autobiographique et schizophrénie
5.4. Souvenirs autobiographiques liés au self des patients schizophrènes
5.4.2. Souvenirs définissant le self
Les souvenirs définissant le self ou SDMs (self defining memories) (Singer et Moffitt, 1991)
font référence à des événements marquants ayant une signification personnelle importante,
pouvant représenter un tournant dans notre vie, expliquant qui nous sommes, et faisant
repère pour l’identité personnelle (par exemple, le jour où j’ai quitté le domicile familial, j’ai
compris qui j’étais et ce que cela signifiait). Leur contenu se réfère généralement à des
thématiques de différents domaines de la vie et révèle également plusieurs aspects de notre
personnalité. Le rappel des SDMs est généralement très vivace et accompagné d’émotions
d’une grande intensité. Ces souvenirs sont particuliers car ils sont souvent accompagnés
d’explications spontanés sur l’événement : signification personnelle de l’événement, leçons
que l’individu a pu tirer ou apprendre à la suite d’un événement vécu (Blagov et Singer,
2004). Le fait de pouvoir prendre un certain recul par rapport à un événement et de lui
attribuer un sens témoigne des liens très étroits qui existent entre le self et la mémoire
autobiographique. Ce processus d’attribution de sens serait également fortement impliqué
dans l’intégration de ces souvenirs au self (Blagov et Singer, 2004 ; Singer et Moffitt, 1991).
Le courant psychanalytique a été l’un des premiers à évoquer que la capacité des
patients schizophrènes à donner un sens à leur vécu est perturbée. Aujourd’hui, les sciences
cognitives ont permis d’étudier cette capacité chez les patients schizophrènes. Une première
étude (Raffard et al., 2009) a été menée auprès de 20 patients schizophrènes et 20 sujets
témoins. Il leur a été demandé d’évoquer 3 SDMs. Les résultats ont montré que les SDMs
des patients n’étaient pas moins spécifiques que ceux des sujets témoins, ce qui illustre le
caractère particulier de ce type de souvenirs en comparaison aux nombreuses études que
nous avons décrites et qui montrent systématiquement un manque de spécificité des
souvenirs autobiographiques chez les patients schizophrènes. Toutefois, un pic de
réminiscence anormal, chez les patients, indique qu’ils ont rapporté plus de SDMs en lien
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témoins ont évoqué plus de SDMs en lien avec des accomplissements personnels. Un autre
résultat important a montré que les patients ont donné spontanément moins de sens ou de
signification personnelle à leurs SDMs. Ces résultats ont été répliqués lors d’une deuxième
étude auprès de 81 patients schizophrènes et 50 sujets témoins (Raffard et al., 2010b). Les
auteurs suggèrent que le self des patients serait construit autour d’événements négatifs en
lien avec la pathologie ou les échecs personnels. Ils font l’hypothèse que les processus
sous-tendant l’intégration des souvenirs hautement significatifs, tels que les SDMs, aux
composantes les plus conceptuelles du self seraient altérés chez les patients schizophrènes.
Cette altération se produirait en raison des difficultés des patients à attribuer, de manière
spontanée, un sens aux événements qu’ils ont vécus. Toutefois, ces études comportent une
limite dans la mesure où les conclusions reposent, en grande partie, sur le fait que les
patients ne donnent pas spontanément une importance et une signification à leurs SDMs. Ce
résultat pourrait être en lien soit à une incapacité des patients à donner un sens à leurs
SDMs, soit à une tendance générale des patients à relater des faits plutôt que les
conséquences ou significations des événements.
Pour contourner cette limite, Berna et collaborateurs (2011a) ont exploré chez 24
patients schizophrènes et 24 sujets témoins leurs capacités à donner un sens à 5 SDMs
hautement significatifs de manière spontanée, puis de manière explicite en les incitant à le
faire. Les résultats ont indiqué que la capacité à attribuer un sens de manière spontanée et
explicite aux SDMs est significativement plus faible chez les patients que chez les témoins.
En comparant l’attribution de sens aux SDMs de manière spontanée et explicite chez les
patients, les auteurs ont constaté des performances supérieures pour l’attribution de sens de
manière explicite, mais ces résultats n’atteignent pas la significativité statistique. Les
difficultés des patients étaient corrélées à leurs symptômes négatifs et à leurs troubles des
fonctions exécutives. Dans la continuité de cette étude et dans le but d’explorer la manière
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(2011b) ont fait l’hypothèse que les SDMs chez les patients schizophrènes pourraient se
rapporter à des événements liés à leur pathologie psychiatrique. Il a été demandé aux
patients de préciser parmi les 5 SDMs évoqués ceux qui avaient un lien direct avec leur
pathologie, et aux sujets témoins d’indiquer des SDMs en lien avec une éventuelle maladie
dont ils souffrent ou avec la maladie d’un proche. Puis, les participants ont évoqué 3 SDMs
supplémentaires pour avoir un nombre suffisant de souvenirs liés et non liés à la maladie.
Les auteurs ont émis l’hypothèse que l’intégration des SDMs au self pouvait se faire à un
niveau cognitif à travers la capacité à donner un sens à ces souvenirs, mais aussi à un
niveau émotionnel, par un processus de rédemption. La rédemption correspond au fait que
des personnes qui ont vécu des événements difficiles dans leur vie ont tendance à finir la
narration de ces événements avec une évaluation positive. Cette étude a permis d’apporter 2
résultats importants. Premièrement, elle a montré que 2/3 des patients ont évoqué
spontanément au moins un SDM lié à leur pathologie. Ces souvenirs correspondaient à
26.60% des SDMs évoqués par les patients et se rapportaient plus particulièrement à des
épisodes psychotiques (83.90%). Deuxièmement, concernant l’intégration des souvenirs au
self, les résultats ont montré que les patients ont des capacités réduites à donner un sens
aux SDMs indépendamment de leur lien à la pathologie. En revanche, au niveau émotionnel,
l’évaluation de la présence de l’effet de rédemption dans le récit des patients a permis de
montrer qu’un bénéfice émotionnel positif plus important apparaît pour les SDMs liés à la
pathologie. Les auteurs concluent que le traitement émotionnel permet aux souvenirs liés à
la pathologie des patients de s’intégrer positivement dans leur schéma de vie, et donc au
self. Les SDMs liés à la pathologie semblent donc prendre une place importante dans la
représentation que les patients ont d’eux-mêmes et dans la construction de leur identité
personnelle. Ces résultats sont d’autant plus importants qu’ils confortent les réflexions
émises par la réhabilitation psychosociale sur les anomalies de l’expérience de soi dans la
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et ne feraient pas la distinction entre la pathologie et la personne qu’ils sont (Roe et
Davidson, 2005).