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CHAPITRE II : Les choix d’une puissance déclinante, 1948-1950

2.1. Cristallisation de la Guerre froide et modification des considérations sécuritaires

2.1.2. La solution européenne

Devant le fait accompli de l’intégration de l’Allemagne de l’Ouest à la suite de la conférence tripartite de Londres, plusieurs dirigeants, haut-fonctionnaires et intellectuels ont tenté de mettre de l’avant les bénéfices qu’engendrerait une intégration de l’Allemagne en Europe. Sans tomber dans l’argument de la « bonne Allemagne24 », de nombreux documents témoignent de cette

manière de concevoir le futur des territoires allemands. Dans ces circonstances, exercer un contrôle indirect sur l’évolution de l’Allemagne en canalisant son potentiel économique et industriel était une des avenues possibles à considérer afin d’obtenir des garanties sur le caractère pacifique de

22Les États signataires sont : Les États-Unis d’Amérique, la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, les Pays-Bas,

le Luxembourg, le Canada, le Danemark, l’Italie, l’Islande, la Norvège et le Portugal.

23 Cyril BUFFET, op. cit., p. 267.

24 Cet argument veut que la formation d’un gouvernement provisoire allemand, créé en rupture des idéologies

nationales socialistes et de l’esprit militariste qui avait insufflé au peuple allemand un désir de revanche, établissait une distinction entre le régime précédent suffisamment franche pour que celui-ci ne soit pas puni pour les écarts idéologiques du régime précédent. Voir notamment : MAE, CM, Georges Bidault (6QO), vol. 20, René Massigli, La

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cette nouvelle Allemagne25. Cette emprise à laquelle l’Allemagne serait soumise pouvait, d’une part, prendre la forme de contraintes économiques (limitations de production de certains produits) et politiques (statut d’occupation) ou, d’autre part, prendre la forme d’une intégration positive au sein d’une communauté européenne ou atlantique. La seconde avait pour avantage d’opérer un travail de fonds sur la normalisation des relations germano-européennes, puisque « toute solution artificielle ne p[ouvai]t être que temporaire26 ». Traiter le « problème allemand » sans traiter du fond des enjeux sécuritaires européens à long terme et des relations intra-européennes serait en ce sens une démarche stérile.

Jean Monnet, un membre influent des gouvernements de la IVe République27, était persuadé de la pertinence de la création de larges unités économiques en Europe pour contribuer à atténuer les tensions palpables dans le couple franco-allemand. Des garanties sécuritaires avaient été imposées à l’Allemagne (notamment sur sa production industrielle et chimique), mais ces mesures n’étaient pas destinées à être appliquées de manière prolongée. Il s’agissait plutôt d’une réponse immédiate à des craintes quant à de possibles soubresauts belliqueux en Allemagne. Monnet était convaincu, en ce sens, que contrairement aux mesures de contrôle du potentiel industriel et militaire allemand, son intégration économique à une communauté d’intérêts serait beaucoup plus efficace pour assurer la paix en Europe. Il affirmait d’ailleurs que « c’est par une association des intérêts de ces États, que la France estime pouvoir, en liant ainsi l’Allemagne, s’assurer les garanties de sécurité qu’elle recherche. L’Allemagne, associée intimement au sort de l’Europe occidentale, recherchera la prospérité de cette Europe. Sa puissance économique deviendra un apport au lieu d’être une menace28. » Cela dit, tous n’étaient pas entièrement convaincus de l’efficacité d’une telle approche, si elle n’était également superposée à certaines mesures de « désarmement moral29 ». Pour être

25 MAE, Y-International, AP, vol. 2, Le contrôle des potentiels militaires, économiques et scientifiques (Rapport de la Sous-commission), 20 mai 1947. Même que l’historien Georges Henri Soutou affirmait que : « L’un des objectifs

essentiels du plan Marshall était donc d’amener les Français à accepter le principe d’une aide à l’Allemagne, et également, ceci est capital, l’inclusion de l’Allemagne dans les organismes européens qui seraient chargés de coordonner l’aide. » Georges Henri SOUTOU, La guerre de cinquante ans : les relations Est-Ouest 1943-1990, Paris, Fayard, 2001, p. 177.

26 MAE, Z-Europe, Allemagne, vol. 83, Direction d’Europe, Note, 14 juillet 1948.

27 Jean Monnet sans avoir eu de responsabilité ministérielle était un personnage qui a influencé massivement la

politique étrangère et la politique économique de la France pendant la IVe République. Christian PINEAU et Christiane

RIMBAUD, Le grand pari : l’aventure du Traité de Rome, Paris, Fayard, 1991, p. 75.

28 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 9, Direction d’Europe, Projet de note a.s. L’Allemagne et l’union européenne, 5

janvier 1949.

29 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 7, Rauzier, Direction de l’information, L’Allemagne et les États-Unis d’Europe,

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efficace, cette mise en commun des intérêts devait d’ailleurs dépasser le cadre strict des relations franco-allemandes, bien qu’elles fussent au cœur du dilemme. Une association à l’échelle européenne semblait être plus appropriée, d’autant plus que l’Allemagne posait un problème sécuritaire à d’autres États européens comme la Belgique.

D’ailleurs, un nœud solide d’hommes politiques pacifistes et, d’autres, faisant la promotion d’une communauté d’intérêts, à l’instar de Monnet, exemplifiaient les multiples variantes que revêtait le futur communautaire de l’Europe. Henri Bonnet, ambassadeur de la France aux États-Unis, confirmait que le durcissement des relations Est-Ouest encourageait les hommes politiques à s’émanciper des schèmes habituels de pensées concernant la gestion du « danger allemand », favorisant plutôt un scénario où la puissance économique de l’Allemagne de l’Ouest (la trizone) bonifierait celle du continent européen30. Cette idée européiste a souffert toutefois de ses propres contradictions. Les États-Unis d’Europe ou cette union européenne devait incarner une voie par laquelle un rapprochement franco-allemand (et, plus largement, germano-européen) s’opérerait ; un moyen de panser les plaies ouvertes par les années de guerre et de destructions. L’association plus étroite de l’Allemagne de l’Ouest comportait aussi le risque d’accentuer les tensions avec l’URSS, car elle rendait tangible et irréversible la division idéologique de l’Europe, en plus d’accentuer les risques d’un affrontement en Europe31. En dépit des risques engendrés par un

rapprochement germano-européen, la possibilité de créer une communauté européenne basée sur les intérêts devenait une solution qui avait un double avantage : elle s’inscrivait dans la durée et elle était en tout point conforme aux orientations stratégiques atlantiques.

Cette nouvelle orientation politique favorable à une meilleure cohésion en Europe de l’Ouest avait pour conséquence de compromettre les projections économiques telles que présentées dans le Plan Monnet et le plan à long terme remis à l’OECE, car la France ne pouvait plus compter sur les prélèvements en ZOF pour combler une partie de ses besoins nationaux ou sur le démantèlement de machinerie pour remettre en marche l’industrie française. Plusieurs analystes et hauts- fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères tentaient de minimiser l’impact d’un tel

30 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 8, Dépêche no 1939, Henri Bonnet, ambassadeur de la France aux États-Unis, Dépêche a.s. Organisation de l’Europe Occidentale, 8 septembre 1948.

31 MAE, Y-International, QE, vol. 86, Discours prononcé par le représentant de l’URSS M. Amazap Arutiunian, au sujet du rapport de la commission économique pour l’Europe, à la septième session du conseil économique et social,

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changement dans la politique économique française en insistant sur les faibles retombées des prélèvements et des démantèlements effectués en ZOF. « Notre politique des réparations devrait être sérieusement repensée », soulignait-on au bureau de la Sous-direction d’Europe centrale, car elle était « économiquement d’un très mauvais rendement, en second lieu, elle [était] vexatoire et, par suite, politiquement désavantageuse ». Bidault a d’ailleurs pris la parole devant le Parlement au retour de la Conférence de Londres et a émis cet avertissement : « il n’y a pas l’ombre d’une chance pour cumuler le bénéfice de l’aide Marshall et le refus de l’Allemagne qui serait tout de même conforme à 50 % de nos vues. Il y a des moments où il faut savoir conclure. Si nous voulons agir seuls, nous perdrons tout32. » En somme, le bilan des réparations allemandes reçues par la France à la date du 31 octobre 1949 se chiffrait à plus de 2,4 milliards de tonnes d’équipements et celui des restitutions allemandes à plus de 9, 2 milliards, ce qui était loin des revendications de Bidault à la fin de la guerre33. Le matériel livré en France était en effet usé par la guerre, ce qui contribuait à cultiver le retard dans les niveaux de production34. Et, puisque le gouvernement américain était opposé aux prélèvements, le maintien de cette forme de contrôle économique de l’Allemagne risquait d’isoler la France35.

Dans ce contexte, le Plan Monnet devenait caduc, car l’effet polarisant des dernières conférences à Quatre forçait une réorientation stratégique de la politique française à l’égard de l’Allemagne ainsi qu’un nouveau calcul par rapport aux coûts de la modernisation et la remise en marche de l’industrie et de l’agriculture nationale. Les projections sur le relèvement et le rétablissement du cours normal de la vie économique française étaient eux aussi à revoir. Les colonies constituaient dorénavant le seul point d’appui de la France pour insuffler un dynamisme renouvelé à l’industrie métropolitaine en fournissant les matériaux requis pour leur modernisation et les matières premières pour alimenter leur production sans que cela ne vienne augmenter ou aggraver le déficit de la balance de paiement. Aucun palliatif immédiat n’a été trouvé à l’apport en nature de l’Allemagne, ce qui réduisait considérablement la marge de manœuvre de la France pour combler

32Vincent AURIOL, Journal du Septennat, Paris, Armand Colin, 1970, p. 241. Tome 2, 1948. 33 Sylvie LEFÈVRE, op. cit., p. 462.

34 MAE, Z-Europe, Allemagne, vol. 82, Sous-direction d’Europe centrale, Note, 3 mai 1948.

35 Comme l’historien Micheal Hogan le souligne, « The Allies divides on all these issues—the British and the French against the Americans on the reparation questions; the Americans and the British against the French on virtually every other item. Franco-American differences were particularly sharp and demonstrated again how difficult it was to arrange a German settlement that harmonized ostensibly in consistent security (and economic) imperatives ».

Michael HOGAN, The Marshall Plan: America, Britain, and the Reconstruction of Western Europe, 1947–1952, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 195.

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ses besoins en denrées de base. Les niveaux de la production dans les pays et territoires d’outre- mer en 1948, par ailleurs, semblaient être sous les niveaux anticipés, ce qui constituait un retard non négligeable dans l’industrialisation de l’outre-mer pour le bilan économique français. La perspective d’un rapprochement des économies européennes et leur effet apparaissaient dès lors d’autant plus prometteurs pour arriver à rééquilibrer les échanges de la France, surtout qu’il s’agissait en réalité de la dernière carte que le gouvernement français avait à jouer pour atteindre ses objectifs d’après-guerre. Le conflit Est-Ouest a suscité par ailleurs des réflexions profondes quant à la place que chaque État occupait dans cette nouvelle hiérarchie des puissances dans le nouvel ordre mondial et du rôle que chacun doit occuper en tenant compte de cette donnée stratégique. Les dirigeants américains ont appuyé ces initiatives européennes, bien qu’elles fussent plutôt timides et ardues à établir en raison des circonstances.