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Inquiet des conséquences célestes du meurtre qu’il avait commis sur la personne d’un de ses fils au moins, le roi Sigismond des Burgondes ou de Bourgogne se hâta de fonder un monastère en Agaune. Il le dota richement à l’occasion d’une espèce de concile de dignitaires religieux et civils, qu’il y aurait réuni en 515. Le monas-tère, le plus ancien des couvents d’Occident, portera jusqu’à la fin du XXesiècle le titre de Royale Abbaye de Saint-Maurice en souvenir, sans doute légitime, de ces circonstances plus ou moins historiques, plus ou moins légendaires. Rappelons, au passage, que, pendant cent vingt années à partir du milieu du XIXesiècle, ses abbés furent de surcroît distingués par le titre prestigieux d’Evêques de Bethléem. Quant à Sigismond, il sera plus tard canonisé, tant est grande la miséricorde divine.

Dans la corbeille que lui offrit Sigismond, le monastère aurait trouvé un coin de terre qui sera délimité, dans des papiers plus tardifs, par l’Avançon de Morcles, au nord, et la crête de Dorénaz (les Follatères), au sud-est. Ce coin de terre, c’est le Pays valaisan d’Outre-Rhône, offert ainsi à la colonisation d’hommes assez solides pour vaincre son cloisonnement et son confinement. Toute autre précision, puisée dans les limbes de l’histoire abbatiale, serait source de gloses ou de critiques stériles, dépourvues d’intérêt dans le cadre de notre regard sur la vie du peuple des communautés d’Outre-Rhône.

L a c o l o n i s a t i o n d e s b a s c o t e a u x

Les premiers arrivants ne s’installèrent vraisemblablement pas dans la plaine d’Outre-Rhône, marécageuse et exiguë136, mais plutôt sur le cône de déjection du torrent de L’Aboyeu137. Ils y fondèrent un jour Arbignon et Collonges. Ils créeront plus tard des habitats permanents à Plambuis et au Mont de Collonges. C’est du moins ce qu’il faut déduire des nomenclatures de tsardzayin (charge-ayants, agents ou fonctionnaires communaux)138, qu’on lit dans le préambule des actes authentiques du XVIIIesiècle, tels les actes d’association passés le 25 août 1771 par les communautés d’Outre-Rhône avec Jean Jordan, d’Amédée139, et Pierre François Dubois, de Jean-Baptiste.

A Dorénaz, ces premiers colons s’installèrent au Diabley, où des vestiges architec-turaux rappellent ce que devait être ce lieu primitif, lorsque le savant

Horace Bénédict de Saussure y passa en 1785140. Ils s’arrêtèrent aussi au Châ,

136La superficie de la plaine arable ou habitable devait être bien inférieure à la surface, déjà réduite, de 2,2 à 2,5 km2, qui résulte de l’extension maximale obtenue par la première correction du fleuve réalisée à la fin du XIXe siècle.

137Métaphore qui s’applique à un torrent qui fut particulièrement bruyant et dont Chambovey a décrit les frasques périodiques (pp. 54 ss.)

138Traduction du latin onus habentes. Nous utiliserons souvent ce mot patois, car il fut écrit, tel quel, dans beaucoup d’actes postérieurs à 1780, date à laquelle le latin des curiaux fit place au français; voir ad note 233.

139L’acte concernant Jordan a été daté de 1701 à la suite de l’omission du mot septuagesimo par le notaire Barman le Vieux qui écrivit anno millesimo septingentesimo primo!

antique habitat qui, pour avoir été celui de nos ancêtres maternels, n’en fut pas moins sacrifié en 1955 au besoin d’aménager le cimetière communal en un site qui serait digne du regard d’un Valéry de montagne141. Il en subsiste une modeste aqua-relle signée Russmeier, un militaire cantonné à Dorénaz en 1940142.

Le Diabley et Le Châ étaient bien peu de chose. Au-dessus de Dorénaz, aux Frêneys (prononcé frêna), ce ne sont en effet que steppes rocheuses où croissent lentement genévriers, bouleaux, frênes, chênes pubescents, cornouillers mâles et autres feuillus, depuis que la bergerie de chèvres communautaire a cessé d’y randonner vers 1960. Seules les prairies sèches des Charmex, posées sur des surplombs rocheux propices à l’escalade143, eussent pu inspirer les premiers colons ; mais elles étaient sans eau avant le détournement présumé du cours du Torrent d’Allesse et ne portent aucune trace d’un ancien habitat. Il faut s’incliner avec respect devant le courage des hommes et des femmes qui affrontèrent, les premiers, cette nature ingrate pour planter, çà et là sur ces côteaux rebelles, quelques hectares de vigne et de châtai-gniers dont certains, colossaux, émerveillent encore les promeneurs.

L’ o c c u p a t i o n d e s b a l c o n s a l p e s t r e s

Les lieux idylliques du Mont de Collonges et de Plex144, qu’avoisine la curiosité des

Fontaines-à-Moïse, n’ont vraisemblablement jamais été habités en permanence.

De vieux papiers qualifient ces deux sites de mayens. Ils n’étaient donc vraisembla-blement occupés qu’à l’inalpe et à la désalpe du bétail, placé en estivage à L’Au

d’Arbignon et randonnant sans doute déjà jusqu’au Creux de Dzéman parcouru par

les naturalistes dès la fin du XVIIIesiècle.

Il n’en alla pas de même des plateaux d’Allesse et de Champex, étagés de 900 à 1100 mètres d’altitude. En apparence inaccessibles, ils étaient voués à devenir l’un des premiers habitats d’Outre-Rhône, du fait de leur ensoleillement et de la dispo-nibilité du torrent. Dans le Peuple du Valais, Louis Courthion, historien rationaliste mais journaliste bagnard imaginatif, a parlé des origines de ce peuplement immé-morial145. Lisons-le en nous abstenant de sourire :

C’est sur de brusques pentes déroulées aux flancs de la double chaîne alpestre que les premiers colons du Valais durent à la fois rechercher leurs ressources et l’unique sécurité alors possible… Corbeyrier, Torgon, Morcles, Alesse, les Monts-de-Fully, Vercorin, les

141Voir notre chapitre intitulé Les premiers visiteurs.

142Le projet, jugé au départ téméraire par beaucoup, fut mené à chef par le président Roland Jordan, homme parfois un peu rigide, mais fort créatif et ingénieux, qui fut aussi le réalisateur du téléphérique Dorénaz-Allesse-Champex.

143Allusion risquée au cimetière marin que Valéry chante admirablement, mais dont la visite déçoit, faute du charme sauvage et de l’originalité de notre cimetière à nous, rocheux et rustique!

144Où se trouve le haut-marais dont nous avons évoqué la protection fédérale.

145Journaliste, radical, franc-maçon, Louis Courthion (Le Châble-Bagnes 1858 - Genève 1922) publia des romans et des contes ayant pour cadre l’histoire ou les mœurs valaisannes. On se souvient de ses Contes valaisans, qui viennent d’être réédités, et surtout de son essai sociologique, publié en 1903 sous le titre Le Peuple du Valais (Genève,A. Jullien, avec une préface d’Edmond Demolins). Cet essai fut plusieurs fois réédité (Lausanne, Bibliothèque romande, 1972, postface d’André Guex; Lausanne, Edition de l’Aire, collection Histoire helvétique, 1979).

plateaux de Rarogne et le Mont-de-Brigue en sont les témoins les plus fidèles. Mais c’est surtout parmi les faibles groupements, dont Alesse apparaît comme le moins altéré, qu’il convient de rechercher le prototype du Celte-valaisan. Mieux que nul autre site alpestre, ces terres déclives semblaient faites pour correspondre aux projets routiniers de ces petites tribus accoutumées à suivre leur troupeau au gré de ses appétits et du cours des saisons. Plus ce maigre gazon qu’un pâle soleil de février suffira à faire reverdir autour de leurs huttes sera ingrat, mieux elles y trouveront le souvenir de leurs steppes perdues146.

Il faut dire qu’Allesse, Champex et leurs environs offraient aux colons de bonnes possibilités de subsistance. En allant vers le sud, ils atteignaient aisément, à partir d’Allesse, le pâturage de Ravoire au cachet encore méridional en dépit d’un lent peuplement forestier. Partant de Champex, ils montaient, chaotiquement, au mayen de Jeur Brûlée147qui, perché sur l’arête des Follatères à une altitude supérieure à 1500 mètres, empiète à peine sur le versant de Dorénaz. Les randon-neurs modernes, qui ne commettent pas l’erreur commune d’emprunter le chemin de Branson, rallient ce mayen par un rude sentier débutant au Creux à l’Ours, piège mystérieux offert à leurs doutes. Ils en sont récompensés par la découverte soudaine d’un panorama qui se déroule des Dents-du-Midi auWeisshorn.

Vers le nord-est, nos colons disposaient d’une montagne basse, La Cergna148,

qu’ils ne défrichèrent qu’au XVIIIesiècle dans ses limites actuelles ; ils avaient, juste au-dessus, le beau mayen de La Giète (1400 mètres), devenu hono-rable lieu de villégiature dans un enclos d’épicéas, de sapins blancs et de mélèzes. Passant par les plateaux de La Méreune149, où une mine d’anthracite sera

exploi-tée, et de Paccotaires, lieu au climat de prédilection d’une flore et d’une faune entomologique semi-continentales, ils arrivaient enfin à leur montagne haute de

Malève150, qui deviendra L’Au d’Allesse. Celle-ci est une vaste prairie parsemée de genévriers, rhododendrons et mélèzes. Elle présente d’admirables et denses forêts d’arolles qui s’y accrochent jusqu’à l’altitude respectable de 2400 mètres et semblent bien être, dans le Valais romand, les seules de toute la rive droite du Rhône. La flore printanière et estivale de la montagne de Malève attire des cohortes de randonneurs, venant du nord par le banal col du Demècre151

ou le passage aérien de Bésery152, et du sud par le sculptural portail de Fully. Ce pâturage présente la singularité d’être en large partie visible de la localité de plaine dont il dépend. Peut-être, aux heures d’ennui des siècles passés, les des-cendants des colons d’Outre-Rhône éprouvaient-ils la joie simple d’observer

146P. 22 de l’édition lausannoise de 1972.

147La forêt brûlée.

148Prononcé traditionnellementla Sargna et écrit parfois Sargnaz ou Cerniat, nom alpestre commun qui désigne une clairière ou un pâturage défriché.

149Toponyme pouvant dériver du latin meria (franco-provençal meyri), qui signifierait alpage entouré de bois.

150Mauvaises eaux, de mal et évoué, au-dessus de 1900 mètres d’altitude; le nom vient peut-être de l’insuffisance des sources et cours d’eau.

151Col au-dessus des alpages fulliérains de Sorniot; «Demècre», parce que le bétail y paissait le mercredi.

ou d’imaginer in situ les mouvements de leur bétail en estivage ? C’est une question à laquelle Louis Courthion eût répondu sans hésiter !

R e q u i e m p o u r l e R o s e l

En se rendant à Fully par l’étroite route des Follatères, le piéton téméraire, le cycliste épuisé et l’automobiliste pressé ont-ils une pensée pour la destinée des pauvres diables qui, depuis le bas Moyen Age, exploitaient la petite plaine du Rosel insérée dans une boucle du Rhône sauvage ? Le hameau fut rasé au début du XIXesiècle, après que le canton eut décidé de repousser le fleuve contre la montagne pour en réduire les coûts d’endiguement. Sa plaine se retrouva, comme par enchantement, transposée sur l’autre rive, pour le profit ultérieur des Communes de Martigny et de Salvan qui l’accueillirent sous leurs juridictions153. Nous reviendrons sur cet événement d’histoire locale, riche d’enseignements sociaux.

Il nous reste le Mont du Rosel. Recouvert de tout temps par les éboulis que le Sex Carro roule vers le fleuve du haut de ses 2000 mètres peuplés d’arolles, c’est le réservoir, sans eau, d’une flore tout à la fois un peu arctique et un peu continen-tale, du type de celle qu’on rencontre en certains lieux de l’adret, au-delà du coude du Rhône. A son extrémité sud-ouest, un énorme monolithe en forme de molaire (la Pierre carrée des Vetoreyres) heurte le regard du voyageur venu du nord par la route ou par le rail. Cette roche d’origine magmatique, transformée en gneiss, appartient au massif cristallin des Aiguilles rouges qui, lors de la formation des Alpes, a comprimé les roches du bassin sédimentaire de Dorénaz (synclinal

de Dorénaz)154. Elle précède de peu la limite entre les communes de Dorénaz et de Fully à la pointe sud-est du district de Saint-Maurice.

Le Mont du Rosel est aujourd’hui un monument helvétique, classé, dans sa quasi-totalité, à l’Inventaire des sites naturels d’importance nationale155. Il eût dû former la pointe valaisanne du Parc national du Muveran, dans un avant-projet sérieux qui méritait d’être soutenu, mais semble être devenu bien hypothétique. Que ce monument naturel soit dédié à la mémoire des habitants du défunt village du Rosel !

153Secteur où se trouve aujourd’hui la zone agricole des Iles.

154Définition imparable et dûment raisonnée avec le géologue martignerain Olivier Besson ; cf. Marcel Burri, De quelques paysages géologiques entre Saint-Maurice et Martigny (2008), où est notamment décrit le Synclinal de Dorénaz, pp. 23-33.

155Qui comporte 162 sites, dont 17 pour l’ensemble du Valais, énumérés dans une annexe à une ordonnance du 10 août 1977 (Recueil systématique des lois fédérales, n° 451.11).