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2. Produire des connaissances pour concevoir des systèmes agroécologiques

2.2. Quelles méthodes pour produire, capitaliser et partager les connaissances ?

2.2.2. Des méthodes spécifiques pour produire et capitaliser des connaissances expertes

Compte tenu de la nécessité de produire et de mobiliser des connaissances empiriques pour concevoir des systèmes agroécologiques (voir § 2.1), les agronomes se sont attachés à développer des méthodes spécifiques pour (i) rendre ces connaissances explicites et les formaliser, et (ii) accompagner leur production en favorisant les apprentissages, notamment des agriculteurs.

2.2.2.1. L’élicitation probabiliste de connaissances expertes

Comme le définissent Garthwaite et al. (2012), « l’élicitation est un processus visant à formaliser la connaissance et les croyances d’une personne au sujet d’une ou plusieurs quantités incertaines sous la forme d’une distribution de probabilités ». L’élicitation probabiliste permet donc de rendre compte des connaissances d’experts sur une variable quantitative d’intérêt en tenant compte de l’incertitude associée à cette valeur (O’Hagan et al., 2006). En pratique, l’élicitation consiste à demander à chaque expert enquêté de définir une distribution de probabilité pour l’indicateur considéré, parfois à l’aide d’un logiciel informatique (Morris et al., 2014). L’expert définit une valeur minimale et une valeur maximale pour l’indicateur, puis cet intervalle est découpé en sous-intervalles de même longueur et, pour chaque sous-intervalle, l’expert indique son estimation de la probabilité que la valeur de l’indicateur soit située dans ce sous-intervalle. Une loi de probabilité est ensuite ajustée sur cet histogramme. Dans le domaine de l’agriculture, cette méthode a notamment été utilisée pour obtenir des valeurs de rendements de différentes cultures dans différents types de sol en Bourgogne, Eure-et-Loir et Île-de-France dans le cadre du paramétrage d’un modèle paramétré à dire d’experts (Ballot et al., 2018) mais également pour évaluer le coût du travail et le risque de contamination par des mycotoxines de récoltes dans le cadre d’une évaluation multicritères de l’agriculture biologique en Afrique sub-saharienne (Andriamampianina et al., 2018) ou encore pour estimer la date probable d’apparition des premiers symptômes du mildiou sur vigne (Chen et al., 2018).

Si cette méthode peut être utile dans le cas de manque de données expérimentales ou lorsque la réalisation d’expérimentations est impossible (Morris et al., 2014; O’Hagan, 2012), deux limites à cette approche peuvent être soulevées, notamment dans le cadre de la production de connaissances pour l’agroécologie. D’une part, cette méthode suppose de s’intéresser à des variables quantifiables par les experts interrogés, ce qui ne permet pas d’extraire des connaissances sur les processus et les logiques d’action des agriculteurs, deux éléments essentiels à la conception de systèmes agroécologiques. D’autre part, cette méthode suppose également un nombre minimum,

Andriamampianina et al. (2018)), ce qui peut représenter un objectif difficile à atteindre dans le cas, par exemple, des espèces mineures, peu cultivées et donc peu connues.

2.2.2.2. La traque aux innovations

Tout comme l’élicitation de connaissances expertes, cette deuxième méthode a pour objectif de rendre explicite des connaissances empiriques détenues par des agriculteurs. Cette approche repose sur le constat que les agriculteurs innovent par et pour eux-mêmes et qu’ils produisent ainsi des connaissances potentiellement utiles pour d’autres (Goulet et al., 2008). L’objectif de la traque aux innovations n’est donc pas uniquement d’identifier et de décrire ces pratiques innovantes, mais également de les analyser et de les évaluer en vue de rendre certaines connaissances, qui en sont issues, mobilisables par d’autres acteurs impliqués dans un processus de conception. Une formalisation de cette méthode a été proposée dans le cas de l’identification de systèmes alternatifs au système dominant à base de soja en Argentine (Salembier et Meynard, 2013; Salembier et al., 2016). Plus particulièrement, cinq étapes ont été définies : (i) la description du système dominant, (ii) l’identification de producteurs mettant en place des systèmes alternatifs, (iii) la description de ces systèmes alternatifs et de leur logique agronomique, (iv) l’évaluation multicritères des performances de ces systèmes et (v) l'analyse des conditions de développement des systèmes les plus performants et de leur intérêt potentiel pour l'avenir. Cette approche de traque aux innovations a depuis été mobilisée et adaptée dans différents cas d’études en France (voir par exemple Verret et al. (2019) pour la traque aux associations d’espèces incluant des légumineuses) ou à l’étranger dans le cas de l’identification de pratiques de fumure organiques atypiques au Burkina Faso (Blanchard et al., 2017) ou sur des cultures telles que le cacao ou les fruits de la passion (Ruf and Allagba, 2016; Bashangwa Mpozi, 2019).

La production de connaissances issues de ces dispositifs est très diversifiée. Au- delà de l’identification de pratiques alternatives, qui viennent enrichir la bibliothèque d’innovations techniques mobilisables pour concevoir des nouveaux systèmes (Mischler et al., 2009; Blanchard et al., 2017; Verret et al., 2019), la compréhension de la logique agronomique permet par exemple de faire émerger des indicateurs d’évaluation utilisés par les producteurs eux-mêmes (Salembier et al., 2016) qui peuvent être également utiles pour accompagner la conception (voir § 2.1). De plus, l’analyse croisée des

différentes logiques agronomiques rencontrées, hybridée avec des connaissances scientifiques, peut permettre de formaliser les options techniques de façon à les relier à des fonctions attendues, pour une mise en circulation et une utilisation dans d’autres situations (Salembier, 2019; Verret et al., 2019).

2.2.2.3. Favoriser les apprentissages et la production de connaissances par la mise en place de réseaux d’expérimentations par les agriculteurs

Comme le définit Kolb (1984, 2014), « learning is the process whereby knowledge is created through the transformation of experience. Knowledge results from the combination of grasping and transforming experience». La réalisation d’apprentissages par les agriculteurs passe donc par l’acquisition d’expérience sur des techniques (Chantre et Cardona, 2014), soit par leur mise en œuvre dans les systèmes de culture pratiqués sur l’exploitation (par exemple dans les approches pas-à-pas, voir §1.1.1), soit par la réalisation d’expérimentations dédiées –également sur l’exploitation- (Leitgeb et al., 2014; Catalogna et al., 2018). En parallèle, des travaux ont également montré le rôle des dynamiques collectives pour accompagner le changement des systèmes agricoles notamment en raison des apprentissages collectifs en jeu au sein de réseaux d’agriculteurs (Conley and Christopher, 2001; Kroma, 2006; Elzen et al., 2012; Garbach and Morgan, 2017). Ainsi, à l’instar du réseau Pâtur’Ajuste (décrit dans Girard and Magda, 2018), des initiatives se sont donc développées pour d’une part renforcer la capacité d’action individuelle des agriculteurs par la réalisation d’expérimentations et d’autre part bénéficier de leurs apprentissages pour outiller d’autres agriculteurs en favorisant les échanges au sein du réseau (ex : tour de plaine) et le partage des connaissances qui en sont issues (ex : rédaction de fiches).

À partir d’une analyse croisée de sept réseaux d’agriculteurs, Navarrete et al. (2018) ont mis en évidence que la nature des expérimentations engagées par les agriculteurs et l’organisation du réseau impactent les connaissances qui en sont issues. Plus particulièrement, les auteurs montrent que, lorsque les expérimentations sont réalisés collectivement, les connaissances issues des apprentissages des agriculteurs

des scientifiques impliqués dans les réseaux, dans l’interprétation et la compréhension des observations, qui conduit à renforcer l’apprentissage des agriculteurs (« it allowed them to benefit from scientific indicators of soil health and deepened their knowledge on soil functioning »).

En favorisant les apprentissages des agriculteurs et en créant un contexte favorable pour hybrider des connaissances scientifiques et empiriques, ces réseaux d’expérimentations par des agriculteurs semblent être un moyen efficace pour accompagner la transition agroécologique.