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CHAPITRE II : Les choix d’une puissance déclinante, 1948-1950

2.2. L’idée européenne et les difficultés économiques

2.2.1. La circulation des idées

Il est toutefois impossible de tracer une frontière étanche entre l’appartenance à ces mouvements et l’appartenance aux organes gouvernementaux. Ces mouvements étaient en réalité dynamisés par une classe politique désireuse d’un changement de paradigme en Europe et contribuaient aussi à la popularité de ces mouvements, dont Churchill qui a fondé le Comité pour une Europe unie ; Paul Van Zeeland, qui animait la Ligue indépendante européenne ; Coudenhove- Kalergi, qui présidait Paneuropa, etc. L’Union parlementaire européenne, qui plus est, regroupait les élus partageant le même projet pour l’Europe. Lors des premiers congrès fédéralistes organisés, ceux-ci ont pu mettre de l’avant leur perspective respective quant au futur européen partagé. De ces congrès, quelques-uns se distinguaient en raison des répercussions de leurs prises de position sur le retentissement des actions des mouvements fédéralistes53. À ce titre, on peut citer le congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Montreux (Suisse) du 27 au 31 août 1947, où seize pays et plus d’une quarantaine de groupes militants ont été représentés ; s’en est suivi le Congrès parlementaire européen à Gstaad (Suisse), du 8 au 10 septembre 1947, où plus d’une centaine de députés et de sénateurs en provenance des États européens ont décidé d’élaborer un projet de constitution européenne ; ainsi que le Congrès de La Haye du Comité international de coordination des mouvements pour l’unité de l’Europe, tenu du 7 au 10 mai 1948, au cours duquel les participants se sont penchés sur les enjeux de l’unité européenne ainsi que sur les obstacles économiques qui incombaient aux États européens54. C’est d’ailleurs à la suite du Congrès Parlementaire européen tenu à Interlaken, du 1er au 4 septembre 1948, qu’une proposition de la

création d’un Parlement européen a été formulée55, laissant présager le ton que ces rassemblements

allaient donner aux discussions sur la question européenne dans les parlements nationaux respectifs dans lesquels siégeaient des représentants présents à ses manifestations56.

53 Sur l’importance de ces Congrès, voir notamment : Daniel THÜRER et Pierre-Yves MARRO, Intégration européenne : Idées et alternatives, Paris, A. Pedone, Institut des Hautes études internationales, pp. 18-21.

54MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 7, Projet de note no 378, Jean Rivière, Ambassadeur de France en Belgique, Projet de Note a.s. Congrès de l’Europe, 14 mai 1948.

55 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 8, no 2131, Henri Hoppenot, Télégramme à l’arrivée a.s. du Congrès parlementaire européen d’Interlaken, 8 septembre 1948.

56 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 8, Richard Coudenhove-Kalergi, secrétaire général de l’Union parlementaire

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Puisque cette idée avait connu une ampleur significative dans l’entre-deux-guerres, dont le point culminant peut être identifié au dépôt du Plan Briand, on retrouvait dans les mouvements pacifiste et pro-européen d’après-guerre un amalgame de personnalités qui a contribué à renouveler les débats. Comme le mentionne l’historienne Elizabeth Du Réau, une « génération de pionniers côtoie, au sein de la nébuleuse des mouvements européens, des cercles politiques et économiques et de réseaux intellectuels associés à la construction européenne de l’entre-deux-guerres, des cadets et des hommes appartenant à une génération nouvelle57 ». Il est donc logique de présumer une

circulation importante des idées entre ces hommes de différentes générations d’européistes ainsi qu’une filiation idéelle importante entre les mouvements des années 1920-1930 et des années 1940-1950. Les mouvements post-1945 s’appuyaient sur des postulats analogues à ceux des européistes existants dans l’entre-deux-guerres quant aux effets politiques pervers du nationalisme. Ceux-ci ayant été alimentés par de nouvelles idées sur la façon dont l’unification de l’Europe pourrait se matérialiser, un nouveau souffle se faisait sentir. Un sentiment semblait dominer : les dernières guerres européennes auraient pu être évitées et le nationalisme avait induit les pays européens à cultiver les avarices de la souveraineté étatique. L’Allemagne seule n’était pas pointée du doigt dans ce type de rhétorique ; l’Europe en entier s’était laissée entrainée dans cette psychose. En désignant le nationalisme en tant que « coupable », les différents mouvements lui attribuaient une part de responsabilité pour les deux dernières guerres mondiales, mais aussi pour les profondes difficultés économiques de l’Europe.

Ce réquisitoire avait une audience très réceptive au terme de deux guerres mondiales. Les groupes fédéralistes (autant mondiaux qu’européens) ont par ailleurs contribué à l’enracinement de cette condamnation du sentiment national ainsi qu’à son expiation collective, tout comme à en être les porte-étendards. Le Comité exécutif international du Mouvement européen posait d’ailleurs des principes clairs en ce qui a trait à l’abandon du réflexe de repli national : « Le régime actuel où les souverainetés nationales, s’exerçant sans freins, dispersent leurs efforts et s’opposent les unes aux autres, constitue un obstacle insurmontable à la réalisation des aspirations de l’Europe58. » Le

57 Elizabeth DU REAU, op. cit., p. 130.

58 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 9, Mouvement européen, Principes généraux d’une politique européenne, février

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Congrès pour l’Europe tenu à La Haye a été le théâtre d’ailleurs d’un appel en provenance de plusieurs participants, et ce, à condamner le caractère doctrinal du cadre national des États59.

La remise en cause du bien-fondé du maintien du modèle westphalien des États européens contemporains était l’un des thèmes les plus récurrents des mouvements européistes. Malgré les critiques qui lui étaient adressées, le fédéralisme semblait être en mesure de préserver un noyau dur d’adhérents qui étaient à la fois des membres de ces mouvements et des affiliés aux milieux politiques, ce qui tend à indiquer une tendance lourde des différents milieux politiques à afficher un attachement affirmé à l’idée européenne. Comme le soulignait une note de Secrétariat des conférences du ministère des Affaires étrangères en analysant les doctrines des grands mouvements fédéralistes : « Quelles que soient l’imprécision des concepts du fédéralisme et les rivalités qui opposent ses tenants, le nombre, la vitalité et le dynamisme de ceux-ci et l’audience que leur accorde la presse européenne semblent indiquer l’existence d’une idée profonde et dont l’évolution est susceptible de mériter l’attention des pouvoirs publics60. » Cette lame de fond, rapportée par le Quai d’Orsay, s’apparentait à un Zeitgeist, ressenti par une frange importante de la classe politique et économique française.

Plusieurs hommes politiques français influents ont participé aux congrès les plus marquants de la période et à l’engouement de l’idée européenne. En plus des « Pères de l’Europe », des personnalités connues des milieux politiques en raison de leur engagement et de leurs fonctions (hauts-fonctionnaires, membres de cabinets ministériels, directions administratives, etc.) au sein des divers gouvernements de la IVe République étaient présentes aux congrès majeurs identifiés. Certains hommes politiques, tels que Paul Ramadier61, Paul Reynaud62, François Mitterrand, Guy Mollet, Édouard Bonnefous, Léon Blum et Joseph Laniel63 ont multiplié les mandats à divers

59 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 7, Projet de note no 378, Jean Rivière, Ambassadeur de France en Belgique, Projet de Note a.s. Congrès de l’Europe, 14 mai 1948.

60 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 6, Note a.s. Mouvements fédéralistes, 17 juillet 1947.

61 Pour un aperçu biographique, voir annexe II. Selon l’historien Philippe Foro, Ramadier était, en raison de ses

multiples assignements, « un homme d’expérience et d’une réelle stature politique » Philippe FORO, « Paul Ramadier

et le gaullisme (1947-1958) », Annales du Midi 112, 230 (2000), p. 202.

62 L’historien Thibault Tellier souligne d’ailleurs que : « de ce dernier, on retient surtout sa prise de position en faveur

de la dévaluation dès le mois de juin 1934. Pourtant, tout au long de sa longue carrière parlementaire (1919-1962) il s’est intéressé aux questions constitutionnelles, proposant pour chaque régime des aménagements tendant à rééquilibrer l’exécutif vis-à-vis du législatif. » Thibault TELLIER, « Paul Reynaud et la réforme de l’État en 1933-

1934 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 78, 2 (2003), p. 62.

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ministères et à la Présidence du Conseil, ce qui donne un certain poids à leur militantisme. D’autres hommes politiques et haut-fonctionnaires sont aussi dignes de mention en raison de leurs implications politiques, comme Jacques Augarde, Paul Bastid, Pierre Bourdan, André François- Poncet, Pierre-Olivier Lapie, André Noël64, etc. Cette « nouvelle génération », pour emprunter les termes de Du Réau, a été très active dans ces mouvements. Il a été démontré par Gérard Bossuat, rappelons-le, que les membres de la haute-fonction publique en France pendant cette période ont eu une influence considérable dans l’orientation des politiques gouvernementales65, dont certains

figuraient également dans les « abonnés » des grands congrès européens dans l’après-guerre. Plusieurs ont également contribué à la diffusion des idées pro-européenne par la publication d’articles et de livres traitant des enjeux européens, dont L’Europe de demain, armées intégrées

ou communautés d’armement66, S’unir ou périr67, L’Europe unie, pourquoi, comment68 et

L’Europe face à son destin69, pour en nommer que quelques-uns. On y retrouvait d’ailleurs quelques idées communes, comme l’impuissance des États à affronter, seuls, les défis économiques contemporains70 et la situation géopolitique de l’Europe, comprimée entre le géant américain et soviétique71.

Les études de Du Réau et de Bossuat montrent d’ailleurs que plusieurs haut-fonctionnaires issus de cabinets ministériels et des experts nouvellement engagés au gouvernement ont joué un rôle majeur dans la circulation des idées entre les milieux intellectuels militants et la sphère

64 Pour un aperçu biographique de ces hommes politiques, voir annexe II.

65 Gérard BOSSUAT, « Les hauts fonctionnaires français et le processus d’unité en Europe occidentale d’Alger à Rome

(1943-1958) », Journal of European Integration History, 1, 1 (1995), pp. 87–109.

66 Pierre-Olivier LAPIE, L’Europe de demain, armées intégrées ou communautés d’armement, Paris, Centre d’études

de politique étrangère, 1953.

67 Paul REYNAUD, S’unir ou périr, Paris, Flammarion, 1951.

68 Guy MOLLET, L’Europe unie, pourquoi, comment, Paris, éditions du Parti socialiste, 1953. 69 Édouard BONNEFOUS, L’Europe face à son destin, Paris, PUF, 1952.

70 Dans L’Europe unie, Mollet indiquait qu’« aucune de nos nations [européennes], si elle demeure isolée, ne peut

espérer ni dans le présent, ni pour l’avenir, résoudre, à l’échelon national, les grands problèmes économiques et sociaux de l’ère moderne. L’essor économique et le progrès social impliquent l’unification du marché européen, une production, une distribution organisées dans un cadre beaucoup plus vaste que les frontières évidemment périmées. » Guy MOLLET, L’Europe unie, op. cit., p. 41.

71 Paul Reynaud accorde d’ailleurs un chapitre à cette situation, qu’il décrivait en introduction de ce chapitre dans une

perspective contraignante : « L’état politique et économique du monde après la deuxième guerre universelle offre un tableau saisissant. Deux géants, les États Unis et l’URSS, qui représentent deux civilisations différentes et même contraires, deux géants qui sont les deux pôles de l’humanité. Entre eux, les démocraties dont la division peut provoquer soit le triomphe de la première ou de la seconde de ces deux conceptions de la vie, soit un équilibre pacifique entre elles et finalement une entente mondiale dont les chances, par malheur, ne semblent que lointaines. » Paul REYNAUD, op. cit., p. 41.

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gouvernementale. Une porosité entre ces deux milieux était par conséquent consommée et, pour le prouver, Bossuat s’est attardé au cas d’Hervé Alphand, d’Olivier Wormser (direction des Affaires économiques et financières au ministère des Affaires étrangères), d’Alexandre Kojève (Commissariat général du Plan), de Guillaume Guindey et de Jean Sadrin, tous deux à la Direction des Finances extérieures du ministère des Finances72. Ceux-ci auraient d’ailleurs porté au sein du

gouvernement et parmi les milieux militants un argument économique favorable à l’unification européenne, faisant d’eux des lobbyistes européistes possédant une capacité d’influence importante ainsi qu’une étendue de la diffusion de leurs idées impressionnante.

Lors de ces rassemblements, l’argument économique constituait le cheval de bataille pour nombre de parlementaires qui vivaient de l’intérieur les difficultés occasionnées par la guerre73. Cet

argument était fondé sur l’état perpétuellement déficitaire des balances de paiement des États européens, même si ceux-ci étaient largement soutenus par des prêts ou par les crédits Marshall dans le cadre de l’ERP. La pérennisation de la précarité des situations économies européennes post-1945 était vue comme le produit du morcellement de l’Europe. Les marchés nationaux pour l’écoulement des produits étaient limités, les niveaux de productions trop bas et les prix trop élevés. La fusion des marchés européens semblait constituer une option à considérer pour résoudre du moins en partie ces problèmes, associés à l’accès privilégié à des marchés étendus et ouverts aux échanges. À titre d’exemple de cet argument économique pro-européen, le Comité français de liaison des mouvements pour l’unité européenne74 avait publié un pamphlet vantant les progrès faits par le Congrès tenu à La Haye en septembre 1947 et insistait sur les résolutions prises dans le domaine économique. Celles-ci félicitaient d’une part les efforts de reconstruction entamés par les gouvernements et, d’autre part, soutenaient les États européens n’étaient pas pour autant tirés d’affaire, car la situation économique de l’Europe ne semblait pas être suffisamment redressée pour envisager la rupture de dépendance envers les capitaux américains. Selon ces résolutions, une union économique était devenue une nécessité et des mesures devaient être mises en place pour encourager les échanges européens. Parmi elles, il était possible de considérer sérieusement la

72 Élisabeth DU RÉAU, L’Idée d’Europe au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 2001, p. 130 ; Gérard BOSSUAT, « Les

hauts fonctionnaires français et le processus d’unité en Europe occidentale d’Alger à Rome, 1943-1958 », Journal of

European Integration History, 1, 1 (1995), pp. 87–109. 73 Daniel THÜRER et Pierre-Yves MARRO, op. cit., pp. 18-21.

74 Ce comité rassemblait plusieurs petits groupements militants pour une Europe fédérale. Il avait donc pour objectif

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réduction des restrictions quantitatives, l’abolition de certains tarifs douaniers, la libre convertibilité des monnaies, le libre déplacement de la main d’œuvre, l’harmonisation des législations sociales, etc75.

Dans cette logique, les avantages qui en découleraient seraient tels que les États européens pouvaient espérer un redressement de leur économie respective. Ce rapprochement pouvait en outre favoriser l’échange d’informations entre les États de manière à ce qu’une convergence graduelle des intérêts économiques se produise et que les projets européens ultérieurs soient issus d’intérêts et de préférences européennes convergentes, voire partagées.

Les États-Unis d’Europe étaient également un concept qui faisait appel à une réflexion critique quant à la place que les États européens d’alors avaient dans leur environnement géostratégique élargi : au sein de l’alliance atlantique, du bloc de l’Ouest, ou mondialement. Des arguments pro- européens se basaient d’ailleurs sur les modifications de l’ordre mondial après 1945 pour arguer notamment que le fédéralisme serait un palliatif à la perte de vitesse de l’Europe. Ces arguments mettaient, pour certains, la réconciliation franco-allemande au cœur du processus de l’unification de l’Europe, alors que pour d’autres il s’agissait d’un corollaire aux mouvements fédératifs. Jacques Gascuel, journaliste et directeur de la revue Perspectives, avait mis de l’avant cet argument dès la fin de la guerre ; la clé de l’Europe communautaire semblait résider dans l’intégration pacifique de l’Allemagne76. La question de l’environnement stratégique de l’Europe et de la

hiérarchie des puissances dans le nouvel ordre post-1945 rendait inévitables les débats sur la portée qu’une modification des dynamiques des relations internationales intra-européennes.

Coudenhove-Kalergi à ce titre évoquait trois scénarios possibles quant au futur de l’Europe : une Europe démembrée en vingt États éclatés ; une Europe découpée en une sphère d’influence britannique et russe ; ou une Europe unitaire et libre dans une fédération pacifique77. Même si son

mémorandum réduisait délibérément les options à la disposition des États européens, il n’était pas rare que les membres de ces mouvements fassent référence au manque de marge de manœuvre économique, politique et diplomatique des États. Coudenhove-Kalergi posait d’ailleurs ce

75 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 6, Comité français de liaison des mouvements pour l’unité européenne, Le Congrès de l’Europe : son objet et ses réalisations, 1948.

76 MAE, 217PAAP, vol. 72,Jacques Gascuel, Note, 1er mars 1945.

77 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 6, Richard Coudenhove-Kalergi, Memorandum on the European Question and America, 1945.

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dilemme dans des termes où il était difficile de concevoir une autre voie possible pour le futur de l’Europe que celle du fédéralisme78. Il posait la question de l’Europe comme une organisation

politique et économique de l’Europe rationnelle (ou logique), puisque la préservation d’une carte européenne morcelée aurait constitué, selon ses termes, un anachronisme. Une fédération européenne aurait ainsi occupé une fonction économique, géostratégique, mais aussi politique. La naissance (et même la renaissance) de nombreux mouvements pro-européens, tout comme les filiations des différents groupes, révélait de manière claire que le débat de l’entre-deux-guerres était loin d’être clos. Le foisonnement et la multiplication des mouvements et des groupuscules militants révélaient en outre qu’une frange considérable de l’élite politique, économique et parlementaire était convaincue du poids que ceux-ci avaient en raison même de leur composition et aussi grâce à leur dynamisme et leur portée. Ce contexte intellectuel faisait en sorte que l’idée de l’Europe unifiée n’était pas qu’un feu de paille, même si cela ne pouvait pas toujours être transposé en milieu parlementaire classique.