut tout aussi bien considérer qu’elle nous offre une occasion unique de réinventer la lecture ou du moins de percevoir la variété des lectures que requiert la poésie. Ce n’est qu’en nous intéressant directement aux problèmes que cette expérience de la durée pose au lecteur et au poète que nous serons en il serait peut-être bon de leur rappeler que l’Iliade et l’Odyssée furent sans doute des inventions collectives.

mesure de déterminer si cette pratique inaugure effectivement de nouvelles possibilités pour la poésie. C’est aussi à ce prix, me semble-t-il, que nous parviendrons à reconnaître au « long poème américain » une certaine opportunité et productivité alors que le fait d’être assimilé à l’épopée le voue d’emblée à être obsolète et raté.

Étant donné que cette « forme » suscite globalement la méfiance de la communauté critique, il existe peu de textes pour nous guider dans nos efforts. Le poète Rachel Zucker est la seule, à ma connaissance, à avoir récemment tenté de rendre compte des qualités propres au long poème dans son essai « An Anatomy of the Long Poem ». Si l’on peut reprocher à cet article son manque de rigueur scientifique, il me semble néanmoins que sa lecture très personnelle du « long poème » (qui prend pour point de départ la lecture du poème relativement court de Randall Jarrel « A man meets a woman in the street ») est précieuse pour nous. Certes, parmi la vingtaine de raisons de lire des longs poèmes que Zucker nous propose, certaines ne nous semblent pas particulièrement convaincantes, soit parce qu’elles ne font que perpétuer des idées marquées au coin du sens commun (« long poems are ambitious », « long poems are extreme »), soit parce qu’elles ne correspondent qu’à une partie du corpus (« long poems are sad and full of joy », « long poems are confessional », « long poems grapple with narrative but aren’t prose »). Par contre, lorsqu’elle précise que le simple fait de devoir consacrer du temps à ces poèmes modifie la nature de l’attention que nous leur portons et parvient à susciter une forme d’intimité particulièrement problématique entre le lecteur et ces textes, il me semble que Zucker touche à des « propriétés » importantes de ces textes. Elle a aussi raison, me semble-t-il, de souligner l’importance que prennent les processus dans ces poèmes qui n’ont de cesse se réévaluer et de se confronter à leurs propres limites, ce qui a d’ailleurs pour conséquence de contraindre le poète à s’accommoder modestement de l’imperfection de ses efforts.

Si Rachel Zucker nous propose quelques pistes de réflexion intéressantes, c’est qu’en tentant de décrire la relation singulière que le long poème entretient avec le monde, le lecteur et l’expérience, elle donne raison à Poe qui, paradoxalement, s’était déjà intéressé au statut très particulier de ces objets poétiques démesurés. En effet, dans son essai « The Philosophy of Composition », un des reproches qu’il fait aux poèmes qui ne peuvent être lus d’une traite est de laisser le monde et ses préoccupations faire irruption dans ces poèmes et d’ainsi remettre en cause de facto leur intégrité : « for if two sittings be required, the affairs of the world interfere, & everything like totality is at once destroyed » (Poe 1984 15). Cette intuition de Poe me semble particulièrement riche de potentialités et même s’il considère, pour sa part, qu’il s’agit d’un défaut rédhibitoire, on peut tout aussi

bien admettre qu’il s’agit là d’un champ d’investigation fertile pour le poète qui choisirait d’en exploiter les ressources. Dans ce contexte, le « long poème » ne viserait pas tant à convertir le monde en objet esthétique mais deviendrait ostensiblement une chose du

monde, aux prises avec lui et essayant tant bien que mal de s’y faire une place. De même, à

partir du moment où le poème s’inscrit dans la durée, qu’il se trouve écartelé entre diachronie et synchronie et n’est plus en mesure de s’imposer comme une unité forclose, le lecteur se trouve confronté à une foule de questions particulièrement difficiles et inattendues. À quel contexte appartient ce type de poème ? De quelle temporalité relève-t-il ? Quelle relation entretient-relève-t-il avec l’histoire, avec la vie, le devenir, l’oubli, la finitude, l’achèvement ? Est-on en mesure de postuler que l’auteur est égal à lui-même à plusieurs décennies d’intervalle ? Est-il pertinent de parler d’intentionnalité et de projet dans ce contexte? De quel état du texte parle-t-on d’ailleurs ? Où peut-on trouver le temps de lire de tels poèmes et pourquoi même le ferait-on17 ?

Une autre référence essentielle pour comprendre les possibilités offertes par cette forme pourrait être le chapitre consacré au long poème romantique par A.C. Bradley dans ses Oxford Lectures de 1909 : « The Long Poem in the Age of Wordsworth »18. Son étude s’ouvre par une défense du romantisme anglais contre les attaques de Matthew Arnold qui, dans « The Function of Criticism at the Present Time », affirme que si la pratique romantique de la poésie est demeurée inaboutie, en dernière instance, c’est qu’elle ne fut pas soutenue par un climat intellectuel et des efforts critiques suffisants. Pour lui, le romantisme fut, au fond, handicapé par un défaut de pensée. Si Bradley reconnaît volontiers qu’au tout début du XIXe siècle, le Royaume-Uni ne parvint pas à produire de grands penseurs comme en Allemagne, il attire néanmoins l’attention de son lecteur sur la grandeur de la poésie lyrique britannique qui parvint à produire une pensée d’une richesse, d’une profondeur et d’une variété inégalées. Il insiste aussi sur le fait que les bouleversements historiques, sociaux et scientifiques que connut le Royaume-Uni à cette époque marquèrent profondément les poètes qui se passionnèrent, comme le reste de la société, pour la pensée et les idées qu’ils voyaient d’ailleurs confusément à l’œuvre partout autour d’eux :

17 Comme nous l’avons vu dans la seconde section consacrée à « l’épopée impossible », le poème épique pose les mêmes questions bien que de façon moins insistante. En effet, si l’on fait abstraction de son caractère mythique et fondationnel, on constate que ce genre entretient un rapport très problématique avec la définition,la responsabilité intellectuelle, le public, le temps et le contexte.

Those who were deeply affected by [the spirit of the time], directly or indirectly, had their minds full of theoretic ideas. They were groping after, or were already inflamed by, some explicit view of life, and of life seen in relation to an ideal which it revealed or contradicted. And this view of life, at least at first, pressed for utterance in a more or less abstract shape, or became a sort of soul or second meaning within those appearances of nature, or actions of men, or figures and fantasies of youthful imagination, which formed the ostensible subject of the poetry. (Bradley 185-186)

Affranchis des certitudes du passé, les poètes se devaient d’être à la hauteur non seulement de cette nouvelle liberté mais aussi de la toute nouvelle indépendance concédée aux arts ainsi qu’aux enjeux et aux potentialités nouvelles qui se déployaient peu à peu dans le monde autour d’eux. Ils se passionnèrent donc pour cette forme spéculative de la poésie qui conféra d’ailleurs une nouvelle portée à leur expression lyrique. Ils se lancèrent aussi dans de longs poèmes censés célébrer la co-émergence d’un nouvel état de conscience et d’une nouvelle réalité, ce qui permettait d’ailleurs d’identifier le destin de la poésie et l’avènement de l’idéal dans le monde :

[Wordsworth] tells us in the Prelude of the subjects he thought of. They are good subjects, legendary and historical, stories of action, not at all theoretical. But it will not do: his mind ‘turns recreant to her task.’ He has another hope, a ‘favourite aspiration’ towards ‘a philosophic song of Truth.’ But even this will not do; it is premature; even Truth (I venture to suggest) is not inward enough. He must first tell the story of his own mind: the subject of his long poem must be Poetry itself. He tells this story, to our great gain, in the Prelude; and it is the story of the steps by which he came to see reality, Nature and Man, as the partial expression of the ideal, of an all-embracing and perfect spiritual life or Being. […] The first long poem of Keats was Endymion. The tendency to the concrete was strong in Keats; he has been called, I think, an Elizabethan born out of due time; and Endymion, like Venus and Adonis, is a mythological story. But it is by no means that alone. The infection of his time was in him. The further subject of Endymion is again the subject of the Prelude, the story of a poet’s soul smitten by love of its ideal, the Principle of Beauty, and striving for union with it, for the ‘wedding’ of the mind of man ‘with this goodly universe in love and holy passion.’ What, again, is the subject of

Cependant, Bradley insiste sur le fait que si le poème court s’adaptait bien à ce nouveau mode spéculatif, il n’en allait pas de même du poème long. Si les poèmes lyriques permettaient en effet à la pensée de se déployer dans toute sa densité, à la crise de la raison d’être pleinement éprouvée et à l’espoir d’un nouvel ordre de s’exprimer, on attendait du long poème qu’il parvienne à déployer toute une pensée du monde que ces poètes, confrontés à l’incertitude du monde moderne, n’étaient de toute façon pas en mesure de produire. Ainsi, ces poèmes étaient-ils éternellement voués à être insatisfaisants, ils restaient toujours sur le seuil de cette grande synthèse annoncée, ils demeuraient pris au piège d’un culte triomphant d’une intériorité qui ne parvenait pas à se hisser au niveau de la synthèse escomptée. Selon Bradley, c’est la lecture de ces longs poèmes qui pousse Matthew Arnold à accuser le romantisme de n’avoir pas accordé suffisamment de temps à la pensée, alors même que cet échec du long poème romantique n’est en aucun cas imputable à une mobilisation insuffisante de la raison. Bradley reproche plutôt au romantisme d’avoir accordé une place trop importance à l’intériorité et à la spéculation au risque de couper la poésie de tout un pan de l’expérience humaine.

Cependant, Bradley demeure très mesuré dans sa critique. Il refuse absolument de considérer que le lyrisme romantique ait été un échec et il ne propose pas non plus de dissocier radicalement la poésie de la pensée19. De même, lorsqu’il s’en prend à l’importance excessive accordée par le romantisme à l’intériorité, il précise bien que l’universalité et l’essentialisme qui sous-tendent la pensée romantique font que celle-ci n’est pas indifférente au monde ou aux autres et qu’elle n’est pas non plus enfermée dans un narcissisme solipsiste. Il voit plutôt dans le déclin du long poème un symptôme du monopole exclusif réservé à la pensée, à l’esprit et à l’âme aux dépens de l’événement, du lieu et de l’action. Pour lui, ce privilège exorbitant accordé à la spéculation et à la contemplation a certes permis d’incroyables avancées, mais a aussi eu pour conséquence de restreindre considérablement le champ d’action de la poésie. Il voit là d’ailleurs un des

19 Bradley ne rejette pas la pensée en tant que telle que le monopole absolu que lui a accordée le romantisme. Une poésie absolument « réaliste » qui se contenterait de recenser « objectivement » le monde sans aucune intervention de la pensée lui semble d’ailleurs inconcevable : « Such poems, we may allow ourselves to hope, will sometimes deal with much of the common and painful and ugly stuff of life, and be in that sense more ‘democratic’ or universal than any poetry of the past. But it is vain to imagine that this can be done by a refusal to ‘interpret’ and an endeavour to photograph. Even in the most thorough-going prose ‘realism’ there is selection; and, to go no further, selection itself is interpretation. »(Bradley 201)

grands défis auxquels les poètes devront s’atteler au XXe siècle. Sans trop savoir si cela aura lieu ni le type de poésie qui sera produit, il espère que le long poème parviendra à se réinventer en renonçant au mythe et à l’héroïsme caractéristiques des grandes épopées du passé et à se confronter courageusement à l’incertitude de la condition moderne afin de produire une pensée en actes. Sans pour autant préconiser un retour à la poésie élisabéthaine qui lui semble de toute façon inenvisageable, il oppose ainsi la poétique de l’action à la manière de Shakespeare à la poétique de l’intériorité de Browning, pour suggérer ce dont la poésie romantique et contemporaine s’est coupée :

In the end, if we set aside the short lyrics, [Browning’s] best poems are all ‘studies’ of souls. ‘Well,’ it may be answered, ‘so are Shakespeare’s tragedies and tragi-comedies.’ But the difference is great. Shakespeare, doubtless, is little concerned with the accuracy of the historical background,—much less concerned than Browning. But his subject is not a soul, nor even souls: it is the actions of souls, or souls coming into action. It is more. It is that clash of souls which exhibits not them alone, but a whole of spiritual forces, appearing in them, but spreading beyond them into the visible society to which they essentially belong, and into invisible regions which enclose it. The thing shown, therefore, is huge, multiform, ponderous, yet quivering with an inward agitation which explodes into violent bodily expression and speaks to the eye of imagination. What specially interests Browning is not this. It is the soul moving in itself, often in its most secret windings and recesses; before action or after it, where there is action at all; and this soul not essentially as in its society (that is ‘background’ or ‘decoration’), but alone, or in relation to another soul, or to God. He exhibits it best, therefore, in monologue, musing, explaining, debating, pleading, overflowing into the expression of feeling or passion, but not acting. (Bradley 199-200)

Au fond, ce qui nous intéresse plus particulièrement dans la thèse de Bradley c’est qu’il ne distingue pas le long poème du poème court en s’appuyant sur les vieilles distinctions de l’épique et du lyrique, du subjectif et de l’objectif, de l’expérience et de la pensée. Il nous propose au contraire de distinguer une poésie de la réflexion d’une poésie de l’action qui mobiliserait d’ailleurs simultanément le monde, la pensée et le corps : « There is more virtue than their philosophy dreams of in deeds, in ‘the motion of a muscle this way or that.’ Doubtless it is the soul that matters; but the soul that remains interior is not the whole soul. If I suppose that mere self-scrutiny can show me that, I deceive myself; and my deeds, good and evil, will undeceive me. » (Bradley 202-203) Dans une certaine

mesure les conclusions de Bradley ont été partagées par de nombreux poètes au XXe siècle et l’invention de poétiques performatives, concrètes ou protocolaires marque bien cette prise de distance vis-à-vis de l’intériorité et de la spéculation. Je considère que la « renaissance » du « long poème » procède, en partie du moins, de cette logique.

Tout ceci nous encourage en tout cas à envisager la démesure du long poème sous un nouveau jour et à ne plus l’associer systématiquement à l’ambition, à la monumentalité, à l’exhaustivité, à la tradition, au fondationnalisme ou à un désir impossible d’emprise. Abordée sous cet angle, la longueur ne nous apparaît plus univoque, égale à elle-même, mais elle se révèle au contraire multiple et légitime, différente même à l’intérieur d’un poème unique, ouvrant ainsi tout un champ de pratiques à explorer. Il ne nous semble d’ailleurs plus nécessaire d’avoir systématiquement recours à la typologie traditionnelle des genres qui domine pourtant encore largement la lecture du long poème20. Ou, tout au moins, il semble possible de distinguer les longs poèmes qui en relèvent encore de ceux qui s’en sont résolument affranchis. Ainsi lorsqu’on constate l’importance qu’Allen Ginsberg accorde au souffle, au vers et à la liberté expressive dans « Notes on Howl and Other Poems », il semble légitime de lire Howl et Kaddish comme des longs poèmes lyriques. On observe également que jusque dans les années 20 et 30, des poètes continuent effectivement de considérer leurs propres travaux dans le contexte du projet épique, et qu’ils ambitionnent soit de rénover la forme épuisée de l’épopée européenne soit de proposer un nouveau récit national fondationnel. On peut ainsi considérer que The

Columbiad de Joel Barlow, The American Epic de Drummond Welburn, The Song of Hiawatha de Henry Wadsworth Longfellow, Merlin, Lancelot, Tristram de Edwin

Alrington Robinson, A Cylce of the West de John Neihardt, The Bridge de Hart Crane ou

Ode to Liberia de Melvin Tolson comme relevant encore de l’épopée.

Certes, Whitman et Pound se réfèrent bel et bien au genre épique dans leurs écrits critiques, mais le sens qu’ils accordent à ce terme, qui n’est d’ailleurs pas employé systématiquement pour décrire leurs poèmes respectifs, apparaît comme étant éminemment problématique. Bien loin de renvoyer à un corpus précis de textes ou à une définition précise de l’épopée, il semblerait que le terme ait été plus ou moins vidé de sa substance pour eux. Ainsi, bien que dans sa préface de 1855 aux Leaves of Grass, Whitman affirme

20 Ainsi, par exemple, la New Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics ne propose pas d’entrée pour le « long poème » et renvoie plutôt le lecteur vers les articles « epopée », « le long poème moderne » et «la poésie narrative ».

« For such the expression of the American poet is to be transcendant and new. It is to be indirect and not direct or descriptive or epic. » (Whitman 615), cela ne l’empêchera pas d’écrire dans celle de 1872 « The impetus and ideas urging me, for some years past, to an utterance, or attempt at utterance, of New World songs, and an epic of Democracy. » (Whitman 647). De plus, dans la préface de 1876, il qualifiera son poème de « present Mélange » (Whitman 652). De même, si Ezra Pound, a effectivement défini l’épopée dans