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La majorité de la population des communes de Dorénaz et de Collonges vit aujourd’hui dans une société post-industrielle de plaine et ne connaît plus guère la montagne que comme un séjour privilégié ou un champ de délassement. On peine à croire, qu’à l’instar de quelques autres communes de la plaine du Valais romand, elles furent essentiellement montagnardes jusqu’au milieu du XXesiècle. Les petits agriculteurs et éleveurs de la plaine ne subsistaient qu’avec les revenus de leurs montagnes, dont ils exploitaient jusqu’aux derniers recoins des herbages, forêts et rochers. Cette sorte de symbiose, entre un habitat de plaine exigu et le pays vertical, explique la naissance, la fonction et l’histoire mouvementée des institutions sociales dont il faut maintenant parler.

C o n s o r t a g e s e t c o m m u n e s

Les colons qui s’installèrent dans les cinq localités d’Outre-Rhône le firent pour en cultiver le sol, y élever du bétail, en exploiter les forêts, en cueillir le fruit natu-rel, en chasser le gibier, pêcher dans les cours d’eau. Les faibles possibilités d’approvisionnement, la dureté des conditions d’entreprise et les dangers naturels auxquels les exposait le relief montagneux ou le voisinage fluvial, exigeaient de leurs familles une solidarité indéfectible. A l’instar des autres communautés mon-tagnardes, les habitants d’Outre-Rhône constituèrent donc entre eux des collecti-vités d’exploitation ou de protection. Ces coopératives, qui portent le nom de consortages dans le droit public traditionnel du Valais, n’ont jamais différé, de manière essentielle, des structures sociales analogues existant notamment dans toutes les régions alpines de Suisse, où on les connaissait sous le nom de sociétés d’allmend383. Elles n’étaient pas le fruit d’un sens inné de la justice mais de l’état

de nécessité. La solidarité contrainte des travailleurs agraires, dûment réglementée au cours des siècles, n’en fit pas moins naître, au sein de petites unités comme celles d’Outre-Rhône, un esprit d’entraide communautaire, dont nous verrons qu’il sera à la base de leur développement social, économique et culturel.

Vu l’insuffisance des responsabilités féodales, seule une structure politique locale pouvait assurer la bonne marche des consortages. Cette structure politique, c’était la commune. Elle était notamment chargée du maintien de l’ordre (gardes

champê-tres, tribunal de police), de la sécurité publique (lutte contre le feu et contre les effets

majeurs des crues fluviales et d’autres désastres naturels), de la justice civile et administrative locales (châtelains dont les compétences étaient notamment de tout mettre en œuvre pour éviter les procès), de la surveillande du culte (fabrique

d’église), ainsi que des services élémentaires d’éducation, d’aide sociale et de santé

(sages-femmes, assistance aux indigents, soutien aux orphelins, aux invalides, aux vieillards sans famille et aux malades incurables).

383Voir, sur ces questions, Grégoire Ghika, La fin de l’état corporatif en Valais et l’établissement de la souveraineté des dizains au XVIIe siècle, s.l.n.d., 1947.

En Outre-Rhône, on eut de toute ancienneté deux communes, celles de Dorénaz-Allesse et de Collonges-Arbignon, superposées à des consortages de sauvegarde ou d’exploitation du sol. Les consortages de sauvegarde, tels les consortages de digues, veillaient à la protection des biens collectifs, voire individuels, contre les dégâts causés par les forces de la nature ou l’imprudence des hommes. Les consortages d’exploitation du sol assuraient la gestion des terres productives de plaine, des alpages et des forêts. La plupart des contestations agraires qui émaillent l’histoire de Dorénaz et de Collonges eurent pour origine la délimitation des droits de consortages alpicoles ou sylvicoles sur des terres situées aux confins mal déterminés des deux communes. L’administration des consortages et des communes, était confiée aux tsardzayin (charges-ayants), affublés des titres les plus divers : présidents, conseillers, châtelains, huissiers, syndics, métraux. Leur tâche était de garantir ensemble une gestion saine de la propriété collective.

C o m m u n i e r s , c o n s o r t s e t h a b i t a n t s

Les citoyens des communes étaient les communiers et les membres des consortages les consorts. Les habitants, qui n’étaient ni communiers ni consorts, étaient simple-ment tolérés, quelle que soit l’ancienneté de leur résidence ; leur statut était celui des personnes qu’on appellera ailleurs, ou en d’autres temps, les habitants perpétuels ou les heimatlos. Ils étaient privés de la jouissance et de l’exercice des droits politi-ques et des droits patrimoniaux communautaires. Il était naturellement loisible à ces résidents de chercher à acquérir des lettres de communage ou de consortage, qui se monnayaient au prorata de la valeur des avantages économiques escomptables. La curieuse affaire Deville, surgie pourtant après l’abolition de principe de ce statut personnel discriminatoire, laisse entrevoir ce que durent être les obstacles à franchir pour passer du statut d’habitant toléré à celui de communier ou de consort. C’est pourquoi elle servira de cadre à notre troisième récit didactique.

La maîtrise foncière des particuliers de Dorénaz se limita longtemps aux bas coteaux, cultivés en vigne et en châtaigneraies, et aux maisons d’habitation avec un terrain jardiné dans le voisinage. Les autres terres arables étaient la propriété des consortages ou de la commune. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIesiècle, que des droits de jouissance de longue durée seront consentis aux paysans sur des portions de ce patrimoine collectif.

Les forêts et les alpages, de même que les cours d’eau et les ouvrages d’intérêt public, tels les chemins, les grandes digues, les passages fluviaux, appartenaient aux communautés. Les forêts et les alpages étaient, généralement, exploités par les consortages, à moins qu’ils ne fussent soit temporairement amodiés à un com-munier ou à une société particulière de consorts (coupes de bois, exploitation de minéraux, pâturages), soit laissés à la disposition des communiers pour leurs besoins ordinaires (ramassage du bois mort et de la feuille, cueillette des baies, droits régaliens de chasse et de pêche). Il en allait de même des cours d’eau, sur lesquels la collectivité octroyait des concessions pour l’irrigation, le bumentage et l’exploitation énergétique (scierie, batteuse, moulin). Le coût de construction

et d’entretien des ouvrages communautaires était pris en charge par les communes et les consortages, selon de subtiles clés de répartition. Les travaux étaient accom-plis par la manœuvre communale, à laquelle on donnait parfois le nom de corvée, bien qu’elle se distinguât de cette charge féodale, par son caractère coopératif. Les produits des immeubles communs étaient répartis entre les communiers ou les consorts384. Certains de ces produits385étaient aliénés pour acquérir des biens d’investissement386ou des biens de consommation387non disponibles au sein de communautés où l’autarcie était inconcevable. Ces opérations commerciales étaient traitées sur le marché du bourg voisin de Martigny, voire à Saint-Maurice, ou même à Sion et Monthey. On procédait le plus souvent par voie d’échange (troc), car le numéraire demeura toujours rare, qu’il fût battu à Saint-Maurice par les savoyards (livre mauriçoise) ou à Sion, successivement par l’évêque ou par l’Etat des VII Dizains388.

U n e s o r t e d e k i b b o u t z

Formulé de manière rudimentaire mais très habile, le régime des communes et consortages témoigne du bon sens juridique et économique des villageois dont la plupart étaient pourtant illettrés jusqu’au milieu du XIXesiècle. En Outre-Rhône, le partage fictif des biens communaux de 1810, la démarcation intercom-munale de 1841 et sa rectification de 1859, actes dont nous parlerons plus loin, sont même stupéfiants d’intelligence. Des seuls points de vue juridique, économi-que et social, ce régime communautaire, librement consenti et réglementé, présente plus d’une similitude avec celui mis en pratique à la fin du XIXesiècle dans certaines régions d’Europe orientale, dont s’inspirèrent, dans une certaine mesure, les paysans juifs, installés en Palestine, pour constituer leurs collectivités agraires autogérées (les kibboutzim).

Au contraire du régime féodal, le régime corporatif et coopératif valaisan survécut en substance aux révolutions de 1798 et 1848. Il est à l’origine du dualisme communal où collaborent aujourd’hui encore une commune politique ou com-mune d’habitants (municipalité) et une comcom-mune patrimoniale ou comcom-mune bourgeoisiale (bourgeoisie).

384Par exemple, le bois d’affouage, ainsi que la feuille destinée à l’affouragement des chèvres ou à la litière du petit et du gros bétail.

385Bois de construction ou de chauffage, fromage, beurre salé, viande conditionnée pour la conservation, châtaignes.

386Certains outils et récipients, ainsi que le bétail mâle reproducteur (taureau, bouc, bélier, verrats, jadis toujours acquis par la collectivité qui les plaçait chez des communiers ou consorts), etc.

387Sel, sucre, huile, textiles (à part la laine filée sur place), drap de Bagnes.

388Cf. Grégoire Ghika, La régale des monnaies en Valais, in Revue suisse de numismatique, Berne, 1955, (XXXVII), pp. 23-36.

Le poète Maurice Chappaz à Malève, au printemps 1996, photographié par Georges Laurent qui l’accompagnait lors de ses visites périodiques dans les hauteurs de Dorénaz.