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La spécificité identitaire aux Congo : des néologismes identitaires aux nouvelles trajectoires

Chapitre 5: Présentation et analyse des résultats

1. La spécificité identitaire aux Congo : des néologismes identitaires aux nouvelles trajectoires

Les difficultés d'installer des relations interactives dans leur vie courante ont conduit les enseignant-e-s aux Congo à adopter un comportement que nos recherches ont qualifié de « repli social ». Ce sont les enseignant-e-s eux-mêmes qui se sont défini ainsi, soulignant une absence d‟assistance de l‟Etat face à leur difficulté quotidienne. A cette étape de notre recherche, nous posons huit typologies sur la nature des identités enseignantes et comment

s‟auto qualifient les enseignant-e-s aux Congo : « tempête, panique, débandade, Sisyphe,

kamikaze,sida, ppte, ept »128. Trois formes d‟identité.

Les identités spécifiques

a) La tempête: Cette identité dite « tempête » est une identité qui s‟acquiert lorsque les rapports sociaux et particulièrement la relation entre enseignant-e-s et leurs ménages respectifs sont entravés par un manque d‟équilibre à la fois de l‟économie domestique et la réalité dans l‟achat des produits de première nécessité. Dans ce cas, la présence d'une interrelation joue le rôle de catalyseur qui pousse l‟enseignant-e à conjurer les difficultés rencontrées dans son espace de travail, dans la société, dans son foyer et au sein de sa famille. Il considère comme des contraintes à vaincre tout ce qui mine sa quête du bien être. D‟ailleurs, Jean-Noël, enseignant au collège J.F.Tchikaya à Pointe-Noire au

Congo-Brazzaville ne dit pas le contraire lorsqu‟il affirme : « Dix jours après la perception de mon

salaire, je me retrouve vidé de mon avoir mensuel. Car au cours du mois je me suis endetté et, après remboursement, je me retrouve comme un bateau dans une tempête voguant au gré

des vents et des exigences des bailleurs de fonds ».

b) La panique : Ce type d'identité touche au fondement même de la gestion du quotidien et se traduit par ce que les enseignant-e-s nomme « panique » c'est-à-dire l‟indécision, l'existence d'un fossé entre les enseignant-e-s et les conséquences socioéconomiques qui les poussent à la précarité. Cette identité présente des similitudes avec l'identité de retrait.

Toutefois la « panique » identitaire touche au rapport à la profession elle-même.

128 L‟auto définition des identités a été proposée par les enseignant-e-s lors de nos enquêtes et nous en avons fait une typologie.

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Fort de cela, certains enseignant-e-s se disent pris dans un engrenage comme Pierre,

enseignant au lycée Victor Augagneur : « Tous les jours les enseignant-e-s développent de

nouvelles idées pour parer toute atteinte à l‟effondrement définitif de image ». Ce type

d‟identité est selon Robitaille M. une véritable crise d'identité et pousse les enseignant-e-s à adopter des stratégies identitaires qui leur permettent de trouver un équilibre entre cette identité (vécue) et l'identité souhaitée. D‟autres enseignant-e-s recourent par exemple à des pratiques de survie dans la débrouille ; d‟autres encore, s‟investissent carrément dans un plein emploi jugé rentable comme devenir pasteur des églises.

c) La débandade

A ce stade de notre recherche, nous nous interrogerons si les enseignant-e-s des deux Congo peuvent se placer dans les modèles identitaires de Sainsaulieu. Nous nous proposons de voir comment se construit l‟identité professionnelle des enseignant-e-s du primaire et du secondaire et d‟examiner s‟ils ont un profil homogène ou au contraire s‟ils présentent différents profils identitaires. Dans le cas précis, il s‟agit des enseignant-e-s qui, compte tenu de l‟effondrement permanent de leur niveau de vie, sont dans la débâcle c‟est-à-dire un « modèle fusionnel » de Sainsaulieu. Ce modèle identitaire désigne des salariés se méfiant du management participatif et des innovations de formation, engagés dans une dynamique de revendication aux prises avec la logique de la « rationalisation » et dont la perspective

d‟évolution professionnelle, « si elle ne débouche pas nécessairement sur l‟exclusion de

l‟emploi, [elle] suppose souvent des alternatives douloureuses entre reconversion incertaine

et reclassement dans des emplois souvent dévalués »129.

Nous avons appelé cette forme identité de « débandade », image qui ressort chez les

enseignant-e-s dont la socialisation expliquerait en partie le phénomène de construction identitaire, donc de changement social par rapport aux différentes tentatives de reproduction de l‟ordre social. Il s‟agit d‟apprendre à assigner une valeur aux phénomènes en terme de bon ou de mauvais, de chose à craindre ou à désirer.

Les enseignant.e.s/objet vont dans tous les sens. Ils sont dans une instabilité professionnelle et sociale. Certains enseignant.e.s exercent leur métier sans faire officiellement partie de la fonction publique. En théorie, lorsqu‟ils commencent à travailler, ils sont « intégrés » dans la fonction publique. Puis après avoir passé un an sur le terrain, ils sont alors officiellement « titularisés ».

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Mais certains travaillent pendant des années, parfois sans être titularisés. Par là, la socialisation signifie que l'enseignant.e acquiert progressivement un ensemble de codes qui lui permet de comprendre son environnement physique et culturel, d'échanger avec lui et d'élaborer des réponses aux interrogations qu'il se pose et que l'environnement lui pose. C'est-à-dire que pour pouvoir agir, l'enseignant.e doit être en mesure d'identifier les phénomènes, de distinguer le connu de l'inconnu. Au Congo-Kinshasa, le 6 septembre 2011, les négociations pour obtenir une hausse des salaires des enseignant.e.s et de protéger les conditions de travail de base, ont connu une impasse. Les syndicats représentant les enseignant.e.s du primaire, du secondaire et de l‟enseignement professionnel au gouvernement se lassent aussi des négociations qui durent depuis un certain temps et trouvent leur origine dans le fait que les conditions de vie des enseignant.e.s se sont détériorées parce que les salaires n‟ont pas suivi le rythme de la hausse de l‟inflation.

Le 14 mai 2012, au Congo-Brazzaville, quand des membres de plusieurs syndicats de l‟enseignement, qui avaient obtenu l‟autorisation d‟organiser une assemblée générale au Lycée Savorgnan De Brazza, pour expliquer à leurs adhérents la position à prendre suite à la non satisfaction de leurs revendications par le gouvernement, n‟ont pu la tenir. Ils étaient

littéralement lapidés par les élèves lassés de ne plus faire cours. Ce processus aboutit à une

forme d‟étiquetage produisant ce qu‟Erving Goffman130 appelle les identités sociales

virtuelles des individus à savoir ce que les autres pensent de vous et qui préfigure de votre identité. Le second processus concerne l‟incorporation de l‟identité par les enseignant.e.s eux-mêmes. Ils ne peuvent prendre sens que dans le cadre des trajectoires sociales par et dans

lesquelles ils se construisent des identités pour soi ou identités sociales réelles.

les identités de survie ou/et extension des pratiques d) Sisyphe du 21ème siècle

La mythologie grecque nous révèle que Sisyphe, puni par les dieux grecs, était condamné « à

hisser éternellement – sans y parvenir – un rocher au sommet d‟une montagne. Le rocher

retombait toujours avant d‟atteindre son but »131. Et sans se lasser, Sisyphe redescendait

jusqu‟à la racine de la montagne pour recommencer son opération.

Dans le sens de la thèse, Sisyphe c‟est l‟enseignant-e congolais qui ne se lasse pas d‟aller au

travail malgré les conditions de vie précaire.

130 Goffman, 1975, p45

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Il est condamné « à hisser le rocher », c‟est-à-dire à accepter le statu quo social dans lequel il

se trouve : le non paiement des salaires au Congo-Kinshasa, la pénurie de carburant, la

hausse des prix des denrées de première nécessité et autres ; l‟absence d‟un statut particulier des enseignant-e-s au Congo-Brazzaville. Au demeurant, les deux gouvernements sont dans

une dynamique de confrontation, attitude qui ne participe pas à l‟apaisement selon les syndicalistes congolais. Le syndicat en tant que mode organisationnel dans la revendication salariale peut favoriser la crise dans le sens où elle met en relation deux logiques différentes que les enseignant-e-s peuvent percevoir en opposition. D‟une part, elle permet la confrontation à une palette de figures identitaires qui peuvent également être perçues comme contradictoires, d‟autre part, participer à l‟émergence de la crise. Elle se situe au cours du processus de construction de l‟identité professionnelle, également par l‟appartenance ou la référence de l‟individu à d‟autres groupes ou champs sociaux.

Dès lors, s‟engager comme enseignant-e, c‟est aussi accepter de faire le deuil d‟une partie de ses conceptions, ses savoirs et savoir-faire antérieurs. Si la trajectoire initiale fait l‟objet de transformations, l‟enseignant.e, à un moment donné, se trouver confronté à une tension identitaire résultant de la connaissance qu‟il a de plusieurs trajectoires qu‟il valorise plus ou moins positivement. Cette crise serait-elle liée aux changements sociaux nés de la crise économique ou plutôt à l‟idée que se fait l‟enseignant-e de devoir choisir entre rester dans l‟enseignement et accepter un travail parallèle pour arrondir ses fins de mois, ou bien changer un autre métier qui a suscité en lui des convoitises ? S‟agirait-il du passage d‟une représentation stéréotypée de l‟enseignant-e dévoué-e, altruiste, à une prise de conscience que la profession n‟est pas fidèle à ses représentations. Pouvons-nous parler dans ce cas de choc de la réalité ? Sur quel modèle peut-il construire son identité professionnelle? Cette crise est-elle liée à la perte de son pouvoir d‟achat ? S‟agit-il d‟un mode de transmutation sociale pour mieux prendre du recul ? Peut-être est-ce une manière de rester en continuité avec soi-même.

En tout état de cause, accepter d‟être le Sisyphe du 21ème siècle, les enseignant-e-s aux Congo

se préparent à une mort patente, c‟est-à-dire, être des kamikazes des temps modernes.

e) Kamikaze des temps modernes

Au premier sens du mot, kamikaze désigne un avion, chargé d'explosifs, utilisé par les

Japonais à la fin de la Seconde Guerre mondiale contre la marine américaine et pilotés uniquement par des volontaires au suicide (d'où le nom d'avions-suicide qui leur est

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dispersa la flotte d'invasion mongole, devaient s'écraser en piqué sur le pont des navires

adverses qu'ils coulaient à coup sûr »132

Comparé aux enseignant-e-s, par glissement sémantique, le mot acquiert le sens d‟implication dans des situations socioéconomiques peu viables. Les enseignant-e-s vivent dans

l‟incertitude du lendemain, eux et leurs familles. Quand « ils sont malades, ils n‟arrivent pas

à se soigner. Quand leurs femmes vont au marché, elles tournent en rond ne sachant quoi acheter vu la fluctuation inattendue des prix des produits alimentaires. En rentrant du

travail, ils n‟ont aucune certitude de trouver à manger »133. Dans ces conditions, face à une

sorte de débâcle des éléments qui pouvaient soutenir son équilibre social et familial, à savoir, le prix de son loyer, ses conditions de transport, son mode alimentaire, l‟enseignant-e est voué à la perte de son identité, donc à une déformation de son image sociale. Tout ce qu‟il entreprend est voué à l‟échec, c‟est un éternel recommencement. La pierre qu‟il roule, ce sont ses difficultés quotidiennes.

f) Sida

« Le sida » : « salaire insignifiant difficilement acquis », néologisme sémantique est lié aux

rétributions modestes. Le « salaire insignifiant » découle du Syndrome immunodéficience acquis, ou VIH. L„enseignant.e est comparé.e à une personne atteint du virus dont les manifestations visibles sont l„amaigrissement, la perte de poids. Les enseignant-e-s/objet revêtent ces attributs de malades atteints du sida puisque leur salaire est la cause principale de la perte de leur statut social, de leur identité.

Cette identité a attrait aux caractéristiques du syndicat303 en tant que mode organisationnel dans la revendication salariale souvent génératrice des crises. Souvent la crise entraine d„une part, la confrontation entre de figures identitaires comme les enseignant-e-s en ce qui concerne la problématique de la thèse, et les contradictions, d„autre part, sur la recherche des solutions en vue de désamorcer la crise. On a vu par exemple la violation par le Gouvernement du Congo-Kinshasa, des régis sur trois paliers : 2007-2010 ; 2011-2015 ; 2016-2020. Si le premier palier (2007-2010) a mis en évidence un dysfonctionnement structurel et un manque de crédibilité de la négociation paritaire, les deux derniers paliers en revanche, ne constituent qu„un objectif qui ne sera jamais atteint vu la situation économique catastrophique que traverse le pays.

132 Larousse, 20ème supplément, 1953 133 Entretiens du 10 février 2013 à Kinshasa

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Dès lors, s„engager comme enseignant-e, c„est aussi accepter de faire le deuil d„une partie de ses conceptions, ses savoirs et savoir-faire antérieurs. C„est aussi faire hara-kiri sur l„équilibre de son ménage. Aussi, les enseignant-e-s doivent choisir entre rester dans l„enseignement et accepter un travail parallèle pour arrondir ses fins de mois, ou bien changer un autre métier qui a suscité en lui des convoitises, ou encore continuer à s„endetter ?

g) PPTE :

Le type « PPTE », « Personne pauvre très endettée » est un néologisme sémantique détourné

de « Pays pauvres très endettés ». A l„origine, PPTE est une initiative qui vise à assister les pays les plus pauvres du monde en rendant leurs dettes internationales. C‟est un programme lancé par l‟action conjointe du Fond monétaire international et de la Banque mondiale en 1996. Il a subi une révision et une réforme 1999 (Initiative PPTE renforcée). La réduction de la dette est fonction des efforts de la lutte contre la pauvreté des pays concernés.

Le sens qu‟il acquiert dans la thèse montre des enseignant.e.s en proie aux difficultés quotidiennes dues aux nécessités de s‟endetter comme moyen de survie. Ils vivent au-dessus de leurs moyens. Comment en est-il autrement quand on sait qu‟un enseignant gagne 80.000 cfa (environ 103 euros) par mois et dépense 150.000 cfa (environ 225 euros) ? Pour espérer

vivre, il lui incombe d‟élaborer des stratégies de survie, le cas échéant fréquenter les bailleurs

de fonds. La socialisation permettra aux enseignant.e.s d‟élaborer des questions qu‟ils se

posent et des réponses que l‟environnement leur pose. C‟est-à-dire pour agir, les enseignant.e.s identifient les phénomènes connus et inconnus.

Ce processus aboutit à une forme d„étiquetage produisant ce qu„Erving Goffman dans

Stigmate134 appelle les identités sociales virtuelles des individus à savoir ce que les autres

pensent de vous et qui préfigure de votre identité. Par analogie, les enseignant-e-s/objet aux Congo portent des stigmates d„une société dont les dysfonctionnements, par exemple entre la branche des retraites et l‟absence de la branche maladie ; la faible protection sociale pour l„ensemble des populations, par manque de financement (moins de 0,5 % du budget consacré à l‟action sociale), par manque aussi de stratégie claire pour la protection sociale et de réglementation, par l‟inadéquation mercuriale de la ville et revenu des ménages.

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h) EPT (Education pout tous):

Le mouvement vers l‟Education Pour Tous est le reflet de l‟engagement pris par la Communauté internationale de fournir une éducation de base de qualité pour tous : enfants, jeunes et adultes. Lors du Forum mondial sur l‟Education tenu à Dakar en 2000, 164 gouvernements parmi lesquels 44 d‟Afrique avaient identifié des objectifs qu‟ils se sont engagés à atteindre à l‟échéance de 2015.

Dans la thèse l‟EPT est un néologisme sémantique, transformé en Transport pour Tous. Il

s‟agit des enseignant.e.s qui, lors de nos entretiens ont exprimé leurs insatisfactions sur la nature et la qualité des transports en commun de la ville de Kinshasa. La plupart d‟entre eux empruntent les bus et autre moyens de transport pour se rendre dans leurs lieux de travail. Ils exigent des pouvoirs publics un transport collectif efficace, intelligent, au service de tous afin d'améliorer la qualité de la vie des citoyens de la ville de Kinshasa aujourd'hui tout en préparant l'avenir des citoyens de demain. La démographie des communes de Kinshasa explose par l'afflux des populations qui fuient les zones de combat. Il est urgent d'adapter les transports collectifs et les infrastructures routières à l'évolution des communes, au mode de vie et à la politique environnementale. Plus que jamais, un changement des habitudes concernant les déplacements s‟impose.

C‟est pourquoi des initiatives doivent être prises afin d'explorer les solutions pour améliorer la qualité de vie et proposer des solutions au développement du réseau des transports collectifs. Ceux-ci permettent de renouer les liens sociaux entre les citoyens. Aujourd'hui, prendre ces transports quotidiennement pour un salarié ou un simple citoyen est un vrai calvaire vu le peu de fréquences, la qualité des bus et les itinéraires proposés.

Le transport urbain est victime du phénomène des demi-terrains et des doubles courses135 et

n‟améliore pas le quotidien des enseignant.e.s pour se rendre sur leur lieu de travail. En effet, les transports constituent un goulot d‟étranglement tels résumés par cette longue litanie:

« chaque matin, c‟est à des empoignades que se livrent les usagers pour trouver place à bord

d‟un bus, taxi-bus, ou d‟un taxi. Il faut jouer des muscles et des coudes. Il n‟est pas

surprenant de se prendre un coup ou se faire marcher dessus. Et les receveurs (ceux qui

135Demi-terrain, c‟est l‟expression utilisée dans les deux Congo pour expliquer les habitudes des chauffeurs-taxis. Leur pratique consiste, pendant les heures de pointe, à raccourcir un itinéraire de 4km par exemple ou à le morceler en trois ou quatre dans le but de gagner plus de recette. C‟est une arnaque à ciel ouvert qui s‟enracine dans les mœurs et se fait aux yeux des autorités. La double course consiste à prendre plusieurs passagers aux différentes destinations.

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perçoivent l‟argent des courses dans les véhicules) ont trouvé une formule: « Piétine ton

voisin et demande pardon!». C‟est la règle » 136.