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CHAPITRE I : Au cœur des nécessités économiques et impératifs diplomatiques, 1945-

1.1. La restauration de la légitimité française

1.1.3. La culture coloniale et l’économie d’après-guerre

La culture coloniale a ainsi marqué les conceptions fondamentales nécessaires à la justification du colonialisme français tout comme dans le développement de la politique coloniale en elle-même. La métropole montrait la voie à suivre, et ce, tant d’un point de vue politique qu’économique. Selon les théoriciens coloniaux de la IIIe République, la métropole possédait une

supériorité technique pour l’exploitation rationnelle des territoires d’outre-mer et, par conséquent, une capacité à développer des industries là où les populations autochtones avaient failli. Cette ascendance politique s’accompagnait aussi d’une vision spécifiquement coloniale du développement économique de ces territoires d’outre-mer. Les plans de développement économique, comme celui de Sarraut intitulé La mise en valeur des colonies françaises67, demeuraient une démonstration de la conviction d’une supériorité de la France à envisager une exploitation rationnelle du territoire. Ils servaient en outre à raffermir les liens économiques qui unissaient la métropole aux colonies. Cette perspective a en outre alimenté le mythe colonial selon lequel les colonies pouvaient être une soupape pour gérer un trop-plein de biens transformés ne trouvant aucun débouché ou même pour adoucir la pression démographique68.

Sarraut et Girault, en tant que théoriciens du monde colonial français, ont également traité de la fonction économique des colonies au sein de l’empire. Selon eux, ces territoires quasi vierges et sauvages possédaient des ressources très peu exploitées et sous-estimées par la population locale. Dans le livre qui a fait de Sarraut un des noms les plus connus de la politique coloniale française69, il déplorait le manque de méthodes cohérentes d’exploitation des ressources coloniales, alors que « le fait est que la mise en valeur des colonies, insuffisamment actionnée par la faveur de l’élan populaire ou la conviction des pouvoirs publics, a été le plus souvent laissée aux déterminations des initiatives locales et ces conceptions individuelles70 ». Il n’était donc pas surprenant, selon

Sarraut, que ce manque de directives eût des effets retardateurs sur l’évolution de ces populations et leur développement : « dans le geste étroit des plans dressés au jour le jour, elles n’ont abouti

67 Albert SARRAUT, La mise en valeur des colonies françaises, Paris, Payot, 1923.

68 Cette perspective est particulièrement visible dans l’ouvrage : Paolo D’AGOSTINO ORSINI DI CAMEROTA, Eurafrica : l’Europa per l’Africa, l’Africa per l’Europa, Rome, Paolo Cremonese, 2e édition, 1934

69 Albert SARRAUT, La mise en valeur des colonies françaises, Paris, Payot, 1923. 70 Ibid., p. 25.

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qu’à des improvisations hâtives ou à des commencements de créations ultérieurement abandonnées, suivant la précarité des moyens financiers ou l’instabilité des desseins gouvernements locaux71 ».

Il proposait un plan de mise en valeur des ressources et du potentiel que recelaient les colonies françaises afin de pallier cet état de désorganisation : « L’heure est venue de substituer à des directions isolées et incertaines une méthode d’action générale et précise. […] Allégé désormais des obligations de la conquête, le labeur français aux colonies peut maintenant se consacrer tout entier à l’organisation du plein rendement de son patrimoine72. » Tout en déplorant ce manque de

vision à long terme pour l’avenir des colonies, il postulait que la métropole avait, dès lors, un devoir envers ces peuples, les mener au Progrès, à la Civilisation. Les analyses de Girault abondaient dans le même sens alors que pour lui, la mission civilisatrice de la France était au cœur même de la définition de la colonisation : « Coloniser c'est, en effet, mettre en valeur les richesses naturelles d'une région et créer l'outillage économique nécessaire. Coloniser c'est, d'autre part, éduquer les indigènes, les faire évoluer vers le stade de notre civilisation, leur créer avec de nouveaux besoins de nouvelles ressources, peut-être faire naître des difficultés imprévues pour eux, mais, en tous les cas, la barbarie primitive aura cédé devant la civilisation73. »

Ces théoriciens considéraient que le cheminement des colonies devait suivre la voie offerte par les métropoles. Cela allait mener les peuples autochtones vers le seul aboutissement logique de leur lente progression d’un état sauvage « arriéré » vers la civilisation européenne74. Le modèle moral

vers lequel tendre était nécessairement fourni par l’exemple que constituait la métropole en elle- même, développée et empreinte des Lumières, tout comme le modèle économique d’exploitation des ressources ne pouvait qu’être guidé par les méthodes qui avaient déjà fait leurs preuves sur le continent européen, avec l’industrialisation entre autres. Elles pouvaient aisément être adaptées aux diverses ressources présentes naturellement dans les colonies. Puisque ces dernières avaient déjà démontré leur capacité à fournir en denrées de tous genres – sans compter les hommes – pendant la Première Guerre mondiale (jusqu’à la hauteur 1,6 million de tonnes, avançait Sarraut75),

71 Ibid., p. 25. 72 Ibid., p. 25.

73 Arthur GIRAULT, Principes de colonisation et de législation coloniale, op. cit., pp. 23-24. 74 Véronique DIMIER, op. cit., p. 76.

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il était ainsi évident que les colonies possédaient tout le potentiel requis pour constituer dorénavant des sources intarissables de richesses naturelles et même en hommes. Dans ce contexte, la métropole avait le devoir de rendre ces ressources accessibles, pour le bien de tous. En outre, Arthur Girault, intellectuel actif dans les cercles coloniaux, notamment à l’Institut colonial international dans les années 1920 et 1930, abondait dans le même sens. Dans Principes de

colonisation et de législation coloniale76, on peut lire, au sujet du devoir métropolitain d’exploitation des ressources, qu’une « race d’hommes n’a pas le droit de faire bande à part, de se refuser à toute communication avec les autres et d’inutiliser des territoires immenses dont elle ne sait pas tirer parti77 ». Pour ce qui est de leur contribution en hommes à la Grande Guerre, il affirmait que « les colonies sont une “école d’héroïsme” où les caractères se trempent, où l’esprit d’initiative est surexcité, où chaque individu peut donner la mesure de ce qu’il vaut. Elles forment “une pépinière d’hommes”.78 »

Les écrits de ces théoriciens ont continué à influencer l’approche de l’administration et celle du droit colonial au sein de l’enseignement de l’École nationale de la France d’outre-mer (ENFOM) après la guerre. Comme le souligne l’historien Joseph Bohling, collectivement, les écrits de ce qu’il appelle les « lobbyistes coloniaux » des années 1920 et 1930 avaient un rôle critique sur le développement des politiques économiques coloniales. Ceux-ci étaient généralement près des pouvoirs publics et que leurs écrits avaient pour objectif après tout d’exalter l’opinion publique et susciter l’enthousiasme des gouvernements autour de la question coloniale79. Une des dimensions

qui avait une répercussion forte était l’économie. Ces lobbyistes, en bref, arguaient que les stratégies économiques coloniales aideraient à développer les colonies et encourageraient celles- ci à bonifier leur rôle à titre de fournisseurs de la métropole en matière première80.

Après la Seconde Guerre mondiale, cette vision économique de la fonction de l’empire trouvait des échos dans les milieux politiques et intellectuels français. Dans le contexte de la reconstruction, les colonies avaient alors une fonction essentielle. Les réflexions amorcées par le Commissariat au Plan chargé de l’élaboration du Plan de Modernisation et d’Équipement, ont conservé une

76 Arthur GIRAULT, op.cit. 77 Ibid., p. 27.

78 Ibid., p. 29.

79 Joseph BOHLING, «Colonial or Continental Power? The Debate over Economic Expansion in Interwar France,

1925–1932 », Contemporary European History, 26, 2(2017), pp. 217–241.

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filiation idéelle claire avec la conception de l’entre-deux-guerres. Les colonies occupaient une place importante dans la manière dont les analystes et les hauts-fonctionnaires organisaient l’économie de la France. Dans cette logique, la réorganisation de l’empire en un ensemble politiquement et économiquement cohérent contribuait à remettre la France sur pied, puisqu’il s’agissait d’une source potentielle de ressources à sa disposition.