• Aucun résultat trouvé

1. Surdité et société

1.2 Les sourds vus par les entendants au travers des siècles

Quel dialogue de sourd, sourd comme un pot ou encore faire la sourde oreille sont des expressions qui sont utilisées dans le quotidien de beaucoup de personnes. Bien qu’elles fassent partie intégrante du langage, ces expressions sont néanmoins dégradantes ou du moins négatives à l’égard des Sourds (Seban-Lefebvre & Toffin, 2008). Mais alors d’où nous viennent ces expressions ? Si nous remontons à l'Antiquité gréco-romaine, Busquet et Mottier (1978) expliquent que les « sourds-muets » étaient considérés comme dépourvus de développement moral et intellectuel. D’ailleurs pour certains philosophes grecs, tel Aristote,

5

la parole permettait la pensée, et donc le raisonnement, mais était également un signe d’intelligence (Bertin & Abdallah-Pretceille, 2003 ; Virole, 2006). Dans cette définition-ci de la parole, les Sourds considérés comme muets étaient donc privés de toute intelligence, ce qui leur fermait entre autres les portes de l’enseignement (Busquet & Mottier, 1978). Durant le Moyen Âge, les Sourds sont davantage vus comme des marginaux et ne subissent donc pas le même traitement que les personnes dites estropiées ou infirmes (Bertin, 2010). En 1751, Buffon fait la déclaration que les enfants sourds ne peuvent avoir de connaissances sur les idées abstraites et générales (Presneau, 1993, cité par Lang, 2003, p.12). Durant cette époque, les enfants sourds de famille ayant une bonne condition, tels que les bourgeois, sont les seuls à pouvoir bénéficier de percepteurs, et sont alors rééduqués. Les enfants de milieu populaire n’ont pas cette chance, au contraire, ils sont cachés et sont considérés comme des idiots (Bertin, 2003 ; Busquet & Mottier, 1978). Dès le XVIIIe siècle, deux courants s’opposent : la méthode gestuelle et la méthode oraliste.

La première voit le jour avec le célèbre Abbé de l’Épée (1712 – 1789) qui fait alors par hasard la rencontre de deux sœurs jumelles « sourdes-muettes ». Il est alors très intéressé par leur mode de communication, et commence à l’apprendre avec elles, en même temps qu’il leur apprend la lecture et l’écriture. Face à ces apprentissages, l’Abbé de l’Épée se met à utiliser des signes afin de traduire les différents points de grammaire, comme les pronoms ou le temps des verbes (Lane, 1979). En 1760, il ouvre une classe gratuite pour les enfants sourds, où il leur apprend la parole en même temps que la langue gestuelle, qui est pour lui une nouvelle façon de communiquer (Busquet & Mottier, 1978). Son système permet alors aux Sourds d’apprendre le français écrit et ainsi de se former pour leur futur métier (Giot &

Schotte, 1997). Cette langue gestuelle est, selon l’Abbé de l’Épée, un moyen de communication naturel pour les Sourds (Lang, 2003) et permet de transmettre à l’aide de gestes une idée ou une phrase. L’Abbé de l’Épée pense alors que la langue gestuelle sera d’une part vite apprise par les Sourds, mais également que cela leur permettra de communiquer entre eux (Busquet & Mottier, 1978). D’une manière plus globale, la méthode gestuelle ne s’arrête pas à la déficience de l’ouïe, mais conçoit la langue gestuelle comme une capacité à développer pour les apprentissages et la communication (Bertin, 2007). C’est pour ces raisons que l’Abbé de l’Épée croyait possible l’enseignement de la logique pour les enfants sourds (Lang, 2003). Mugnier (2006) parle de « vision anthropologique » dans laquelle la surdité est considérée comme un « mode d’appréhension particulier du monde et du langage » (p. 145). La surdité est alors vue comme une singularité (Bertin, 2007).

6

La deuxième méthode, la méthode oraliste, se met en place plus tard avec l’ouverture d’une école en 1778, à Leipzig, par Heinicke, où les enfants sourds apprennent à parler, tout en utilisant l’ouïe résiduelle (Lang, 2003). Selon lui, la parole est le moteur de la pensée abstraite, il y a donc un lien entre le langage et les processus mentaux de haut niveau (Lane, 1983, cité par Lang, 2003, p.13). La langue orale est également vue comme un prérequis à l’apprentissage de l’écrit et de la lecture (Giot & Schotte, 1997). Cette façon de penser renvoie donc à ce qu’Aristote pouvait exprimer : sans parole, il n’y a pas de pensée. Nous sommes ici dans une perspective de réparation, il faut éduquer la parole, démutiser ces personnes avec l’idée que la parole est un signe d’humanité (Bertin, 2007). Nous pouvons donc dire que la méthode oraliste a une vision médicale de la surdité, celle-ci doit donc être réparée et est vue comme un handicap (Bertin 2007 ; Mugnier, 2006). Cela montre bien que la définition de la surdité dépend notamment de la vision que nous en avons et dans quelle méthode nous nous retrouvons.

Entre 1760 et 1900, plusieurs établissements ouvrent leurs portes dans le but de scolariser les enfants sourds (Lang, 2003). En effet, la société a changé sa façon de penser par rapport aux « infirmes », l’absence de lien entre surdité et mutité a été mise en évidence, les enfants sourds sont dès lors vus comme des enfants éducables, voire « normalisables » (Bertin, 2010). En 1812, aux États-Unis, Gallaudet accepte d’enseigner à la fille de son voisin qui est sourde et pour cela il part en Europe afin de s’informer des techniques utilisées. À Paris, il rencontre Clerc, un jeune homme sourd et assistant d’un professeur, et l’invite à le rejoindre aux États-Unis (Lang, 2003), où il ouvre une première école pour enfants sourds (Dubuisson & Daigle, 1998), dans laquelle Clerc devient alors le premier enseignant sourd.

Par la suite, d’autres sourds lui emboitent le pas et c’est comme cela que les Sourds imposent petit-à-petit leur communauté (Lang, 2003). La confrontation entre la méthode oraliste et la méthode gestuelle reste présente. C’est désormais entre Alexandre Graham Bell et Edward Miner Gallaudet que cela se passe. Le premier est pour un mouvement eugénique, à savoir interdire les mariages entre Sourds pour diminuer tous types de déficiences héréditaires, et souhaite éliminer les pensionnats spécialisés ainsi que les enseignants sourds, considérant que la langue des signes ne permet pas l’intégration sociale (Lane, 1979 ; Lang, 2003). Le deuxième, quant à lui, se bat afin de retrouver la langue des signes et la langue orale dans l’enseignement des enfants sourds (Lang, 2003). Durant le XIXe siècle, les médecins souhaitent soigner la surdité et considèrent la langue des signes comme un symptôme (Bertin, 2010). De 1827 à 1850, les partisans de la méthode oraliste essayent à plusieurs reprises

7

d’imposer leur façon de penser. Il y a notamment Itard qui postule que la langue gestuelle est pauvre au niveau du vocabulaire et de la syntaxe. Pour lui, les personnes qui apprennent en premier lieu la langue gestuelle ont des difficultés à apprendre le langage oral et le langage écrit (Busquet & Mottier, 1978). Malgré ces différents propos, à la fin de sa vie, Itard

« change de fusil d’épaule » et déclare que la langue des signes est un moyen naturel de communiquer pour les Sourds (Lane, 1979). À côté de ses opinions sur la langue des signes, il faut noter qu’il est le premier à avoir défini une audiométrie de la surdité (Virole, 2006) et un des premiers médecins à avoir trouvé les maladies d’oreilles et à essayer de trouver des moyens d’améliorer l’audition (Bochatay & Kamerzin, 2006). Les partisans de la méthode oraliste et notamment les ORL et autres médecins ont essayé divers traitements pour que les Sourds retrouvent l’ouïe, cela pouvait aller de la trépanation (trou dans la boîte crânienne) à un simple bain. Toutes ces tentatives montrent alors l’acharnement du corps médical à vouloir réparer cette audition déficitaire (Virole, 2006).

Ces deux courants se sont donc opposés pendant plusieurs années et ce conflit reste encore présent aujourd’hui. L’une des raisons de cette confrontation peut être expliquée par le Congrès de Milan. Nous sommes alors en 1880, les professeurs entendants des élèves sourds se réunissent à un congrès international (Virole, 2006) afin de discuter et définir quels moyens sont à mettre en place pour l’éducation des jeunes sourds (Dubuisson & Daigle, 1998). Il en ressort de ce congrès l’interdiction d’utiliser la langue des signes dans l’éducation des Sourds, et au contraire l’obligation d’utiliser le langage oral. Les décisions faites à ce congrès reposent notamment sur le fait que les signes sont considérés davantage comme des gestes d’expression corporelle ou autrement dit des manifestations physiologiques qui renvoient à une « sensualité encore animale » (p. 33, Virole, 2006). Les participants voient la langue des signes comme inférieure au langage oral et considèrent ce dernier comme un moyen de restaurer la vie sociale des Sourds (Lane, 1984, cité par Lang, 2003, p.15). Le président du congrès (l’Abbé Tarra) indique que la parole permet un lien direct avec l’esprit, c’est pour cette raison qu’il faut faire parler les Sourds, alors que les signes parlent davantage aux sens et à la fantaisie plutôt qu’à l’intelligence (Lang, 2003). Pour lui, la langue des signes ne peut que transmettre des idées grossières, fausses et matérielles (Lane, 1979). Lors de ce congrès, les partisans de la langue des signes n’ont pu y participer et les Sourds ont été exclus du vote. La réaction des Sourds est bien entendu attendue, ils sont indignés de ce que les entendants leur infligent (Lang, 2003). Les répercussions de la décision du Congrès sont donc importantes et violentes. En effet, non seulement les enseignants sourds se voient retirer leur

8

poste ou sont rétrogradés en tant qu’assistant, mais la langue des signes en ressent aussi les retombées (Bertin, 2007). Avec cette interdiction, son développement se voit freiner. Il est en effet difficile de pouvoir développer sa propre langue dans un monde qui considère que ceux qui ne parlent pas la langue nationale sont « physiquement ou intellectuellement déficient » (Lane, 1979, p. 119). En 1900 a lieu un autre congrès, mais cette fois-ci à Paris, les partisans de l’oralisme déclarent toujours la langue orale comme supérieure à la langue des signes et comme étant le seul moyen de socialiser les Sourds (Fay, cité par Lane, 1979). Pourtant les psychologues Binet et Simon, en 1909, évoquent les échecs de l’éducation oraliste, mais rien ne change (Bertin, 2007). Il faut alors attendre 1970, c’est-à-dire après 90 ans d’interdit, pour que la langue des signes réapparaisse. Cela s’est fait grâce à l’acharnement des Sourds qui ont revendiqué leur langue, mais également leur culture (Millet, 1990). C’est alors à ce même moment que la langue des signes est reconnue en tant que langue (Quipourt & Gache, 2003), et en 1980, nous pouvons la voir s’établir de plus en plus dans l’enseignement des enfants sourds. Durant la même période, il y a un changement dans les modes de pensées. Bien qu’avant nous étions dans une réelle opposition entre oralisme et gestuel, nous sommes ici davantage dans un questionnement par rapport à quel mode de communication doit être utilisé : la langue des signes, la communication totale ou la langue orale signée (Mugnier, 2006).