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La situation moderne : temps et temporalité

qu’entretient « A » avec l’histoire et de nuancer l’hypothèse d’un premier Zukofsky tout dévoué à la cause révolutionnaire. Cependant il apparaît inenvisageable d’extrapoler le dispositif que nous venons de décrire à l’ensemble de l’œuvre dans la mesure où il semble

98 Pour mémoire, c’est dans “The New Method in Scholarship” que Pound explique ce qu’il entend par « luminous detail ». Il le définit, entre autre, en ces termes : « In the history of the development of civilization or of literature, we come upon such interpreting detail. A few dozen facts of this nature give us intelligence of a period – a kind of intelligence not to be gathered from a great array of facts of the other sort. These facts are hard to find. They are swift and easy of transmission. They govern knowledge as the switchboard governs an electrical circuit. » (Kenner 1971 152-153)

radicalement incompatible avec l’écriture dense, protocolaire et allusive de certains mouvements de « A » indifférents aux faits et, souvent, à l’histoire même. La question de savoir ce que Zukofsky entend lorsqu’en 1967 il décrit « A » comme un « poem of a time » demeure entière. Une partie de la réponse réside, me semble-t-il, dans un très bel essai sur le cinéma qu’il rédige en 1936 alors même qu’il compose « A »-8. Si le poète semble fasciné, dans « Modern Times », par l’émergence de cet art sans tradition qui doit constamment se réinventer pour exister, il se garde bien de faire l’éloge d’un art de l’expérimentation forcenée ou d’un médium intrinsèquement neuf. Il semble d’avantage intéressé par l’usage spécifique qui en est fait et plus particulièrement sur l’actualité de certaines de ses pratiques. Il revient notamment sur l’œuvre de René Clair en des termes qui résonnent tout particulièrement avec nos préoccupations :

Pervading the work of René Clair is the attitude of a synthetic judgment of the times, disturbing the movement of the films at their best. Because of the general discussion like it in the air, the judgment of the French director seems more personal than if he were present to speak with his own gestures. The most complete moments in Clair are history of manners of the different strata of society presented without the overemphasis of his attitude: rather than the myopic professor officiating over his text while the winds of money blow through the scrambling crowds of A Nous la Liberté, the queen picking up a magazine or the night watchman in the bank, tipping his hat when he hears his financier-boss over the phone, in Le Dernier Milliardaire. (Prep 59)

De toute évidence, Zukofsky éprouve une certaine sympathie pour ces films dans lesquels le récit s’interrompt sobrement pour laisser entr’apercevoir la complexité des strates sociales. Néanmoins, le lecteur familier de Zukofsky, ne peut s’empêcher de discerner une certaine réserve dans la manière qu’il a de discrètement modaliser son jugement (« at their best », « the general discussion like it in the air », « the most complete moments », « rather »). Comme le suggère déjà l’allusion à l’art stratigraphique de Clair, Zukofsky précise ailleurs qu’il y a quelque chose d’inerte dans ce monde hiérarchisé, de types et de valeurs sociales mais aussi dans la vision systématisante proposée par le réalisateur. Selon Zukofsky, en cherchant à caractériser son temps et à en faire implicitement la critique, Clair se contente de nous proposer des tableaux moraux censés édifier son spectateur grâce au « moral weight of dramatic vision » (idem). En définitive, la nouveauté n’est que de surface et nous avons à faire à une réactualisation du « novel of

manners » ou des « layers of drawing room comedy » (idem). En contestant implicitement la vocation morale de l’art, Zukofsky semble reprendre à son compte un topos de la critique pour laquelle l’art engagé ne ferait que ressusciter la vieille définition latine, inadéquate, de l’esthétique. Pourtant, bien loin de chercher à promouvoir un art plus proprement esthétique ou formel99, Zukofsky affirme que tout ceci procède d’un malentendu sur ce qu’implique un art résolument ancré dans l’histoire. Concluant que « an attitude towards history is not enough », il affirme qu’il faut au contraire s’appuyer, comme le fait Chaplin, sur « the historic dimension of events actually happening » :

In Chaplin’s films it is usually not even a question of strata of society (the layers of drawing room comedy): but of people in the masks they portray among actual events determining them or imagined events which they make possible dramatically. […] Their situation or lack of it, not their pleasurable stratigraphic registration by a director like René Clair, realizes them as products of the economics of working day like or a holiday and presents them as people of impulse. […] So that a new idea in a new Chaplin film is not merely a notion, a general sense of today, or an understanding of politics, art, life or whatever, but inventive existence interacting with other existence in all its ramifications: sight, hearing, muscular movement, coordination of all the senses acting on the surrounding world and rendering it laughably intelligent. (Prep 59-60)

À en croire la longue description qu’en fait Zukofsky, le mode de Chaplin semble bien plus déterministe et impersonnel que celui de Clair. Point d’intrigue ou d’intentionnalité dans ces films produits par l’enchaînement de situations particulières façonnées par des forces matérielles, sociales et techniques. Les personnages, dépourvus de toute intériorité et de toute identité stable, ne sauraient même plus exister en dehors du monde des choses qui leur attribue des rôles qui changent constamment. Même Charlie Chaplin, sous les traits de Charlot, ne peut faire autrement que de négocier, en temps réel,

99 En effet, s’il s’en prend bien plus violemment au cinéma surréaliste, il le décrit pourtant en des termes remarquablement similaires. Malgré l’ambiguïté du développement, je ferai l’hypothèse que c’est à nouveau au nominalisme de Zukofsky qu’il faut imputer ce rapprochement pourtant surprenant. En effet, dans un cas comme dans l’autre les choses particulières ne sont que la manifestation de systèmes qui leur préexistent, qui déterminent leur valeur, attribuent leurs rôles et scénarisent leurs mouvements (« she herself moved in a design » Prep 58). C’est ainsi que le spectateur n’a d’autre choix que de se désintéresser des choses pour n’y voir qu’une suite d’indices à partir desquels il peut espérer reconstituer la règle secrète et immuable qui les gouverne.

les cadences et les contraintes que lui dicte un environnement devenu non seulement acteur mais aussi co-réalisateur à part entière du film (Zukofsky insiste lourdement sur ce point). Sans cesse dans l’urgence, il peut tout au plus espérer se maintenir dans un déséquilibre précaire qui le mènera de péripétie en péripétie. Si Charlot se trouve ainsi mis à rude épreuve, Zukofsky ne le considère pourtant pas comme une figure de l’impuissance. Le poète célèbre son attention aux choses, l’athlétisme de sa performance (« sportsmanship »

Prep 61, « ventursomeness » Prep 61, « athleticism » Prep 63) et son intelligence des

situations qui lui permettent, littéralement de se distinguer. Il arrive même, parfois, qu’en mobilisant toutes ses facultés il parvienne à rendre concret les possibles qu’il imagine (« imagined events which they make possible dramatically ») et à donner vie aux choses comme il le fait dans la célèbre scène de Gold Rush des Oceana Rolls. Certes, Charlie se met en danger en s’attelant ainsi au monde (« Charlie in the past yoked himself to the world and now lives and works in this age of gears » Prep 63), mais il parvient néanmoins à échapper à l’inertie stratigraphique du monde de Clair et à s’imposer comme un « [person] of impulse ». Paradoxalement, la détermination offre une certaine liberté et ce monde, dont on supposait pourtant l’impassibilité, s’anime pour devenir tout à la fois surprenant, terrifiant et jubilatoire.

L’histoire n’est plus, comme chez Clair, une entité abstraite que l’on peut maintenir à distance en l’étudiant et la caractérisant. Si Chaplin appartient à son temps, ce n’est pas tant qu’il s’efforce d’en être contemporain mais découvre qu’il ne saurait en être autrement pour celui qui se plonge dans le monde des choses et apprend à négocier l’existence à partir des temporalités concrètes qui l’entourent. Rien ne distingue plus la cadence des choses, les péripéties d’une vie et les lois de l’histoire si ce n’est l’échelle à laquelle on les considère. Par ailleurs, Zukofsky précise bien dans son essai que ces films ne se contentent pas de nous présenter le spectacle d’un homme aux prises avec le temps mais qu’ils nous permettent d’en faire l’expérience. En effet, non seulement l’improvisation participe-t-elle pleinement du travail d’acteur et de réalisateur de Chaplin100 mais le spectateur, s’il souhaite suivre la cadence imposée par l’enchaînement des séquences, les changements

100 Zukofsky semble certes apprécier le fait que le travail technique du réalisateur se confond avec la performance d’acteur mais il insiste aussi, de façon énigmatique, sur le fait que l’ensemble de l’œuvre de Chaplin remet constamment en jeu ce que le cinéma est en mesure d’accomplir tant techniquement que socialement. Et si Zukofsky exprime son admiration pour le cinéma soviétique, il précise que la réussite de l’œuvre de Chaplin est supérieure dans la mesure où son ancrage dans le temps ne s’appuie sur aucune certitude historique.

d’échelle et le montage des plans, doit faire preuve de la même dextérité et de la même intelligence des situations que Charlot. En somme, lorsque le poète affirme que la technique cinématographique de Chaplin « further[s] the historical validity of the screen by inventing out of the actual world of the spectator » (Prep 61) il ne souligne pas seulement que ces films sont contemporains de leurs spectateurs mais aussi que l’œuvre devenue événement est traversée par la même temporalité et les même rythmes que ceux qui ont cours dans le monde du spectateur.

Or, ne pourrait-on pas considérer que la situation du lecteur de « A » est, en définitive, analogue à celle du spectateur des films de Chaplin ? L’inscription du poème dans le temps n’est-elle pas produite par le fait que le poète fait l’expérience de cette difficulté de maintenir la cadence (« difficulty of keeping apace » Prep 63) et qu’il négocie concrètement, au moyen de l’écriture, toute la gamme des temporalités, rythmes et cadences susceptibles d’animer le langage et le monde ? Le poète doit être prêt, à l’instar de Chaplin, à prendre des risques et faire preuve d’une grande attention et dextérité s’il veut parvenir à accorder contrainte et contingence, forme et histoire, mots et durées. Il me semble en tout cas que la pratique de la versification propre à Zukofsky est, ici, particulièrement éclairante. Il n’est certes pas le premier à vouloir prendre ses distances d’une conception canonique de la métrique anglo-saxonne jugée excessivement contraignante et artificielle mais, pour lui, le travail sur le rythme revêt une importance particulière dans sa conception de la poésie. Sans pour autant renoncer aux ressources de la versification accentuelle, il a donc cherché à diversifier considérablement son répertoire. Il est ainsi parvenu à moduler la régularité de sa versification en variant constamment ses motifs et en jouant sur la perception plus ou moins immédiate de ses protocoles d’écriture. Plus fondamentalement, en superposant les bases rythmiques, sa métrique ne cherche plus à distribuer des événements isolés sur fond d’une trame linéaire à la régularité prévisible. L’événement métrique n’est plus pour lui une exception à la règle établie par le poème, mais le produit des différentes temporalités qui s’articulent les unes aux autres. Prenons un exemple : All written mi- nus-cule on odd scrap paper no room

it goes down carefully hy- phen-ated each syllable pours in the measure maze I planned song long

since and that

would not be

hur-ried (A 306-7)

Ce passage est extrait de la cinquième section de « A »-13 qui déploie, sur six pages, une règle dont la régularité est immédiatement perceptible ne serait-ce que visuellement : deux vers trisyllabiques encadrent deux vers monosyllabiques. L’on ne saurait imaginer de « règle» plus rudimentaire et pourtant le poète n’y déroge pas, même lorsque celle-ci impose de décomposer des mots polysyllabiques et en vient, ironiquement, à mettre en relief de manière flagrante sa propre artificialité. L’absence de ponctuation, elle, ne fait qu’accentuer la monotonie de l’ensemble. Pourtant, il me semble que c’est cette extrême régularité qui confère paradoxalement au poème toute sa variété. On peut remarquer que l’emploi polysémique de « odd », à la fin de la première strophe, attire notre attention sur le déséquilibre induit par l’utilisation d’un nombre impair de syllabes ainsi que sur l’irrégularité du schéma accentuel et du découpage syntaxique qui contraste fortement avec la régularité du décompte syllabique. Par ailleurs la décision de décomposer certains mots polysyllabiques, s’il permet opportunément de redoubler le sens de « hyphenated » et de «not be hurried », permet aussi de varier les vitesses de lecture de ces mots et de faire alterner les phases d’accélération et de ralentissement. Le rythme haché de la cinquième strophe, déjà distinguée par ses allitérations, ses assonances, sa rime et sa syntaxe ambiguë, n’en ressort que d’avantage, ce qui confirme, s’il en était besoin, que Zukofsky est parvenu à transformer la régularité mécanique de cette forme (« syllables/pour/in/the measure) en un « labyrinthe fait de rythmes » (« measure maze »). Sans doute n’est-ce pas un hasard si

ce passage s’intéresse justement à la convergence, dans le poème, des temps de la planification, de l’écriture et de la lecture, du présent et du prétérit, du passif et de l’actif… La richesse des effets que Zukofsky parvient à produire au moyen d’une forme aussi pauvre est remarquable et procède directement de la confrontation de la cadence des syllabes, des accents, de la syntaxe, de la grammaire, de la forme et du discours. Il est en tout cas frappant de constater comment sa mise en résonance des règles et des régularités entre elles devient la source même d’une variété qui permet à chaque mot, ou presque, de se détacher de l’ensemble. Si nous revenons quelques pages en arrière dans « A »-13, nous découvrons une scène qui semble correspondre très exactement à ce que nous venons de décrire :

The machine . . not enough for them They conceived a counter-bass An actual wind-mill

Strung with cables Which four men vibrated With a notched wooden beam. Father Serapion worked The great organ . . A battery of mortars Replaced the kettle drum. Not the Golden Mean’s Calculus

As to when functioning noise Deafens. (A 287)

L’on ne peut s’empêcher de voir en Zukofsky l’héritier de cet électeur de Saxe du 17e siècle et en « A » le pendant de cet orchestre démesuré. Mais ce qui nous intéresse d’avantage concerne la façon dont Zukofsky établit un parallèle entre la Règle d’Or et le bruit inaudible de la machine au travail. Dans ces deux cas, le son n’est plus qu’un bruit dans la mesure où il se produit seul et impose à l’auditeur une cadence, un système de proportions, réglé à l’avance. À l’inverse, la musique imaginée par l’électeur suppose la collaboration, le labeur et la réappropriation, non seulement de ces outils inertes de l’industrie, mais aussi de leurs rythmes. En reprenant une partie des motifs de « A »-8, cet extrait suggère que le travail sur la métrique représente, du reste, un autre aspect de la lutte du poète contre l’emprise d’un temps abstrait et que le travail de l’écriture a donc pour vocation de rassembler concrètement, en variant les échelles, les différentes facettes d’une expérience du temps unique. Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que, Zukofsky, s’il n’utilise que très rarement le substantif abstrait, ne restreint aucunement son sens concret à

celui d’un « moment de l’histoire ». Plus particulièrement on constate que, parmi les très nombreux usages recensés dans l’index de « A », le poète semble affectionner tout particulièrement les connotations musicales associées au verbe « to time »101. On ne saurait donc restreindre trop rapidement le sens que Zukofsky confère au temps dans « poem of a time » et vouloir distinguer, dans « A », une poétique formelle d’une poétique historique. D’ailleurs Zukofsky ne considère-t-il pas que l’on ne peut mesurer le temps qu’en le faisant résonner et non en le sondant: « not to fathom time but literally to sound it as on an instrument » (Prep 228) ?

L’usage que fait Zukofsky du pronom indéfini « a » demeure certes problématique, mais à la vue de l’incroyable disparité affichée par ce poème qui juxtapose les quatre mots de « A »-16 aux 146 pages de « A »-12, le lecteur, même distrait ne saurait considérer que le poème se déploie dans un seul temps, unique et homogène. Certes, d’aucuns ont pu considérer que les 24 sections qui rythment le poème évoquent les vingt-quatre heures d’une journée ou que le A du titre répond au Z qui signe la présence du poète à la fin des deux dernières sections du poème. Cependant, cette évocation d’un temps du cycle régulier et de la clôture cosmique correspond si peu à la réalité du poème qu’elle semble presque ironique. Dans la mesure où cette nomenclature ne parvient ni à structurer le poème102 ni à

rythmer sa progression, elle se révèle n’être qu’une énumération contingente, arbitraire et indifférente.

Il apparaît en tout cas que les mouvements de « A» ne se différencient pas seulement par leurs thèmes, leur forme ou leurs durées mais aussi, qualitativement, par la nature de la temporalité qu’elles mobilisent. À ce titre, « A »-1 se démarque clairement des autres sections du poème dans la mesure où le texte est déterminé par l’unité d’un instant donné. En effet, Zukofsky nous y détaille comment le fait d’avoir assisté à une

101 Dans le même ordre d’idée nous pouvons remarquer que dans Bottom : On Shakespeare la section « Musicks Letters » est classée dans l’index sous la rubrique « history » et que ce n’est pas le cas de « A-Bomb and H-». Ainsi, curieusement, il semblerait que la musique relève d’avantage de l’histoire que la bombe atomique pour Zukofsky.

102 Nous sommes en effet incapable d’identifier des effets de composition, de progression ou de symétrie susceptibles de conférer à la division en vingt quatre mouvements une portée structurelle. Tout au plus peut-on considérer que la longueur de « A »-12 est déterminée par sa position dans l’ensemble et que son motif de la récapitulation répond à « A »-24. Certes, le fait que la position de « A »-16, « A »-17 et de « A » 20 dans l’ouvrage n’ait pas été déterminée par la chronologie de l’écriture suggère l’existence d’une logique de l’œuvre qui primerait sur celle de l’écriture mais je ne saurais expliquer ces déplacements qui, par ailleurs, demeurent très marginaux dans « A ».

représentation de la Passion Selon Saint Matthieu de Bach, le soir de pâque 1928, continua de résonner en lui et autour de lui pendant toute une nuit. D’une certaine manière l’événement continue d’ailleurs de résonner dans le poème et les quatre moments suivants constituent autant de réponses et d’échos, plus ou moins distincts à cet instant initial. On découvre la réaction ambivalente de Kay et de la communauté Juive Orthodoxe à l’écriture de Zukofsky tandis que les élégies du poète à Ricky Chambers et à sa mère offrent une réponse ambivalente à la Passion du Christ. Mais, au fur et à mesure que s’estompent les échos de la fugue de Bach, cette unité de l’instant tend elle aussi à se dissiper pour céder la