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La jouissance des communs, situés à la limite des juridictions de Dorénaz et de Fully, n’a pas donné lieu à des contestations mémorables. Cela se comprend puisque les territoires de ces juridictions sont séparés par une crête, qui ne laissait place qu’à deux ou trois passages pénibles ou délicats. C’est à peine si un document du XIVesiècle, conservé dans les archives abbatiales389, montre deux porchers de Branson surpris à pâturer dans le bois du Rosel sans avoir payé la dîme due à l’Abbé de Saint-Maurice. Ils en furent quitte pour régler l’arriéré et s’engager à ne pas récidiver. Seul le mayen de Jeur Brûlée attisa quelque convoitise occasion-nelle et fut le théâtre d’affrontements épisodiques entre les bergers de Dorénaz et de Fully. Mais les droits de pacage sur ces terres furent déterminés en 1757 par une sorte d’arbitrage du gouverneur haut-valaisan de Saint-Maurice. Sous réserve d’empiètements très mineurs qui résultent peut-être de cet arbitrage, la limite officielle des deux communes suit leur frontière naturelle, du Diabley à l’éperon des Follatères en passant par le sommet du Sex Carro390.

En revanche, d’innombrables contestations surgirent entre les communes de Dorénaz-Allesse et de Collonges-Arbignon au sujet de la jouissance de leurs communs limitrophes. Aucune réglementation ne fut à même de prévenir des litiges ruineux. En 1686 déjà, les communiers de Dorénaz-Allesse furent contraints de requérir la protection de la justice contre des atteintes que Collonges-Arbignon aurait portées à des droits de jouissance pourtant bien déterminés par un jugement qu’ils avaient obtenu en 1541 contre des bourgeois de Saint-Maurice. Ces contes-tations portaient ordinairement sur l’exploitation des forêts, ou sur l’exercice des droits de pacage ou de pâturage. L’une d’elles, née en 1687, eut cependant pour objet l’affectation du service personnel de la manœuvre à l’un ou l’autre des consor-tages, les représentants de Collonges-Arbignon se plaignant de l’incorporation

389Cote 21-7-5.

des hommes de Dorénaz dans le demi-dizain391d’Allesse. Le tracé des limites de juridiction entre les deux communes politiques d’Outre-Rhône est le résultat lointain de ces différends économiques perpétuels.

Plus rares furent les litiges entre les communautés d’Outre-Rhône et des tiers. En 1726, l’exploitation abusive des forêts valut cependant aux communiers d’Allesse et de Collonges d’être ensemble admonestés pour une coupe pratiquée au-dessus de biens392appartenant encore à des familles nobiliaires ou bourgeoises de Saint-Maurice.

L a f u s i o n p o l i t i q u e c o n t r a i n t e d e s c o m m u n e s d ’ O u t r e - R h ô n e

Les différends entre les divers consortages d’Outre-Rhône étaient évidemment favorisés par la répartition de leur activité sur le territoire de deux communes qui auraient dû n’en former qu’une. Rares furent, en effet, ceux qui opposèrent entre eux des consortages de la Commune de Dorénaz. A peine en noterons-nous un que le gouverneur de Saint-Maurice liquidera le 24 décembre 1763, en fixant les limi-tes territoriales entre les biens communs des consorts d’Allesse et ceux des consorts du Rosel. Aussi n’est-il pas étonnant que, dès 1798, les autorités révolutionnaires aient envisagé la réunion des communes politiques de Dorénaz et de Collonges. La fusion fut accomplie, formellement, en 1802 et Outre-Rhône deviendra une circonscription administrative de la République du Valais, constituée à cette date sous le protectorat de la République helvétique et de la République cisalpine (vallée du Pô). En 1810, l’Empire français annexera d’un trait de plume cette répu-blique fantoche, sous le prétexte qu’elle entretenait mal ses routes. L’antique

République du Vallais devint l’éphémère Département du Simplon, dont Sion,

Brigue et Saint-Maurice seront respectivement, pour un peu plus de deux ans, la préfecture et les deux sous-préfectures. L’un des premiers actes de

Derville-Maléchard, le premier préfet de ce département, sera de rendre effective la réunion

des communes d’Outre-Rhône, sans consultation de leurs habitants. L a s é p a r a t i o n p o l i t i q u e d e 1 8 1 9

A peine les troupes autrichiennes du colonel Simbschen, apparues au Simplon à la fin de décembre 1813, eurent-elles fait décamper393le préfet Rambuteau, successeur de Derville-Maléchard, que Dorénaz revendiqua le retour à son ancienne autonomie. Le 8 février 1814, son ancien châtelain, Pierre Joseph Dubois, écrivait cette lettre pittoresque au gouvernement provisoire du Valais394:

391Nous ignorons à quoi correspond ce terme juridique; il souligne en tout cas l’autonomie dont jouissaient les consorts d’Allesse, au sein de la Commune de Dorénaz à laquelle ils furent toujours liés, même au temps lointain de leur vassalité à l’une ou à l’autre des châtellenies savoyardes des alentours.

392Il est vraisemblable que ces biens furent ceux donnés en 1745 au curé Maret et vendus par lui, comme dit plus haut, pour les besoins de la fabrique d’église; le secteur ici concerné serait celui des Parais, objet d’une contestation sécu-laire que nous allons présenter.

393Par Saint-Maurice, puis par le col de Balme.

La Commune de Dorénaz et Allesse, Paroisse d’Outre-Rhône expose… qu’elle a été réunie à la Commune de Collonge et par là privée totalement de l’administration qu’elle avait exercée constamment depuis les siècles les plus reculés. Quoique le territoire de Dorénaz et Allesse soit plus étendu que celui de Collonge et la population aussi forte et aussi respec-table, depuis cette réunion fatale le Maire de Collonge n’a exercé en matière de police et d’administration que des actes arbitraires non moins funestes à la Commune de Dorénaz qu’à ses habitants pour favoriser celle de Collonge. Les abus que le maire a introduits ou favorisés sont nombreux, mais pour ne point fatiguer l’attention du Conseil par des longueurs on se borne ici à en motiver quelques-uns.

La Commune de Dorénaz était dans le sage usage d’embanniser les bas monts en été pendant que le gros bétail se trouvait dans les hautes montagnes et cela tant pour réserver l’herbe de ces districts jusqu’au retour du gros bétail que pour en exclure des bêtes étrangè-res ; le Maire de Collonge a contrarié ces mesuétrangè-res préservatrices pour favoriser des vues particulières ou que le bétail de Collonge, descendant des hautes montagnes 15 jours avant celui de Dorénaz, dévorait au préjudice de Dorénaz toute l’herbe que la police de cette commune réservait dès un temps immémorial.

Le Maire de Collonge a poussé ses mesures vexatoires jusqu’à exiger de ceux de Dorénaz en fait de contribution une quotité beaucoup plus forte que celle à laquelle ils sont tenus d’après des titres positifs et authentiques ; il a même empêché ceux de Dorénaz à prendre les vendanges de leur vignoble au moment où ils les estimaient prenables, laissant ainsi leur vignoble hâtif à la discrétion des passants et de la volaille au préjudice général des habitants.

Enfin, le Maire de Collonge a permis à un particulier étranger à la commune de jeter 50 à 80 chèvres sur le district d’Allesse au préjudice des consorts et sans leur consentement. Il a même cherché à rogner le salaire du régent de Dorénaz pour augmenter celui du régent de Collonge.

… De tous temps Dorénaz a fait une commune séparée de Collonge ; cette commune recevait ses communiers particuliers ; elle a eu ses métraux, ses châtelains, son Conseil, ses montagnes séparées avec leur police et, quoique dans la plaine ses communs fussent indivis quant à la jouissance, la Commune de Dorénaz en a toujours exercé la police jusqu’aux limites qui en établissent la démarcation et cela à l’exclusion de Collonge… Pour ces motifs, le pétitionnaire au nom de sa commune supplie le Conseil de déclarer qu’elle est réintégrée dans ses droits en cette qualité avec les mêmes droits qu’elle avait avant sa réunion à celle de Collonge…

Le gouvernement cantonal admettra cette requête le 19 juin 1819, en dépit de l’opposition des communiers de Collonges-Arbignon, qui se prévalaient de la bonne administration de la commune réunie d’Outre-Rhône. Les communes de Dorénaz (incluant Allesse) et de Collonges resteront séparées de 1819 à nos jours, tout en continuant à ne former qu’une seule paroisse.

L a d é l i m i t a t i o n j u d i c i a i r e d e s c o m m u n s

Requis par Dorénaz de lui restituer son ancienne autonomie, le gouvernement du Valais n’avait pas la compétence de clarifier les droits de jouissance dans les communs montagnards à cheval sur la limite intercommunale. Cette clarification était pourtant indispensable, moins pour déterminer les limites de juridiction des deux communes à reconstituer, que pour fixer les droits de propriété des futures bourgeoisies, dont le projet institutionnel commençait à émerger. Ce fut donc l’affaire des juges. Les communiers et consorts de Dorénaz-Allesse demandèrent au grand châtelain395du dizain de Saint-Maurice396de trancher le vieux conten-tieux patrimonial qui les opposait à leurs coparoissiens de Collonges-Arbignon. Le procès de la forêt de Simphal et le procès des Parais seront les points culminants de cette aventure alpestre et judiciaire.

L a f o r ê t d e S i m p h a l

Sous ce titre, qui réveille le souvenir des romans médiévaux ou de la légende d’Hercule, se cache la jouissance respective de Dorénaz-Allesse et de Collonges-Arbignon sur les communs de La Baude et de la forêt du Bouët (petit bois), dont Dorénaz-Allesse se serait cru en droit de vendre une portion à un certain Simphal397.

Le 14 février 1818, le grand châtelain du dizain de Saint-Maurice donna tort aux gens de Dorénaz et d’Allesse dans ce procès dont l’objet avait été étendu à la séparation des communs de montagne limitrophes. Les perdants en appelèrent au Tribunal suprême de la République et Canton du Valais. Après une visite circonstanciée des lieux, les parties chargèrent l’ancien Grand baillif398De Sépibus, l’ancien vice Grand baillif Delasoie et le grand châtelain de Martigny Claivaz, de trancher le litige par leur arbitrage. Ils rendirent leur sentence le 23 mai 1819, en fixant la limite contestée au Dévaloir de la Fontaine (i. e. le Tsâble a contze) au bas duquel devait être établi un clédar399. A partir de ce clédar, la ligne de démarcation remontait le dévaloir jusqu’à Pacottaires en passant par la Becca de Saleudan400. La sentence précisait que le tracé de cette ligne ne portait pas atteinte aux droits de parcours, acquis sur Paccotaires et sur le secteur sis au-dessus et au nord de ce mayen jusqu’à la Frête401 de Malève. Elle ajoutait que les chèvres de Collonges et

d’Arbignon qui franchiraient cette ligne jusqu’au Dévaloir de Lavanché ne pour-raient être ni saisies ni mises à ban. Elle dispensait enfin Dorénaz de rembourser à Collonges tout ou partie du prix perçu pour la forêt du Bouët, vendue à Simphal.

395Aujourd’hui, le président du tribunal de district.

396Se succédèrent, dans cette ténébreuse affaire, les grands châtelains Joseph Alphonse de Nucé, Xavier de Cocatrix et Louis de Preux, puis le vice-grand châtelain Claude Mottet, châtelain d’Evionnaz (juge de commune).

397Vraisemblablement un membre de la famille Symphal, immigrée à Saint-Maurice en 1770, qui acquit le droit de bour-geoisie de cette localité en 1871, et dont l’orthographe a souvent varié (Léon Dupont-Lachenal et Ulysse Casanova, Les familles bourgeoises de Saint-Maurice, 1971, p. 306).

398Charge correspondant alors à celle de président du gouvernement et aussi, un temps, de président de la Diète.

399Ainsi dans le texte; c’est un portail, généralement en bois (claie).

400Sommet des rochers.

L e c o m m u n d e s P a r a i s402

Contrairement à une idée enracinée chez ceux qui s’intéressent peu ou prou à l’histoire locale, l’affaire des Parais n’a jamais eu pour objet la jouissance et la propriété du mayen de Plex (1262 m) qui appartenait indubitablement aux communiers de Collonges depuis qu’ils l’avaient acquis du curé Maret en 1745. Son unique objet était le commun des Parais403, parois rocheuses et forestières404

qui surplombent ce mayen et que les mycophages connaissent bien. Les Parais sont situés à plus de 1500 mètres d’altitude, à peu près à mi-chemin entre

L’Au d’Arbignon (1650 m) et La Méreune (1578 m) où sera exploitée la mine

d’anthracite de Dorénaz. Le commun des Parais, avait été le théâtre de contesta-tions agraires persistantes entre les communiers d’Allesse et de Collonges.

Le procès fut ouvert à la demande de la Commune de Dorénaz-Allesse au début de 1814, au départ des troupes françaises. Le 10 avril 1814, les consorts de Collonges-Arbignon requirent le grand châtelain de suspendre la procédure jusqu’à droit connu sur la requête de séparation politique, pendante devant le gouvernement provisoire du Valais. Ils le firent dans les termes suivants :

Nicolas Joseph Rouiller, Jean François Pochon, Joseph Antoine Pochon et François Gousselin, procureurs des hommes de la Commune de Collonges et Arbignon, rière Outre-Rhône, vien-nent très respectueusement vous supplier de bien vouloir suspendre le jugement que vous devez porter entre ceux-ci et ceux des hameaux de Dorénaz et Alesse, à l’occasion de certain dis-trict de commun que ces derniers voudraient s’approprier. Les exposants vous prient de cette suspension parce qu’ils sont intentionnés de s’aller présenter à son illustre Excellence le baron de Stockalper, président du Conseil du Valais, afin de réunir la section de Collonges et Arbignon, composant le nombre de 53 habitants faisant feu, et la section de Dorénaz 33, d’Alesse 5 et du Rosel 5 pour qu’ils ne fassent plus qu’un corps et qu’une commune, comme il n’y a qu’une seule église de paroisse pour tous. Car, sans cette réunion, ils seront toujours en chicane. Comme par le passé, du temps du gouvernement français qui avait réuni les hameaux et sections sous une seule commune, et par cette réunion la paix et l’union semblait régner dans les habitants. Mais dès que le régime français a été passé, ceux de Dorénaz et Alesse ont aussitôt mis en activité les antiques procédures ainsi qu’il vous est connu… Il ne vous est pas inconnu que, depuis que la Bourgeoisie de Saint-Maurice eut cédé ses droits sur les communs à ceux de Collonges, Arbignon, Dorénaz et Alesse en 1541 sans distinction des uns et des autres, ces pauvres habitants ont presque toujours été en chicane pour des riens… Ce qui fait le plus de peine à ceux de Collonges et Arbignon, c’est… d’avoir toujours des procès à soutenir… car ils ne désirent rien tant que la paix qui ne peut avoir lieu que par la réunion de tous les habitants d’Outre-Rhône en une seule commune… si cette réunion n’a pas lieu, ils sont ruinés les uns et les autres, sans ressources. Etant déjà surchargés de dettes que les procédures leur ont coûté et les frais du gouvernement405qui augmentent tous les jours…

402Sur les détails du procès, voir Chambovey, pp. 36-38.

403La requête de suspension du 10 avril 1814 parle, après une rature, d’un certain district de communs.

404Les Parois, sur la carte nationale 1305, en patois les Parais (prononcé les Paras).

La requête de suspension fut écartée et le procès suivit son pénible cours, en épui-sant au passage quatre grands châtelains. Le 9 janvier 1828, le grand châtelain constata que la Commune de Collonges était propriétaire du commun des Parais et qu’elle en avait la jouissance exclusive. Il débouta la Commune de Dorénaz, représentée par l’avocat sédunois Charles Bovier, en se fondant sur la topographie des lieux, qu’il avait inspectés, et aussi sur un acte de 1593, produit par le notaire

agaunois Maurice Desprat. Selon le grand châtelain, le fait que les consorts

de Dorénaz-Allesse pâturaient aux Parais depuis un ou deux siècles, n’ébranlait pas la force probante de ce document bienvenu.

Dorénaz en appellera au Tribunal suprême du Valais406, par l’organe de son président Pierre Joseph Dubois qui avait requis et obtenu, neuf ans plus tôt, la renaissance politique de sa commune. La Commune de Collonges se fit représenter par son président Isidore Paccolat et par le Côriâ Zacharie Rouiller. Le 21 janvier 1830, après une nouvelle vision locale, le Tribunal suprême, dans lequel siégeaient Delasoie et Claivaz, qui avaient déjà participé à l’affaire de la forêt de Simphal, ainsi que, notamment, Joseph Kuntschen, vice-bourguemaître407

de la ville de Sion, juge désigné par les deux communes, rendit un jugement de Salomon. Il coupa la poire en deux et laissa les frais à la charge de chacune des parties. On lira avec intérêt la motivation sommaire de ces juges d’appel, qui eût pu inspirer les auteurs de l’Ile au trésor ou du Scarabée d’or408:

Au sujet du district des Parais que Collonges prétend lui appartenir en toute propriété à l’exclusion d’Allesse et de Dorenaz, lequel territoire est contradictoirement prétendu par Dorenaz à titre de jouissance… jugeons et prononçons : Le commun dit les Parais rière Outre-Rhône est reconnu appartenir à la Commune de Collonges jusqu’à la hauteur du plateau de Becreté, qui sépare les communs d’Alesses par une ligne horizontale entre le levant et le couchant. Du coté du midi par une ligne perpendiculaire sur la première ; tirée d’une croix existante au pied du mont reconnu pour faire limite entre Dorenaz et Collonges. Et du côté du nord la ligne horizontale s’arrêtera aux communs de Collonges.

E p i l o g u e

Ainsi fut tracée, en deux procès ruineux, la limite de forêts périlleuses et de replats fantomatiques, au prix excessif d’une longue méfiance entre les populations de deux communes toutes petites et constituant une seule paroisse. Il n’est du reste pas sûr que les jugements de Simphal et des Parais aient pleinement satisfait les deux communes. Le 18 février 1841, elles s’en écartèrent quelque peu pour fixer les frontières définitives de leurs territoires montagnards.

406Institution antérieure au Tribunal cantonal.

407Vice-président de Sion.