• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE I : Au cœur des nécessités économiques et impératifs diplomatiques, 1945-

1.2. Le relèvement

1.2.2. La fonction économique des colonies dans l’ensemble français

Les colonies avaient contribué significativement à l’effort de guerre entre 1939 et 1945, tout comme lors de la Première Guerre mondiale, avec un apport en hommes et en matériels109. La contribution des colonies, pour ce qui est du dernier conflit en date, se révélait aussi fondamentalement politique. L’Afrique française avait incarné pour plusieurs hommes politiques un symbole de la survivance de la culture française et de la France libre. Il était ainsi logique que l’après-guerre soit le théâtre d’une popularisation du mythe selon lequel la constitution d’un circuit économique franco-africain aurait pour effet de vitaliser l’ensemble de la République. Dans la même logique, les colonies pouvaient constituer des atouts importants pour le relèvement de la France. L’Union française n’a été que mentionnée brièvement dans le Plan de Modernisation et

d’Équipement, mais cela ne visait pas à écarter les colonies du processus de modernisation des

secteurs industriels de base. Une transformation de la place et du rôle des colonies dans la

108 L’historienne Frances Lynch développe d’ailleurs un argument intéressant sur la manière dont le Plan Monnet a

été reçu par le gouvernement. Voir : Frances LYNCH, « Resolving the Paradox of the Monnet Plan: National and International Planning in French Reconstruction », The Economic History Review, vol. 37, no 2 (1984), p.229-243. 109 À propos des troupes coloniales et de leur implications dans les divers conflits, voir notamment : Pierre

MONTAGNON, L’armée d’Afrique : de 1830 à l’indépendance de l’Algérie, Paris Pygmalion, 2012 ; Frédéric GARAN (dir.), Défendre l’Empire : Des conflits oubliés à l’oubli des combattants, 1945-2010, Paris, Vendémiaire, 2013.

82

planification économique était en effet prévu dans la planification économique d’ensemble. Le retard dans le développement des départements d’Afrique du Nord et des territoires d’outre-mer ainsi que la nature de leur production – souvent mal adaptée à l’exportation faute d’infrastructures, de techniques ou de machineries spécialisées requises pour une production à grande échelle – engendrait des problèmes significatifs. L’empire recelait donc potentiellement des ressources pouvant être mises à contribution pour la remise sur pied de l’ensemble français, mais les investissements requis dépassaient les capacités du gouvernement dans le contexte de la reconstruction du territoire métropolitain. La contribution des colonies était donc marginale dans l’immédiat après-guerre. Une commission ad hoc, en ce sens, devait procéder à l’étude des conditions économiques des pays et territoires d’outre-mer afin d’en dégager des pistes de réflexion sur leurs perspectives de développement et leur potentiel réel.

Le gouvernement français d’après-guerre cherchait en ce sens à mesurer exactement la nature des investissements à faire dans l’immédiat dans l’outre-mer, mais on s’intéressait surtout aux retombées éventuelles. On affirmait dans le Plan Monnet que même si ces chiffres étaient avancés afin de donner une idée de l’amplitude des efforts à fournir, les travaux en vue de la modernisation de la production conduisaient à une évaluation globale d’environ « 250 milliards de francs (valeur 2eme trimestre 1946) pour l’ensemble des investissements publics et privés à effectuer en Afrique du Nord de 1946 à 1950110 ». En considérant la forte pression démographique111 des départements nord-africains ainsi que la présence d’un potentiel hydroélectrique, on planifiait un développement de l’industrie de transformation, que ce soit des produits agricoles, des minerais ou autres produits voués à une consommation locale ou à des fins d’exportation.

En ce qui concerne le reste de l’Union française, les objectifs du plan demeuraient dans la même orientation que ceux effectifs en métropole : augmenter les niveaux de production dans tous les domaines ainsi qu’élever le niveau de vie des populations. Il était toutefois précisé que ces principes devaient se traduire par l’« application de plans de productions vivrières », afin de « remédier aux déficiences de l’alimentation des autochtones en portant à 2 000 ou 2 500 calories

110AN, CGP, vol. 2, Commissariat général du Plan de Modernisation et d’Équipement, Rapport général sur le Premier

Plan de Modernisation et d’Équipement, 1er novembre 1946.

111 En 1956, on recensait la croissance démographique de l’Afrique du Nord à 2,5 % par an. Fondation Jean Monnet

pour l’Europe (FJME), Fonds Robert Marjolin (RM), ARM, dossier 13, doc. 13/4/11, Note sur les investissements en

Algérie – Inventaire et perspectives d’avenir. Cela supposait de nombreux problèmes économiques notamment en

83

la quantité d’énergie fournie par la nourriture à chaque habitant112 ». De plus, l’aménagement de plantations et le développement d’une industrie de transformation des cultures d’oléagineux visaient ainsi à s’assurer une part du marché mondial. À cela s’ajoutait la poursuite de l’exploration du sous-sol africain et la construction d’infrastructures destinées au transport (routes, ports, ponts, aéroports, etc.). Ces charges revenaient à la France et en partie aux investisseurs privés intéressés à favoriser la production industrielle dans l’Union française. Le Fonds d’investissement et de développement économique et social de la France d’outre-mer (FIDES) constituait pendant cette période l’organisme par lequel les investissements et les orientations économiques transitaient en matière de développement. Le Plan, en bref, tentait de mettre en place les outils nécessaires pour que les pays et territoires d’outre-mer puissent être minimalement autonomes du point de vue alimentaire en favorisant les cultures vivrières – et par là laissait à la tradition le soin de déterminer la nature de ces plantations – et augmenter leurs exportations en direction de la métropole et du marché mondial. Tout en garantissant un strict minimum – cultures vivrières – aux populations indigènes, la France organisait l’industrie africaine en fonction de ses besoins en ressources et en fonction de la part de marché que les denrées africaines pourraient occuper. Ce qui revient à vouloir rendre les flux d’échanges entre la métropole et l’Union française mieux adaptés à ce dont la France a besoin et non l’inverse. Les élites politiques et économiques voyaient, dans cette perspective, une complémentarité évidente entre les besoins de la métropole et le potentiel inhérent de l’Union française.

Néanmoins, il ne s’agissait pas uniquement d’une question de déploiement des investissements requis à l’augmentation de la production ; derrière cette orientation économique, la vision du rôle des colonies africaines apparaissait en filigrane. Anton Zischka, journaliste et écrivain, dépeignait cette relation économique entre la France et ses colonies africaines : « L’Afrique nous sera utile – et nous serons utiles à l’Afrique – qu’à condition de l’exploiter en commun, et d’apporter au continent noir des améliorations effectives. Le temps des vaines promesses et de la violence est révolu. En Afrique, comme en Asie. » Il poursuivait en soulignant la caducité des politiques assimilationnistes et les effets négatifs qu’elles ont eus : « Nous avons rendu les indigènes méfiants à notre égard, et ils ne croient absolument plus à notre supériorité morale. Il nous reste à leur

112AN, CGP, vol. 2, Commissariat général du Plan de Modernisation et d’Équipement, Rapport général sur le Premier

84

prouver notre supériorité technique, et à les intéresser au bénéfice de la plus-value que leur apporteront nos connaissances scientifiques. Le grand obstacle reste d’ordre moral. Nous sommes, par notre propre faute, dépréciés aux yeux des indigènes113. » Il revenait donc, selon Zischka, à la France de démontrer les avantages du lien constitutionnel entre la France métropolitaine et l’Union française, car en cet après-guerre peu de projets avaient réellement pris forme et les planifications économiques favorisaient d’abord les intérêts métropolitains qu’africains. Par contre, ces considérations recelaient en elles-mêmes la même ascendance civilisationnelle que dans l’entre- deux-guerres. Selon Zischka, la France – avancée technologiquement – allait montrer la voie aux colonies africaines retardées afin qu’elles intègrent éventuellement le noyau des économies modernes et développées, par un partenariat où la France constituerait un modèle économique auquel il faut s’arrimer. Il était dorénavant à la métropole de montrer la voie et, ce faisant, de rétablir un lien de confiance avec les élites des colonies africaines ; confiance en un avenir partagé, passant par la valorisation du lien organique qui unissait la France et l’Afrique.

Le premier plan français n’envisageait cependant aucune structure au-delà de l’Union française. Il suivait les modèles empreints des mêmes préoccupations que Sarraut avait exposés. Ce dernier faisait la promotion d’une campagne d’outillage des colonies afin qu’elles soient complémentaires à la métropole, tout comme le Plan Monnet souhaitait que des investissements publics et privés interviennent dans les départements, pays et territoires d’outre-mer. Ces efforts de modernisation étaient prévus dans le but d’augmenter la production de produits exportables, ce qui était essentiel à la balance des comptes métropolitains. Sarraut faisait remarquer que les investissements dans les colonies, ce qu’il appelait les « travaux coloniaux », demeuraient un moyen efficace et rentable d’accroitre la production, encore plus que la modernisation effectuée dans la métropole : « Alors que les grands travaux métropolitains contribuent seulement à “l’augmentation” de la production, les grands travaux coloniaux ont pour conséquence de “créer” la production, par la mise en œuvre de richesses inexploitées, mais utilisables aussitôt qu’elles sont devenues accessibles, mis en œuvre qui permettra, à son tour, de préparer l’exploitation progressive de richesses moins immédiates114. » Même s’il était d’accord avec la priorité accordée à la reconstruction d’usines et des houillères touchées par la guerre, il demeurait convaincu du devoir qu’avaient les pays

113 Anton ZISCHKA, Afrique, complément de l’Europe, Paris, Robert Laffont, 1952, p. 261. 114 Albert SARRAUT, op. cit., p. 80.

85

européens de mettre en œuvre les moyens pour exploiter ces ressources d’outre-mer alors qu’il affirmait : « La validité de la possession coloniale n’est certes point contestée à leurs possédants, non plus que le privilège légitime acquis par leurs sacrifices sur l’exploitation et les fruits du domaine. Mais leur droit peut-il aller jusqu’à laisser éternellement en friche des sols dont la fertilité promet aux besoins humains tant de précieuses et nécessaires nourritures 115? » La valeur de

l’investissement dans l’outre-mer était également partagée par les concepteurs du Plan de

modernisation et concevait la nécessité de l’outillage en raison des retombées que la création

d’industries (énergétiques notamment) pouvait avoir dans un futur proche pour l’ensemble français116.

Ce contexte a permis à l’argument cartiériste de gagner en popularité pendant cette période. Cet argument se résumait à un calcul des coûts et bénéfices des investissements coloniaux. Raymond Cartier, un des tenants les plus connus de cette critique à l’égard de la politique coloniale française117, soutenait en somme que les colonies demandaient trop d’investissements par rapport à ce qu’elles pouvaient rapporter à la métropole en matière de retombées économiques. Comme le soutiennent les historiens Frederick Cooper et Natalie Ruz, le cartiérisme était présenté comme un calcul de rentabilité très froid et sans considération pour les aspirations africaines ou pour le projet colonial français. Ce n’était pas une tendance majoritaire dans les milieux politique et économique d’après-guerre, même s’il faut reconnaitre que le cartiérisme demeurait un argument qui pesait sur les esprits lorsque l’on évoquait les projets français, dans un contexte global de la fin éventuelle

115 Ibid., p. 30.

116 Germaine Tillon, ethnologue spécialiste de l’Algérie, soutenait en fait que cette modernisation était en fait à la

source d’une partie des problèmes économiques algériens, car il bouleversait trop drastiquement l’économie traditionnelle. « Parallèlement, l'affirmation de la monnaie comme support privilégié du commerce entraîne les paysans dans un cercle vicieux : ils vendent leur production immédiatement après la récolte afin de pouvoir rembourser leurs dettes, gardant de quoi survivre, mais trop peu pour une année pleine ; ils achètent alors à un prix plus élevé de quoi tenir, de quoi assurer les besoins immédiats - et ce jusqu'à la prochaine récolte. L'équilibre de la «société archaïque» devait son maintien à l'effort de gestion mis en œuvre par la population. Le contact franco-algérien a ruiné l'économie traditionnelle, et donc les possibilités de cet équilibre ; ce à quoi il faut ajouter la confrontation aux moyens mécaniques de l'agriculture européenne, et à la culture occidentale en général. » Fabien SACRISTE, Germaine Tillion,

Jacques Berques, Jean Servier et Pierre Bourdieu : des ethnologues dans la guerre d'indépendance algérienne, Paris,

Harmattan, 2011, p. 67.

117 En plus de l’article du 18 août 1956 qui a popularisé le cartiérisme, plusieurs autres articles témoignent également

de cette prise de position, comme il est possible notamment de le constater dans un compte-rendu analytique d’un article sur la Conférence de Bandung dans les archives de la Présidence de la République. Voir : AN, Papiers des chefs de l’État, Quatrième République, 1947-1959 (4 AG), vol. 553, Compte-rendu d’article de Raymond Cartier dans

86

de l’empire118. Les investissements requis pour que soient rentables les productions en provenance

des colonies étaient considérables, d’autant plus que l’absence de formations spécialisées conditionnait les industries potentielles à être en manque permanent de main-d’œuvre spécialisée, au même titre que le manque d’infrastructures dans le domaine des transports. Il semblait ainsi très couteux d’entreprendre l’exploitation de sites éloignés où l’on retrouvait des matières premières en bonne quantité dans les colonies françaises, surtout celles concentrées sur le continent africain. Des fonds ont été accordés pour l’augmentation de la qualité de vie des populations indigènes dans le second Plan de Modernisation et d’Équipement, ce qui appuie l’interprétation du Plan Monnet comme un instrument pour raffermir le pouvoir impérial français sur les colonies, surtout celles qui demeuraient extrêmement dépendantes des investissements pour leur développement économique. Le Plan induisait une primauté des besoins de la métropole sur ceux des colonies. Si l’objectif du gouvernement avait effectivement été celui d’augmenter le niveau de vie des populations indigènes et non pas l’obtention d’une balance de paiement favorable, cette planification ne serait pas centrée sur la modernisation des productions exportables, mais bien sur les moyens à mettre en œuvre une amélioration globale de la qualité de vie des populations. La formation d’ouvriers spécialisés et l’obtention d’équipements de base pour les cultures vivrières auraient ainsi dû figurer dans les moyens pour atteindre ce but, tout comme l’augmentation du nombre et de la qualité des infrastructures publiques (hôpitaux, écoles primaires, routes, puits d’eau potable, etc.). Ce type d’infrastructures à vocation sociale manquait cruellement, surtout dans les départements d’Afrique du Nord, où la pression démographique engendrait des problèmes économiques et sociaux majeurs (taux de chômage galopant, analphabétisme, pauvreté extrême, disette, etc.)119. En considérant les données économiques, cette manifestation d’un colonialisme tardif allait poser les premiers jalons de la politique coloniale post-1945120.

Cette planification économique métropolitaine révélait plusieurs éléments importants quant à l’orientation de la politique coloniale française post-1945, mais elle révélait aussi l’urgence de la situation pour la France et l’état général de l’économie. En plus de cette mise à contribution de

118 Frederick COOPER, op. cit., p. 461; Natalie RUZ, « La force du “cartiérisme” » dans Jean-Pierre RIOUX (éd), La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, pp. 328-336.

119 Voir notamment : Pierre BOURDIEU et Abdelmalek SAYAD, Le déracinement : la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Éditions de Minuit, 1964. ; Germaine TILLON, L’Algérie en 1957, Paris, Éditions de Minuit, 1957.

87

tous les éléments à la disposition de la France en vue du redressement de son économie nationale, il fallait aussi envisager une aide extérieure. Dans le contexte de la Guerre froide, tout portait à croire que cette aide constituerait davantage qu’un appui à une nation en difficulté, mais elle aurait aussi des résonnances idéologiques.