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2. Raisonner et accompagner l’introduction d’une nouvelle espèce dans les systèmes

2.2. Spécificités du cas d’étude

Alors qu’au démarrage du projet (en 2016), la cameline n’était pas cultivée en agriculture conventionnelle dans la zone d’étude, cent hectares de cameline, répartis sur une dizaine d’exploitations agricoles, soit en culture de printemps soit en double culture, ont été implantés en 2019 dans le cadre d’un partenariat avec le groupe AVRIL (L. Legrand, comm. pers.). Cette évolution témoigne de l’efficacité de la démarche proposée pour initier une dynamique territoriale autour d’une nouvelle espèce. L’objectif de cette partie est d’analyser les spécificités liées au cas d’étude qui ont contribué à favoriser cette démarche et d’en tirer des enseignements pour une application à d’autres territoires et/ou d’autres cultures.

2.2.1. Le projet de bioraffinerie oléagineuse territoriale

La réalisation de ce travail a été facilitée par le projet de développement d’une bioraffinerie oléagineuse locale, porté par la SAS PIVERT. En effet, ce projet, qui s’appuie sur une étroite collaboration à la fois avec des partenaires académiques (le Consortium Académique PIVERT) et des entreprises privées (le Club des Industriels PIVERT), a constitué un contexte favorable aux échanges multi-acteurs. Plus particulièrement, la préexistence de ce réseau d’acteurs organisés autour d’une ambition commune (i.e. le développement d’une bioraffinerie oléagineuse) a largement facilité leur mobilisation et leur implication dans les différents dispositifs. Par exemple, les acteurs qui ont participé à l’atelier de réflexion, hormis les agriculteurs, étaient soit impliqués dans un des projets de recherche du programme GENESYS, soit partenaires industriels (dont le groupe AVRIL, à l’origine du nouveau partenariat en cours). La mise en place de ces espaces de

conception privilégiés regroupant différents types d’acteurs, comme les

plateformes d’innovation (Schut et al., 2016), est un réel enjeu pour accompagner la transition agroécologique (Prost et al., 2016), et particulièrement dans le cas de l’introduction d’une nouvelle espèce, compte tenu des verrous interconnectés présents à l’échelle de la filière (Meynard et al., 2018). En facilitant les interactions entre acteurs et les actions collectives, ces plateformes constituent des environnements favorables pour raisonner de façon systémique et intégrée des innovations, et ont largement montré leur intérêt pour le développement agricole, notamment en Afrique (Angbo Kouakou et al., 2017; Dabire et al., 2017; Davies et al., 2018). À l’inverse, aux États-Unis, où des travaux de recherche sur la cameline sont en cours depuis plus de dix ans, l’absence de travaux

conjoints avec des industriels, permettant l’identification de débouchés, explique aujourd’hui, selon les chercheurs rencontrés, le faible développement de la cameline en tant que culture de rente – par ailleurs utilisée par les agriculteurs en tant que couvert d’interculture (Gesch et Berti, comm. pers.).

La confrontation de ces deux situations (notre cas d’étude et le cas des États- Unis) permet donc de conclure que l’identification d’un partenaire industriel potentiel et motivé, et la mise en place d’une collaboration active entre divers acteurs ayant un rôle clé dans la construction de la filière, semblent être deux éléments déterminant pour la mise en œuvre efficace d’une démarche d’accompagnement à la diversification dans un territoire.

2.2.2. Des agriculteurs regroupés au sein d’un même groupe de développement Au-delà d’être localisés dans le territoire d’étude, les agriculteurs qui ont participé aux différents dispositifs (ateliers, expérimentations, etc.) appartiennent également au même groupe de développement, l’Association de Développement Agricole du Nord-Est de l’Oise (ADANE) qui regroupe trois CETA de la région. Tout comme pour le projet de bioraffinerie, la préexistence de cette dynamique collective

entre les agriculteurs a largement facilité les échanges et le partage de connaissances

au sein du groupe, lors des ateliers ou du tour de plaine, dans la mesure où les agriculteurs se connaissaient et avaient l’habitude de travailler ensemble.

Toutefois, l’impact sur la circulation et le partage des connaissances a été au-delà du dispositif. Par exemple, les résultats des différents essais ont été présentés lors de l’assemblée générale de l’ADANE en janvier 2019 et, en mai 2019, un voyage d’étude autour de la cameline, ouvert à l’ensemble des 80 adhérents de l’ADANE, a été organisé en Espagne, où un semencier sélectionnant des variétés de cameline est implanté. Cette dynamique, induite par l’existence du groupement, a contribué à la mobilisation de nouveaux agriculteurs lors de l’atelier de conception en juin 2019 et a permis également d’enrichir le bagage de connaissances des agriculteurs – anciens ou nouveaux -, qu’ils ont largement remobilisé au cours de l’atelier (citations extraites de l’atelier de conception : « En Espagne, ils disaient qu’il fallait semer très superficiellement » ou encore « En Espagne, ils parlaient de l’andainer [la cameline] 8 jours avant »). Le rôle de

individuels et collectifs (Kroma, 2006) et le partage autour des innovations (Dolinska et d’Aquino, 2016).

2.2.3. Une culture rustique à cycle court

Le choix de la cameline (par ailleurs justifié dans le cadre de cette étude, voir (Encadré 2), constitue également une spécificité qui nous semble intéressante de discuter. En effet, le caractère rustique de cette culture, ainsi que son cycle court, ont tout d’abord été favorables à l’exploration d’une large gamme de modalités d’insertion (en culture de printemps et en double culture) dans une diversité de milieux (notamment des sols à « faibles potentiels »).

Pour les mêmes raisons, la cameline a également été une culture de choix pour favoriser les expérimentations « libres » par les agriculteurs (essais « agriculteurs- expérimentateurs »). En effet, lorsqu’on s’intéresse à l’activité d’expérimentation par les agriculteurs (Leitgeb et al., 2014; Catalogna, 2018), le risque associé à l’expérimentation, et notamment le risque économique, est déterminant dans les choix mis en œuvre (surface dédiée à l’expérimentation, acquisition de matériel spécifique, etc.). Dans le cas de la cameline, la possibilité d’expérimenter en double culture (où la cameline pouvait, au pire des cas, avoir le rôle d’un couvert d’interculture) avec un investissement réduit (en lien avec une conduite à niveau bas intrant du fait de la rusticité de l’espèce) a contribué à créer un contexte favorable (i.e. avec un risque limité) pour mettre en œuvre ces expérimentations, malgré l’absence d’un débouché local concret pour cette culture. D’ailleurs, en dehors du cadre de la thèse, deux agriculteurs ont reconduit des essais sur la cameline en double culture l’année suivante (2018) pour affiner les propositions faites et mises en oeuvre durant l’été 2017.

Cependant, toutes les espèces de diversification ne présentent pas des caractéristiques similaires. Or, comme nous l’avons montré à plusieurs reprises dans ce manuscrit, la réalisation d’expérimentations par les agriculteurs eux-mêmes, en interaction avec des expérimentations plus classiques, est essentielle pour accompagner la production de nouvelles connaissances sur les espèces de diversification. Dès lors, la question du développement de nouvelles formes d’expérimentations agronomiques pour accompagner des dispositifs d’innovation ouverte, tel que nous le proposons, se pose. Lors du tour de plaine réalisé en juin 2018 sur le réseau d’essais multi-local et pluriannuel, nous avons observé que certains agriculteurs avaient mis en place, en

parallèle des différents traitements « imposés » dans le cadre du dispositif, des modalités supplémentaires qui correspondaient mieux à leurs cadres d’objectifs et de contraintes (ex : une association cameline-vesce à Autrêches, Annexe 3). Ainsi, le développement de dispositifs combinant des modalités fixes, reconduites sur au moins deux années et bénéficiant d’un suivi fin, et des modalités « libres » conçues, gérées et évaluées par les agriculteurs eux-mêmes nous semble être une piste prometteuse. En comparaison avec notre approche où les expérimentations ont été dissociées dans le temps, ce type de dispositif aurait pour avantage de faciliter (i) la confrontation et la validation des données issues des expérimentations « libres » et (ii) l’hybridation entre connaissances scientifiques et empiriques, en étant réalisé dans des conditions similaires.