autobiographique, le self et les caractéristiques subjectives des
4.1. Le concept de mémoire épisodique de Tulving
En proposant un modèle de la mémoire qui soit systémique, Endel Tulving (1972, 1985b,
2002a) a développé le concept de mémoire épisodique en le distinguant de celui de la
mémoire sémantique. Dans sa définition initiale (Tulving, 1972, 1983, 1985a), la mémoire
sémantique correspond à des connaissances générales qu’une personne possède sur le
monde. La mémoire épisodique permet, quant à elle, le voyage mental dans le temps, étant
impliquée dans le rappel des événements passés personnellement vécus et la projection
mentale dans le futur pour anticiper des événements à venir. Cette définition de la mémoire
épisodique était à la fois associée à des événements que Tulving qualifiait de neutres, tels
que l’apprentissage et la restitution d’une liste de mots/images/textes pouvant être faits en
laboratoire, et à des événements personnels touchant la vie privée d’un individu (Schacter et
Tulving, 1982 ; Tulving, 1983). Tulving (1972, 1983, 1985a) suggère que la mémoire
sémantique et la mémoire épisodique correspondent à deux systèmes fonctionnellement
49
informations. La mémoire épisodique implique la conscience autonoétique et fait référence à
la remémoration consciente, c'est-à-dire, à la capacité à revivre mentalement des
événements passés et à se projeter dans le futur. A l’opposé, la mémoire sémantique est
associée à la conscience noétique qui renvoie au simple sentiment de savoir, sans qu’il y ait
remémoration consciente. Pour étudier la distinction entre la conscience autonoétique et
noétique, Tulving (1985) a élaboré une procédure expérimentale, en laboratoire, qui évalue 2
états subjectifs de conscience lors d’une tâche de reconnaissance d’items préalablement
appris. La procédure Remember/Know ou « je me remémore/je sais » est proposée aux
sujets après l’apprentissage d’un certain nombre d’items (en modalité verbale ou visuelle).
Lors de la phase de reconnaissance de chaque item, le sujet donne une réponse « je me
remémore » s’il est capable de revivre mentalement le moment de l’apprentissage de l’item
et de remémorer consciemment d’avoir précédemment vu ou entendu l’item. Une réponse
« je sais » est donnée si la reconnaissance de l’item est accompagnée d’un sentiment de
familiarité, en l’absence de remémoration consciente. Le sujet n’a alors pas le souvenir
d’avoir vu ou entendu l’item. La réponse « je sais » est donc associée à la conscience
noétique.
Toutefois, Tulving (2001, 2002a) revient sur les concepts de mémoire sémantique et
épisodique et apporte un enrichissement à leur définition. Il avance que la remémoration
consciente en mémoire épisodique ne devrait pas se limiter au rappel du contenu de ce qui a
été préalablement appris et qu’il est important d’évaluer la mémoire du contexte dans lequel
l’apprentissage a eu lieu, c'est-à-dire, les circonstances et les conditions particulières de
l’encodage : les éléments perceptifs, sensoriels, émotionnels, spatiaux ou temporels. Le
rappel du contexte spatio-temporel est essentiel au concept de mémoire épisodique. Selon
Tulving, le lien associatif entre ces informations contextuelles et les items à apprendre est
établi uniquement à l’encodage sous l’influence de la mémoire de travail et la mémoire
50
situation vide d’émotions telle que l’apprentissage de listes de mots/images/textes fait en
laboratoire. Pour Tulving (1985a, 2001, 2002a) l’élément central de la mémoire épisodique
est l’expérience subjective que font les individus lorsqu’ils rappellent des événements
passés. Tulving suggère alors que la remémoration consciente du contenu d’une tâche et de
son contexte, en laboratoire, ne permet pas de faire une expérience subjective très riche. En
revanche, la remémoration consciente d’événements hautement personnels situés dans un
contexte spatio-temporel et s’inscrivant dans l’histoire d’un individu permet une expérience
subjective extrêmement riche. Aussi, de 1985 à 2002, Tulving a enrichi le concept de
mémoire épisodique en proposant que la mémoire épisodique se réfère à la capacité à
rappeler des événements personnels singuliers et à les représenter dans le temps et
l’espace, mais également à anticiper des événements futurs pour essayer de les vivre
d’avance mentalement, toujours dans un contexte spatio-temporel (Wheeler, Stuss, &
Tulving, 1997 ; Tulving, 2001 ; Tulving, 2002a). Ces expériences personnelles, qu’elles
soient orientées dans le passé sous forme de souvenirs ou vers le futur sous forme de
projets, s’accompagnent de différentes caractéristiques subjectives liées au contexte des
événements (perceptions sensorielles, détails contextuels, pensées et émotions).
L’expérience subjective lors de la remémoration consciente d’événements personnels
passés et la projection mentale dans le futur permet ainsi à un individu de s’inscrire dans une
continuité temporelle (Tulving, 2001, 2002a) et de répondre à des questions de nature telle
que « quand ? », « où ? » et « quoi ? » (Quand cela s’est-il passé/va-t-il se passer ?, où cela
s’est-il passé/va-t-il se passer ? et qu’est-ce qui s’est passé/se passera ?). Par contre, le
rappel des connaissances générales sur le monde à partir de la mémoire sémantique,
n’étant pas associé à la conscience autonoétique, ne permet pas à un individu de rappeler ni
le moment, ni le lieu d’acquisition de telles connaissances.
D’après Tulving, en plus de la conscience autonoétique, le voyage mental dans le
51
1997 ; Tulving, 2001). La notion de temps subjectif renvoie à ce savoir interne que nous
avons du temps qui passe. C’est le temps dans lequel nous percevons notre existence
passée, présente et future. Le self correspond à la représentation de soi dans ce temps
subjectif, c'est-à-dire, la personne que nous étions, sommes et serons à différents moments
dans le temps, et Tulving identifie le self comme étant le voyageur qui effectue le voyage
mental dans le temps. Ainsi, avec ces 3 composantes de la mémoire épisodique (la
conscience autonoétique, le temps subjectif et le self), nous sommes capables de prendre
conscience de notre existence, de nous représenter et de représenter nos expériences
personnelles dans la continuité du temps, et d’avoir un sentiment d’identité personnelle.
Distinction entre mémoire épisodique et mémoire autobiographique
La mémoire épisodique selon le concept de Tulving est en étroite relation avec notre
vécu personnel et donc avec notre mémoire autobiographique. D’apparence similaire, la
mémoire épisodique de Tulving et la mémoire autobiographique ne sont pas deux concepts
interchangeables. Alors que Tulving propose une organisation systémique de la mémoire en
faisant l’hypothèse que le système de mémoire sémantique et le système épisodique sont
fonctionnellement distincts, les observations de certains patients cérébro-lésés (Kopelman,
1989 ; Tulving, Schacter, McLachlan, & Moscovitch, 1988) montrent que ces patients sont
capables de relater des faits personnels et ont des connaissances générales relatives à leur
passé (par exemple, l’école primaire fréquentée, les noms des amis d’enfance) en dépit de
leurs déficits importants à se remémorer consciemment des expériences personnelles
passées situées dans un contexte spatio-temporel précis. Ces observations ont conduit à
faire l’hypothèse selon laquelle la mémoire autobiographique n’implique pas uniquement le
rappel d’événements singuliers personnellement vécus situés dans le temps et l’espace,
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informations sur soi, ainsi que les faits personnels ne sont pas situés dans un contexte
spatio-temporel et leur rappel n’implique pas de remémoration consciente comme c’est le
cas pour les événements d’occurrence unique et très détaillés (par exemple, le jour de mes
18 ans ou mon accident de voiture le 15/05/2001). Néanmoins, ces informations sur soi sont
considérées comme faisant partie de la mémoire sémantique personnelle (Kopelman, 1989).
Notre identité personnelle se construirait alors à partir d’informations sémantiques
personnelles et des informations épisodiques qui permettent une expérience subjective
riche.
Ces éléments ont conduit Martin Conway à redéfinir la mémoire épisodique en
abandonnant l’idée que la mémoire épisodique soit fonctionnellement distincte de la
mémoire sémantique. Conway et Pleydell-Pearce (2000) proposent un modèle
constructiviste dans lequel le self entretient des relations dynamiques avec la mémoire
autobiographique, et où les souvenirs d’événements personnels passés ne sont pas le fruit
d’un stockage permanent, mais d’une construction transitoire. Conway (2005) avance
plusieurs arguments qui appuient la distinction entre la mémoire autobiographique et le
concept de mémoire épisodique de Tulving.
(1) La mémoire autobiographique comprend des informations allant du plus général
au plus spécifique, c'est-à-dire, des informations conceptuelles sur soi (composantes
sémantiques) et les représentations perceptivo-sensorielles spécifiques sur des événements
personnels situés dans un contexte spatio-temporel (composantes épisodiques). (2) Si pour
Tulving la mémoire de travail et la mémoire sémantique influencent uniquement l’encodage
des événements personnels, Conway suggère ces formes de mémoire sont également
fortement impliquées dans les processus de consolidation et de récupération des
informations autobiographiques (sémantiques et épisodiques) lors de la construction d’un
souvenir pour former une représentation cohérente d’un vécu personnel. (3) Pour Conway, la
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semaines, des années ou au cours d’une vie entière et n’implique pas de remémoration
consciente (par exemple, mes vacances à Rome). Seuls les épisodes singuliers hautement
spécifiques d’événements personnels, situés dans un contexte spatio-temporel et d’une
durée de rétention courte (quelques minutes à quelques heures), permettent une expérience
subjective riche lors de leur remémoration consciente (par exemple, la visite du Colisée de
Rome). (4) Conway précise également l’importance de la relation entre le self et les
souvenirs autobiographiques ; ces derniers ne sont pas stockés de manière automatique et
permanente en mémoire à long terme, mais sont sujets à un oubli rapide s’ils n’ont pas
d’importance pour le self ou s’ils ne sont pas en adéquation avec nos buts et aspirations
personnels. (5) Un autre argument vient des hypothèses sur le développement de la
mémoire épisodique. Selon Tulving (2002a), le développement de la mémoire épisodique
serait postérieur à celui de la mémoire sémantique, tardif (pas avant l’âge de 4 ans) et
unique à l’espèce humaine. Or, Conway (2005) propose que le développement de la
mémoire épisodique serait précoce à la fois au niveau ontogénétique et phylogénétique. Les
épisodes de courtes durées représentés en mémoire épisodique seraient liés aux
motivations et objectifs à court terme chez plusieurs espèces animales, leur permettant ainsi
de s’adapter et de fonctionner de manière efficace dans leur environnement. Par ailleurs,
une récente étude auprès de chimpanzés et d’orangs-outans (Martin-Ordas, Berntsen, &
Call, 2013) a montré que ces primates présenteraient une mémoire pour des expériences
personnelles passées vécues trois ans auparavant. Par contre, les auteurs soulignent que la
conscience autonoétique liée à l’expérience subjective ne peut être étudiée dans ce contexte
car cet aspect n’est tout simplement pas mesurable chez les primates non-humains.
Concernant les connaissances conceptuelles et sémantiques sur soi, Conway (2005)
suggère qu’elles sont développées plus tardivement et sont uniques à l’espèce humaine car
elles permettent l’établissement de buts personnels à plus long terme et jouent un rôle
important dans l’émergence et la consolidation du self et de l’identité personnelle chez
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Nous allons à présent exposer plus amplement le modèle de la mémoire
autobiographique de Conway (2005).