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4. Bilan critique de l’itinéraire de recherche pour une projection dans l’avenir

4.5. Spécificité et pertinence de l’itinéraire

La spécificité de mon itinéraire est d’être passé des sciences et techniques relevant de l’agronomie et de la foresterie, avec une rationalité visant à optimiser les systèmes de production et l’aménagement de l’espace (avec leurs lots d’assolement, ou de plans d’aménagement qui visent à “rationnaliser” l’usage de la “nature”, objet pensé indépendamment de l’humain et de la société sauf à les considérer comme facteurs de

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perturbation) à une géographie qui vise à réconcilier Nature et Culture, écologie et politique, ceci dans une perspective d’écodéveloppement21 (Sachs, 1974 ; Sachs, 1980) ou de développement viable22 (Weber, 1995). Si celui-ci ne procède d’aucun finalisme a priori, et ne préjuge pas de règles d’équité, il affirme en revanche que la définition de celles-ci, comme des objectifs de très long terme, ressortent du débat politique (Weber et al., 1993b). Même s’il existe des formes de développement qui soient inéquitables tout en étant viables, le développement auquel je m’intéresse est celui qui allie conservation de l’environnement et développement économique, avec un souci d’équité sociale et donc la nécessité d’une gouvernance, ce qui va plus loin que la définition du développement durable du rapport Brundtland (1987), même si par commodité j’emploierai le terme de “durable” en lieu et place de “viable” (qui a par ailleurs une signification bien précise en économie).

Pour le géographe qui s’intéresse à la manière dont les ressources sont réparties dans l’espace et dont les pouvoirs s’exercent pour tirer bénéfice de leur exploitation, cette équité sociale du développement se conjugue sous la forme de justice territoriale, avec un questionnement autour des ayants-droits pour l’accès aux espaces et aux ressources (Ribot et al., 2003 ; Larson et al., 2007). La justice territoriale est une notion qui articule la justice sociale et le territoire et qui nous est apparue, à mon collègue Laurent Gazull ainsi qu’a moi- même à la suite de nos travaux communs sur ce thème, comme essentielle pour assurer la durabilité de l’approvisionnement en bois de Bamako. Considérée comme un objectif majeur des politiques d'action sur les territoires, la justice territoriale interroge notre rapport ontologique au monde, et la possibilité d’une politique territoriale juste, articulée autour des besoins de l’humanité, présents et futurs, locaux et globaux, et de nouveaux modes de gouvernance. Cette notion de justice territoriale, ou plutôt spatiale pour être exact, connait un regain d’intérêt dans les sciences humaines et sociales anglophones (Soja, 2010) et

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Le concept d’éco-développement dont la paternité revient Maurice Strong, a été développé par Ignacy Sachs (Sachs, 1974, 1980) qui le définit ainsi : « développement endogène et dépendant de ses propres forces, soumis à la logique des besoins de la population entière, conscient de sa dimension écologique et recherchant une harmonie entre l'homme et la nature »

22 Le développement viable à long terme définit par Jacques Weber consiste en la recherche d'une co-viabilité à

long terme des écosystèmes et des modes de vie dont ils sont les supports. Les différences entre les concepts d’écodéveloppement et de développement viable sont minimes. En revanche, ces deux concepts s’opposent à celui de développement durable promu par le rapport Brundtland de 1987 par un rejet des raisonnements « à l’équilibre » (la durabilité trouvant son origine dans les modèles biologiques représentant l'évolution d'une ressource à l'équilibre, exploitée par les hommes, l'exploitation étant elle-même considérée comme linéairement croissante), et par un rejet de l’analyse des dynamiques de ressources à base de gestion de stocks.

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francophones, comme en atteste notamment le colloque organisé par l’Université Paris Ouest-Nanterre consacré au thème en mars 2008 ainsi que la création en 2009 d’une revue scientifique électronique autour de la notion de Justice Spatiale par l’Université Paris-Ouest Nanterre sous la direction de Philippe Gervais-Lambony (http://www.jssj.org/).

Ignacy Sachs lui-même, dans sa conceptualisation de l’écodéveloppement, relie la notion d’équité à sa dimension territoriale. Il indique une hiérarchisation des objectifs du développement : d’abord « le social, ensuite l’environnement, et enfin seulement la recherche de la viabilité économique, sans laquelle rien n’est possible » (Sachs, 2002). Parmi les cinq dimensions du développement “durable” qu’il énonce (Sachs, 1994), la première et la plus importante combine la pertinence sociale et l'équité des solutions proposées puisque « la finalité du développement est toujours éthique et sociale ». Mais il y ajoute une dimension de territorialité, qui renvoie à la nécessité de rechercher de nouveaux équilibres spatiaux, les mêmes activités humaines ayant des impacts écologiques et sociaux différents selon leur localisation. Cette dimension territoriale du “développement durable” est précisée par Sachs (1993) comme devant assurer un meilleur équilibre villes-campagnes et une meilleure répartition spatiale des établissements humains et des activités économiques (Sachs, 1993).

Une autre spécificité de mon itinéraire est d’avoir réalisé l’essentiel de ma carrière comme chercheur de terrain et, à ce titre, de pouvoir confronter les idées des développeurs et des environnementalistes ainsi que celles de leurs bailleurs à la réalité de terrain, avec son histoire toujours singulière, en particulier pour ce qui concerne les perceptions locales de la nature, les droits d’accès et d’usage et le contrôle des ressources, ainsi que les discours sur lesquels s’appuient les pouvoirs, aux différents niveaux auxquels ils s’exercent.

J’ai ainsi la chance, de part mon parcours qui a débuté dans la mouvance systémique de l’agronomie des années 80 et se poursuit en géographie, dans un cadre de pensée initialement structuraliste (Maison de la géographie à Montpellier), puis post-structuraliste (du fait de ma proximité avec les universitaires anglo-saxons “political ecologists”), ainsi que de part ma pratique de chercheur de terrain, de pouvoir tendre vers une pratique scientifique marquée par la consubstantialité du naturel et du culturel, du technique et du politique ou encore du mythique et du social.

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l’homme, c’est-à-dire à peu près l’inhumain. Le modernisme en sciences a postulé que la nature et la culture sont des ensembles clos et distincts, radicalement séparés, deux « zones ontologiques entièrement distinctes » (Latour, 1991) (p. 21). Dès 1968, Serge Moscovici démontrait pourtant que les sociétés édifient les états de nature qui correspondent à leurs schèmes culturels et à leurs logiques sociales à un moment historique donné (Moscovici, 1968). A sa suite, de nombreux anthropologues et philosophes de la relation Homme-Nature ont montré que ce qui fonde notre modernité, c'est-à-dire entre autres la séparation des sciences de la nature et de la culture, est un leurre, puisque plus la connaissance scientifique avance, plus elle est contrainte à être mêlée à des objets sociaux (Latour, 1999a ; Descola, 2005) (Latour pour qui les faits scientifiques sont des représentations, et Descola pour qui les représentations sont des faits scientifiques).

Les travaux de Jean-Pierre Descola notamment sont fondamentaux dans cette révolution de la pensée des rapports entre nature et culture. Dans son livre “Par-delà nature et culture”, il part d’un dualisme également, mais qui lui paraît plus universellement attesté que celui opposant nature et société, dualisme entre ce qu’il appelle « l’intériorité » et la « physicalité ». Il définit l’intériorité comme ce qui donne animation et conscience à la personne : on la connaît par ses effets et on peut la déceler chez des existants non humains ; et la physicalité, comme la dimension matérielle, organique, des existants humains et non humains : la forme extérieure, les fonctions biologiques. Sur la base de ce dualisme, il définit quatre modes d’identification, dont il fait l’hypothèse qu’ils sont présents sous forme potentielle en chacun d’entre nous : naturaliste (différence du principe intérieur, mais identité de participation au règne physique), analogique (êtres se ressemblant, avec une carte d’identité spirituelle propre et physiquement distincts), animiste ( identité intérieure mais différence physique), totémiste (identité intérieure des êtres consacrée et symbolisée par une identité physique).

Et si la modernité en Occident a fait que nous sommes devenus naturalistes pour faire de la science, postulant que la nature et la culture sont deux ensembles entièrement distincts, et considérant que seuls les humains ont une intériorité, tandis que les non-humains (la nature et les artefacts) n’en ont pas même s’ils sont gouvernés par des lois et des principes identiques à ceux qui gouvernent la physicalité des humains, Descola nous prouve qu’il n’y a pas de discontinuité entre l’humain et le non-humain. La société « invente » simplement ses

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natures acceptables et en retour cette construction sociale contribue à l’auto-construire, à la configurer et à l’organiser puisqu’elle trouve là des instruments, des savoirs et des idéologies qui assurent de tracer les lignes de partage entre les humains et les non-humains.

Il s’ensuit une nécessité de sortir de cette dualité nature et culture pour tendre vers une hydridation. Pratiquement, sur des sujets comme l’environnement qui mobilisent des dizaines de disciplines, qui portent sur de grandes échelles de temps, qui font chacune l’objet de controverses et, surtout, dont les conséquences interfèrent avec les intérêts de tous les secteurs économiques et de toutes nos habitudes, il faut ainsi renoncer à l’idéal qui voudrait que l’action publique, séparée de la science, suivent les lois de celle-ci.

Bruno Latour notamment s'est attaché dans son essai “Nous n’avons jamais été modernes” (1995) à montrer que la séparation entre sciences et politique ne tient plus, que les places de la nature et de la culture (la science comme autorité et la politique comme parole publique), dans notre société doivent être abordées différemment et que notre société est condamnée à créer ce qu’il appelle des « objets hybrides » (au sein duquel il classe le virus du SIDA, la pollution des eaux, etc…).

Le monde est ainsi constitué d'objets n'appartenant plus exclusivement au monde scientifique ou technique, mais participant également à la fois du politique, du culturel ou de l'économique. Il en va de même de même du pouvoir qui ne se joue plus seulement par des hommes politiques, mais aussi par des industriels, des scientifiques, des techniciens, etc.

Au discours de la modernité qui sépare et oppose technique et nature, inhumanité de la science et humanité des sociétés, savant et politique, humain et non-humain (ce « Grand partage », selon l’expression de Latour, qui ne parvient pas à rendre compte de ses objets), il oppose une anthropologie « symétrique », capable de les traiter symétriquement - i.e. sur un même pied d'égalité - les objets dans leur hybridité constitutive, à la fois humains et non- humains.

Dans le prolongement de son livre “Nous n’avons jamais été modernes” (1995), Bruno Latour donne des pistes pour combler « le fossé apparemment infranchissable séparant la science (chargée de comprendre la nature) et la politique (chargée de régler la vie sociale), séparation dont les conséquences deviennent de plus en plus catastrophiques » (Latour, 1999b). Il épingle au passage l’écologie politique française qui a prétendu apporter une

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réponse à ce défi sans vraiment y parvenir, se contentant selon lui de mettre la Nature en politique, une nature « naturalistique » conçue comme l’assemblée de choses opposées à la société. Cette écologie politique française a eu pourtant des précurseurs aussi importants que Jacques Ellul à qui l’on doit une formule qui a fait florès : « Penser globalement, agir localement » et Bernard Charbonneau auteur d’une autre maxime tout aussi pertinente : « On ne peut poursuivre un développement infini dans un monde fini », les deux amis appelant dès les années 1930 à une « révolution de civilisation » fondée sur le projet d’une « cité ascétique » où la qualité de vie et la solidarité sociale priment sur le productivisme et l’individualisme. Jacques Ellul et Bernard Charbonneau ont probablement inspiré les thèses de l’écologie politique et radicale française des années 1970 notamment celles d’André Gorz avec son recueil d’essais et d’articles Écologie et politique au sein duquel se trouve l’essai

Écologie et liberté (Gorz, 1978), et celles de René Dumont (Lalonde et al., 1978).

Il faut cependant bien admettre, avec Bruno Latour, que cette écologie politique n’a eu que peu de poids sur la société française. L’explication qu’il en donne est que la nature n’a toujours selon lui en France constitué que l'une des deux moitiés de la vie publique, celle qui rassemble le monde commun que nous partageons tous et qui nous unit, l'autre moitié formant ce qu'on appelle la politique, c'est-à-dire le jeu des intérêts et des passions, et qui nous divise.

Pour Bruno Latour, la question qui se pose est donc : comment penser la politique sans la nature ? La solution repose selon lui sur une profonde redéfinition à la fois de l'activité scientifique (à réintégrer dans le jeu normal de la société, via la recherche et non plus la Science) et de l'activité politique (comprise comme l'élaboration progressive d'un monde commun). Il faut ainsi en finir avec l’opposition d’une nature unifiée et hors procédure d’une part, et d’autre part de sociétés ou de cultures multiples sans accès au réel. Il formule, pour concevoir ensemble le collectif des hommes et de la nature, la nécessité de réintégrer dans la réflexion sur nos démocraties des questions laissées jusqu’ici aux scientifiques (comme celle du climat) qui concerne pourtant la vie publique et la politique, en ajoutant à la recherche d’une représentation exacte de la vérité objective, la recherche d’une représentation fidèle au bien commun sur laquelle pourrait s’appuyer l’action publique.

Et puisqu’il nous faut renoncer à la tentation de « bien séparer » à nouveau la science et la politique, Bruno Latour propose de « bien » les relier en découplant la recherche de la

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connaissance scientifique et celle de l’action publique, et en acceptant que les certitudes fragiles et provisoires de la recherche s’ajoutent aux certitudes fragiles et provisoires de l’action publique (Latour, 2010).

Et pour réaliser cette hybridation entre la science et le politique, il propose la voie de l’écologie, car « quel autre terme que celui d’écologie permettrait d’accueillir les non- humains en politique » (Latour, 1991). Cette voie de l’hybridation que propose Latour, je l’ai trouvée dans le courant scientifique de la Political Ecology anglo-saxonne où m’a conduit mon itinéraire, car il m’a permis, en tant que géographe, de concilier des recherches sur les dynamiques environnementales issues de l’interpénétration nature / société, et des recherches sur l’action publique à laquelle j’avais peu prêté cas jusqu’à récemment alors qu’elle intervient de plus en plus fortement dans cette relation nature-société sous l’influence de pouvoir d’échelles locales, régionales, nationales et internationales. Mon projet de recherche, dont je développerai le cadre dans le volume 3 de cette HDR, s’inscrira donc dans cette perspective de Political Ecology, appliquée aux processus de territorialisation liés à la mise en place de territoires de conservation et de développement.

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5. Responsabilités scientifiques et