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Au cours du séjour de l’état-major de sa compagnie dans la famille du conseiller François Paccolat, le lieutenant fédéral Urbain Olivier364apprécia l’excellente qualité du gouay produit par ses hôtes. Ce cépage traditionnel serait l’ancêtre du chardonnay.

L a v i g n e

Au début du XXesiècle, la surface du vignoble de Dorénaz était encore d’une vingtaine d’hectares. Les photographies anciennes révèlent que cet arbrisseau était répandu sur tous les sites du coteau, où le relief, la profondeur des sols et les possibilités d’irrigation en autorisaient la plantation. Il y avait au nord du village, les vignobles des Meules et de La Plantoz, et au sud ceux des Charmex, des Chemenaux, du Reloey et des bas-coteaux du Rosel les moins exposés aux chutes de pierres. La vigne occupe aujourd’hui moins d’une dizaine d’hectares sur le territoire de Dorénaz qui n’en est pas moins la commune viticole la plus étendue dans le district rocheux de Saint-Maurice. Les beaux vignobles de l’Abbaye qu’on voit au-dessus de cette ville se trouvent en effet sous la juridic-tion du canton de Vaud.

Contrairement aux terres arables de la plaine, qui furent, dans leur plus grande partie, propriété collective jusque dans la deuxième décennie du XXesiècle, ces vignes étaient, depuis un temps immémorial, la propriété individuelle des pay-sans qui les travaillaient. La commune participait cependant à leur exploitation en fixant le calendrier des travaux et en adoptant des mesures protectrices saison-nières. Elle surveillait la taille et les effeuilles et ordonnait au printemps la

fermeture des haies au-dessus des vignes, puis le traitement des maladies crypto-gamiques ; elle mettait à ban le vignoble, déterminait la période des vendanges et interdisait le grapillage365. Le 20 juin 1914, la grande affaire du Conseil muni-cipal sera d’ordonner aux propriétaires de vignes de consigner chez le secrétaire

la quantité et la qualité des matières pour détruire le cochili. Moins d’une semaine

plus tard, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajévo jettera le monde dans la plus grande tourmente de l’histoire. Les deux événements n’ont bien sûr aucun rapport : le cochili n’est qu’un petit ver du raisin !

L e p h y l l o x é r a

Au début du XXesiècle, la totalité de ce vignoble fut détruite par le phylloxéra, en dépit de la lutte acharnée et pluri-décennale des paysans, guidés et assistés par les autorités. Ce minuscule ravageur de la vigne366est un insecte piqueur et suceur, apparenté au puceron et aussi prolifique que lui. Originaire de l’Est des Etats-Unis, il apparut en Europe en 1863 et envahit peu à peu tout le continent, créant en 1871 un premier foyer suisse dans le vignoble genevois. Sa présence se manifeste sur les feuilles par des galles que la plante supporte assez bien. Ce sont les piqûres sur les jeunes racines qui causent en trois ans la mort du pied. Il fallut une cinquantaine d’années pour éradiquer cette maladie, par une régéné-ration complète du vignoble européen à partir de porte-greffes issus de plants américains génétiquement immunisés.

Le vignoble de Dorénaz fut ensuite reconstitué dans une large mesure. Certaines zones, pourtant inscrites au cadastre viticole, seront cependant peu à peu délais-sées en tout ou partie (Chemenaux, Meules). La bourgeoisie aura le mérite de rétablir, à la fin du XXesiècle, une partie du vignoble du Rosel qui produit, aux dires de gastronomes sincères, un Diolly noir et vertueux, et un Chardonnay qui serait l’un des meilleurs vins d’apéritif qui soient.

L e s p i n t i e r s

En 1873, il y avait à Dorénaz un débitant d’eau-de-vie (Pierre Maurice Paccolat) et trois pintiers (Jean Joseph Délez, Joseph Jordan et Joseph Veuthey)367. Le 7 juin 1900, on trouve cinq pintiers sur la liste des contribuables auprès desquels la commune est autorisée à percevoir l’impôt sur l’activité lucrative indépendante :

365Voir, par exemple, les séances des 18 mars et 7 octobre 1855 et, beaucoup plus tard, celles des 4 avril 1891 ou 7 juin 1896,où le Conseil ordonne le sulfatage des vignes pour le samedi 4 courant sous peine d’un franc d’amende par parcelle; ou celles du 3 août1929 où il ordonne de traiter contre le cochili, à la nicotine ou au pyrètre, ou encore celle du 1eroctobre 1929 qui fixe la date des vendanges au 8 courant et interdit le grapillage sous peine de 5 francs d’amende.

366Dactylosphaera vitifoliae ou phylloxera vastatrix.

367 Voir un bordereau collectif, sur feuille volante, glissé à l’intérieur d’un livre des procès-verbaux communaux (archives communales résiduelles demeurées à Dorénaz); fonds d’archives du Département de l’intérieur, contentieux, 3040, A 42, 154, 1-29.

Jean Jordan le Vieux, le futur président, tient, à côté de son débit de vin, un dépôt d’engrais en petit ; il paiera un impôt de 35 francs ;

Augustin Rouiller exerce le métier de tonnelier à côté de son café-restaurant et de

l’épicerie-mercerie, gérés par son épouse, la couturière Eugénie Saillen, qui vend aussi des clous et du tabac ; le couple paiera au total 52 francs, car la commune l’a gracié d’une taxe de 2 francs sur ses travaux de poterie ;

Jean (Pierre) Ballay ne paiera que 10 francs pour son débit de vin qui semble

avoir été sa seule activité artisanale ou commerciale ;

Antoine Meunier ne se limite pas à débiter du vin car il sera imposé à un montant

total de 20 francs frappant aussi ses ventes de denrées coloniales et de tabac ; enfin, Mme Delley (Délez)-Paccolat qui débite du vin, mais aussi des épices, de la mercerie, des étoffes, des chaussures, de la bière, des liqueurs et du tabac, paiera un impôt de 25 francs ; son débit de vin et son épicerie en tous genres devaient être ceux de Pierre Maurice Paccolat qui, né en 1824, avait cessé ses activités commerciales depuis quelques années.

Ces établissements étaient bien nombreux, et ce n’est guère qu’au début de 1906 et à la fin de 1919 que le Conseil municipal se souvint de la clause du besoin pour refuser des demandes de concession étant donné le nombre d’établissements qu’il

y a déjà proportionnellement à la population. Il faut dire que le bistrot était

l’un des seuls centres de rencontre dans cette commune sans église, et d’ailleurs sans curé… ni gendarme. C’est là que la commune et la bourgeoisie organisaient nombre de leurs réunions et leurs ventes à l’encan d’immeubles, de meubles et de droits.

L e s p i n t e s

La pinte de Jean Jordan le Vieux, était aménagée au premier étage du n° 10 de la rue de Vers l’Etot, à l’endroit où se trouve une terrasse.

La pinte d’Augustin et Eugénie Rouiller, ouverte autour de 1900 dans le bâtiment sis au n° 21 de la rue Principale, fut exploitée jusqu’en 1913368. On y entrait de plain-pied par une porte donnant sur la rue et réinstallée désor-mais au nord du bâtiment ; à gauche de la porte se trouvait une grande vitrine qui y était encore voici quarante ans. La pinte portait une enseigne pompeuse :

Café Restaurant. En 1913, le café devint le dépôt d’une épicerie qu’Eugénie,

veuve en 1940, exploitera jusqu’à son décès en 1955. Dès 1935, l’épicerie, nette-ment visible sur les anciennes vues de l’ensemble de la localité, fut aménagée à l’intérieur d’un mur arrondi, existant encore au sud-est de ce bâtiment mais alors percé de deux vitrines.

La pinte de Jean (Pierre) Ballay se trouvait à l’actuel n° 41 de la rue Principale. Le café restera longtemps dans sa famille et sera notamment exploité par la régente

des travaux manuels Emma Balleys, épouse du Vaudois William Ecoffey. Ce sera le Café Central que l’émigré prospère Etienne Jordan acquerra à son retour de Paris, à la fin des années 1950.

La pinte des Ilettes est l’enseigne Chez Antoine de notre deuxième récit. Elle se trou-vait au lieu-dit Les Ilettes, mais à l’emplacement du n° 48 de la rue Principale et un peu en retrait de ce bâtiment. La salle à boire était à l’étage et on y accédait par un escalier extérieur en pierre, construit le long de la façade donnant sur la rue. Le 31 octobre 1896, le Conseil somma le débitant Antoine Meunier de poser une main courante le long de cet escalier, périlleux en fin de soirée. En 1925, la famille Meunier remit l’exploitation à Clovis Dorsaz, auquel Isaïe Jordan succèdera en 1935, à l’enseigne Café des Alpes.

La pinte Paccolat était installée à l’actuel n° 64 de la rue Principale, où logea l’état-major de la compagnie fédérale d’Urbain Olivier. Ce fut la belle maison de maître du tenancier, Pierre Maurice Paccolat, qui y exploitait aussi un commerce de comestibles. On y voit, au rez-de-chaussée, un encadrement de granit fort ancien. Marie-Louise Jordan, mère de Georgy et Gérald, le futur président du Grand Conseil, y aménagea ensuite la vitrine d’une épicerie qu’elle exploita jusque vers 1955369.

Au début des années 1950, on comptait encore, en plaine, trois cafés-restaurants aux actuels n° 41 et n° 48 de la rue Principale (Central et des Alpes) et n° 7 de la rue Saint-Jean (Devillaz, devenu plus tard du Parc). Il y avait en outre, à Allesse, tout près de la buvette que Jules Vial avait tenue vers 1910, puis à partir de 1935, le Café des Touristes, exploité par le doyen Louis Veuthey, de Louis, et sa gentille femme Adélaïde Vial, la fille de Jules ; ils y annexèrent une épicerie vers 1950. Ce café-restaurant est toujours en activité. Il y eut aussi, toujours à Allesse, le Café du Chepelet dont l’exploitation, qui débuta en juin 1936, fut prospère au temps de la seconde mine d’anthracite. Cet établissement était un pôle d’attraction lors des grandes fêtes populaires comme celle de la mi-été (Assomption de la Vierge ou Quinze

août). On y venait des communes voisines. Les visiteurs les plus nombreux étaient

ceux de Fully qui avaient tous de la parenté à Dorénaz, Allesse et Champex; ils arri-vaient en groupes, à la fin de la matinée, de Branson ou de leur alpage de Sorniot, limitrophe de L’Au d’Allesse. Les familles les accueillaient en leur présentant, sur des tréteaux, le vin, les merveilles, la cressin370, les beignets et la tarte de reine-claude,

faits maison. Tout ce monde mangeait et buvait plutôt modérément, car il fallait aller

au bal en début de soirée ! Les visiteurs, en recherche exogame, dormaient ensuite dans les granges et disparaissaient à l’aube par les sentiers d’où ils étaient venus.

369Son épicerie fut tout d’abord ouverte au milieu des années 1930 au n° 72 de la rue Principale, dans des locaux où avaient été exploités auparavant les commerces analogues de la famille Devillaz, puis d’Ida Roduit, épouse du carrier Ulysse Revaz et mère de six enfants, dont Marguerite Bender, Jean-Claude, le regretté carrier, et Henri, le fermier, qui furent tous deux membres du Conseil ; Ida Revaz avait ensuite transféré son commerce au n° 27 de la rue Principale, où il fut exploité de 1934 à 1949.

L a p o l i c e d e s p i n t e s

Dans les années précédant la Première Guerre mondiale, l’autorité communale, statuant comme tribunal de police, était plutôt sévère avec les tenanciers qui ne parvenaient pas à maintenir l’ordre ou qui ne respectaient pas exactement l’heure de fermeture, habituellement fixée à onze heures du soir. On ignore tout des raisons qui conduisirent le Conseil à décider pour l’avenir, notamment par décisions des 24 mai 1896 et 4 janvier 1919, la fermeture des débits de vin

dès les neuf heures et demie du soir, la vente de toute boisson devant cesser dès les neuf heures, sous peine de 5 francs d’amende.

La surveillance des pintes et débits était une tâche spéciale du garde champêtre. Ce fonctionnaire (il y en eut un pour Allesse et un pour Dorénaz) avait bien du souci ! Il assurait le respect de tous les règlements communaux de police. Il sortait son calepin dès que les chevaux attelés trottaient au lieu de marcher au pas, ou lorsque de fantômatiques véhicules motorisés dépassaient la vitesse de 18 km/h dans la localité, ou encore quand il croisait un vélocipédiste roulant sans lumière, voire à une vitesse excessive. Il veillait à ce que les jeunes gens mineurs – privés de surcroît de la liberté de fumer la pipe – ne traînassent pas dans la rue après dix heures du soir371. Il avait aussi la tâche éprouvante de surveiller le carnaval, au cours duquel il était interdit de se déguiser et surtout de se cacher le visage sans s’être inscrit auprès de lui372. Il était même chargé d’empêcher qu’on prélevât du sable, sans son autorisation, à l’intérieur des douves du Rhône, et qu’on dérangeât les pièges que le taupier installait dans la campagne en marquant leur emplacement par un petit drapeau blanc.

P i n t e s e t é p i c e r i e s

L’atomisation du commerce n’était pas réservée aux pintes et débits de boisson. Au début du XXesiècle, la plupart des bistrots étaient associés à une épicerie-mercerie, comme le montre le document fiscal que nous avons résumé. Dans les années 1950-1960, quatre épiceries étaient à la disposition des quatre cents résidents de la plaine373, auxquelles nous avons ajouté celle d’Allesse et Champex qui comptaient alors quatre-vingts habitants.

Ces petits commerces offraient du pain, du vin à l’emporter (par deux litres), du saucisson, du saindoux, du chocolat, des denrées coloniales, des bobines de soie, des vêtements, des outils, des trappes à souris, du tabac 444 ou à bande rouge et même de l’huile de scorpion qui guérissait tout, de la gale aux rhumatismes, et dont on vendait, pour 1 sou de plus, la recette miracle du valdotain André Gard. Les familles nécessiteuses se servaient à crédit en faisant inscrire leurs achats sur un carnet. Lorsqu’elles ne pouvaient régler leur dette à l’échéance, elles allaient

371Décisions du Conseil du 5 avril 1930.

372Décision du Conseil du 23 février 1935.

373Installées aux actuels n° 21, 29 et 64 de la rue Principale (la dernière transférée plus tard au n° 22 de la rue de la Mairie), puis au n° 6 de la rue Saint-Jean (COOP).

s’approvisionner, pour un temps, dans un autre commerce, car il fallait bien man-ger. Le carnet passait souvent par pertes et profits. Confronté à la rigueur sociale, ce commerce étriqué se heurtait en plus à la concurrence externe qui allait le faire disparaître : celle du négoce ambulant, tels les grands déballages du régional

Philibert, avec sa devise : Plus il vend plus il perd, du marchand de Fribourg et, plus

tard, des camions-magasins de la Migros, tous annonçant leur venue à grand renfort de haut-parleurs.

Les commerçants vivaient donc pleinement, eux aussi, la précarité villageoise.