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CHAPITRE II : Les choix d’une puissance déclinante, 1948-1950

2.2. L’idée européenne et les difficultés économiques

2.2.2. Le fédéralisme et le Conseil de l’Europe

Un changement de paradigme, dans ce domaine, était-il possible ? Dans les cercles gouvernementaux, une piste de réponse à cette question résidait dans la notion de morcellement (mais cette fois politique) de l’Europe. La valeur stratégique de l’unification de l’Europe, surtout dans un climat international de moins en moins sûr, prenait alors tout son sens. Le général Kœnig, dans un rapport daté du mois de mars 1948, à peine trois jours à la suite de la signature du Traité de Bruxelles instituant l’UO, ajoutait ses analyses à celles déjà existantes à ce sujet, en soulignant qu’une Europe unifiée (incluant l’Allemagne de l’Ouest) modifierait sans aucun doute les calculs des puissances en présence ainsi que leur équilibre (balance of power), et ce, de manière favorable à la France et plus généralement au bloc occidental79. Cette idée rejoignait la conception d’une « troisième force », tel que l’avait promu Léon Blum notamment, et ce, dès 1945, afin de faire

78 Anne-Marie SAINT-GILLE, La « Paneurope » : un débat d’idées dans l’entre-deux-guerres, Paris, Presses de

l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, pp. 83-112.

79 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 6, Gouvernement militaire de la ZOF, L’Allemagne dans la Fédération des États libres d’Europe, 20 mars 1948.

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contrepoids aux puissances américaines et soviétiques80. Selon Kœnig, cette dynamique pouvait être un élément essentiel à un équilibre mondial pacifique. Cette « troisième force » ne pouvait pas se faire sans l’Allemagne selon le général et cela semblait faire l’unanimité parmi ses partisans. Kœnig était en outre convaincu qu’il fallait attendre le bon moment pour mettre en branle ce projet, sans quoi il perdrait l’appui d’un bon nombre d’hommes politiques réticents à une intégration étroite de l’Allemagne de l’Ouest à l’Europe. Un « désarmement moral » de l’Allemagne devait être opéré afin de faciliter les interactions entre les pays européens81. Churchill avait d’ailleurs

affirmé que les États-Unis d’Europe ne pouvaient exister qu’à condition qu’un désarmement total de l’Allemagne soit exécuté et, selon lui, la France seule pouvait amorcer les rapprochements, en raison de l’historique du couple franco-allemand82.

Les conditions de l’admission de l’Allemagne dans les États-Unis d’Europe semblaient effectivement être le reflet des préoccupations sécuritaires de la France à cette époque, ce qui témoignait des doubles rôles qu’ont occupés un bon nombre d’hommes politiques ; à la fois membres de mouvements fédéralistes européens et à la fois membres actifs du gouvernement. René Massigli, ambassadeur de la France à Londres83, rapportait toutefois que les membres de ces mouvements étaient conscients que cette question s’inscrivait dans un contexte mondial plus large que les simples intérêts immédiats étatiques. Bien que les États-Unis d’Europe, tel que promu par Churchill et d’autres mouvements analogues, n’étaient pas, dans ses fondements, dirigés contre l’URSS, il paraissait évident qu’ils avaient comme but de contrebalancer son influence en Europe84. L’Allemagne était ainsi consacrée comme le pivot du futur de l’Europe. Si l’Allemagne était au final intégrée dans une Europe fédérale, elle allait renforcer la cohésion des États européens entre eux. Elle serait ainsi un facteur pour le renforcement économique de l’Europe en entier ; sans elle, le visage de l’Europe aurait été très différent compte tenu du potentiel économique énorme

80 Michael NEWMAN, « Leon Blum, French Socialism, and European Unity, 1940-50 », The Historical Journal, 24,1

(1981), pp. 189-200.

81 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 7, M. Rauzier, Direction de l’information, L’Allemagne et les États-Unis d’Europe, 12 avril 1948.

82 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 4, Télégramme no 449, René Massigli, Télégramme à l’arrivée a.s. M. Churchill et les États-Unis d’Europe, 17 février 1947.

83 Pour un aperçu biographique, voir annexe II.

84 MAE, 217PAAP, vol. 77, Dépêche no 205, René Massigli, Dépêche a.s. Constitution d’un Comité pour une Europe unie, 23 janvier 1947.

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qu’elle possédait85. L’Allemagne en somme allait contribuer à la projection de la puissance

européenne à l’international.

Au gouvernement, la notion d’urgence s’ajoutait à ce dilemme, puisque les politiques d’occupation de l’Allemagne ont suscité non seulement ce que l’on pourrait qualifier un mécontentement populaire, mais une renaissance du nationalisme allemand, promouvant l’unité allemande et la fin de l’occupation. Plusieurs personnalités françaises ont signalé ce potentiel problème au Quai d’Orsay, dont Jean Laloy (diplomate), André François-Poncet (diplomate et haut-commissaire de la ZOF), Jacques Tarbé de Saint-Hardouin (ambassadeur de France et conseiller politique en Allemagne), Roger Carcassone (sénateur), etc. Ils évoquaient non seulement le ferment d’un renouveau du nationalisme allemand, mais ils déclinaient cette menace en évoquant le caractère revendicateur, revanchard ou militariste de ce sentiment national. Un empressement à régler ces tensions en Allemagne poussait également en faveur d’une canalisation positive de la force qu’elle recelait au bénéfice de l’ensemble de l’Europe et non à son détriment86.

Cette idée d’un fédéralisme européen87, même si elle n’était pas nouvelle88, a pris une ampleur

considérable entre 1945 et 1950 en raison de ces différents facteurs. Elle s’inscrivait dans un contexte international tendu et dans une atmosphère économique précaire. Elle s’est donc enracinée rapidement dans les milieux intellectuels et économiques, comme une solution viable pour régler des situations très complexes et dont les issues étaient limitées.

Ces hommes politiques favorisaient la diffusion des idées pro-européennes et anti-nationalistes, autant dans les milieux intellectuels, dans les partis politiques, que dans les cercles politiques et gouvernementaux fermés. Ils étaient par conséquent les vecteurs mêmes de la porosité entre les milieux militants et les différents ministères, du moins en France. L’attachement de certains

85 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 6, Gouvernement militaire de la ZOF, L’Allemagne dans la Fédération des États libres d’Europe, 20 mars 1948.

86 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 9, Direction d’Europe, Projet de note a.s. L’Allemagne et l’union européenne, 5

janvier 1949.

87 Même les groupements en faveur d’un gouvernement mondial se positionnait en faveur d’un fédéralisme européen,

en tant que premier pas vers la voie d’une structure à l’échelle planétaire. MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 6,

Common Cause: a Monthly Report of the Committee to Frame a World Constitution, mars 1948; MAE, Z-Europe,

Généralités, vol. 8, Télégramme à l’arrivée no 503, Pierre Saffroy, Télégramme a.s. Congrès de la Fédération

Mondiale à Luxembourg, 17 septembre 1948.

88 Carl PEGG, Evolution of the European Idea, 1914–1932, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1983;

Elizabeth DU REAU, L’Idée d’Europe au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 2001 ; Jean-Baptiste DUROSELLE, L’idée

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hommes politiques au projet communautaire européen a orienté l’attention que les gouvernements français successifs ont consacrée à ce qui se déroulait dans les congrès internationaux d’envergure ainsi qu’aux projets remis aux gouvernements européens (projet de Parlement, ébauche d’une Constitution, etc.). Cela est en outre avéré dans le cas de Bidault, alors ministre des Affaires étrangères français, alors qu’il écrivait à l’ambassadeur de France à La Haye en vue du Congrès du Fédéralisme européen prévu pour le mois de mai suivant, il a d’abord donné des consignes d’ordre général quant à la composition de la délégation, afin qu’ils représentent « à l’exclusion du mouvement communiste, la plupart des tendances qui se manifestent actuellement dans la vie politique française ». À cela il soulignait la portée de cet évènement et l’attachement déjà ressenti pour les mouvements pro-européens et leur travail par le gouvernement, sans doute pour que le représentant puisse mesurer l’envergure de sa tâche : « Étant donné l’importance que le gouvernement attache au développement des idées fédéralistes et la qualité de nos délégués, je vous serais reconnaissant de bien vouloir suivre avec l’attention qu’ils méritent, les travaux du Congrès et faciliter, dans la mesure du possible, les contacts qui pourraient s’établir avec profit à cette occasion89. » L’option du fédéralisme européen semblait dès lors constituer une voie possible pour l’Europe et la France.

Même si l’on peut retracer le rôle d’hommes politiques, haut-fonctionnaires et analystes dans la circulation et la promotion des idées fédérales au sein de divers gouvernements, il demeure important de ne pas généraliser cet engouement à l’ensemble de l’appareil gouvernemental, car une frange de cette classe politique demeurait sceptique des avancées possibles en ce domaine. Ces rassemblements fédéralistes pouvaient paraitre aux yeux de certains hommes politiques plus pragmatiques comme des conversations stériles90. Tant et aussi longtemps que les discussions étaient menées uniquement par des individus (en leur nom) et non par des représentants de gouvernements, dans le cadre de leurs fonctions officielles, ces discussions n’allaient pas se concrétiser. Les résolutions étaient, dans cette optique, utopistes et inapplicables en raison de l’absence de pouvoir exécutif et de portée réelle91. Le rapport du Comité international pour l’étude

89 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 7, Ministre des Affaires étrangères, Projet de note a.s. Congrès du fédéralisme européen, 29 avril 1948.

90 Certains membres du gouvernement, comme Pierre Saffroy, ministre de France à Luxembourg, faisaient état

ouvertement de leur hésitation, voire leur désapprobation par rapport au projet fédéralisme.

91 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 8, Télégramme à l’arrivée no. 503, Pierre Saffroy, Télégramme a.s. Congrès de la Fédération Mondiale à Luxembourg, 17 septembre 1948.

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des questions européennes en arrivait également à des conclusions similaires. Lors des congrès des mouvements pro-européens, trop de participants étaient dégagés de responsabilités au sein de gouvernements92. Ces mouvements s’épuisaient, par ailleurs, en vaines disputes sur des détails du fédéralisme européen et sur les moyens de le rendre viable. Le Comité rapportait finalement le caractère très généralement réactionnaire des groupements. Même les hommes politiques et les analystes qui paraissaient les plus sceptiques des mouvements pro-européens ne critiquaient au final uniquement l’absence de résultats concrets – ou son impossibilité – et non les idées.

Lorsque le Conseil de l’Europe est institué en mai 1949, il s’agissait pour un bon nombre des membres de ces mouvements pan-européens d’une initiative en faveur d’une étroite collaboration entre les États européens. Et plus encore, certains y voyaient un premier pas vers le fédéralisme. Le Comité exécutif international du Mouvement européen soulignait d’ailleurs que sa création qui « doit donc être saluée comme constituant un pas décisif vers l’exercice en commun de certains droits souverains délimités93 ». Cet organisme s’ajoutait au Pacte de Bruxelles, garantissant une assistance mutuelle, et à l’OECE, garante de la coordination des économies européennes, donc contribuait à l’établissement d’un lien permanent les États de l’Europe occidentale. Cette assemblée, telle qu’imaginée originellement au Congrès de La Haye, s’inscrivait dans une poursuite de l’exploration de l’étendue possible de la coopération et de la coordination des politiques européennes. Elle répondait, selon le préambule de son statut, à l’appel des « aspirations manifestes de leurs peuples, de créer une organisation groupant les États européens dans une association plus étroite94 ». Les dix États signataires souhaitaient, par cette réalisation, « sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun et de favoriser leur progrès économique et social », ce qui serait effectué par « par l’examen des questions d’intérêt commun, par la conclusion d’accords et par l’adoption d’une action commune dans les domaines économique, social, culturel, scientifique, juridique et administratif, ainsi que par la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales95 ».

92 MAE, CM, 7QO, vol. 46, Comité international pour l’étude des questions européennes, Notes sur les mouvements pour l’Union européenne, 13 octobre 1948.

93 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 9, Mouvement européen, Principes généraux d’une politique européenne, février

1949.

94 Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe (CVCE), Statut du Conseil de l’Europe (Londres, 5 mai 1949),

http://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/026961fe-0d57-4314-a40a-a4ac066a1801/a18e2f7e-b57b-471b- 99e3-f7a26b8327ca/Resources#4aa0bc88-cea9-48b2-902d-a19e5bbf2c82_fr&overlay, consulté le 7 mars 2017.

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À la suite de son institution, cependant, certains haut-fonctionnaires relevaient les failles de cette organisation, dont celle des possibilités limitées qu’elle offrait dans la poursuite de l’intégration européenne. Son fonctionnement inhérent condamnait cet organisme à n’être qu’un forum où des lignes directrices communes de développement économique et social pouvaient être suggérées, sans aucune obligation formelle. Il faut bien entendu comprendre que les États participants n’avaient pas été contraints à une adhésion au Conseil, mais faut-il supposer que chacun d’entre eux attribuait la même importance ou la même signification aux directives et résolutions ? Ce serait méconnaître les relations internationales européennes de l’époque que de réponses à cette question par l’affirmative. C’est en raison de cette inégalité des progrès vers l’intégration des pratiques économiques et sociales que la création du Conseil de l’Europe a été considérée comme un faux- départ de l’idée européenne. L’OECE croyait que le Conseil de l’Europe allait pouvoir jouer ce rôle de coordonnateur des politiques européennes96. Le Rapport de la Commission des Affaires

générales préparé conformément à la Résolution prise par l’Assemblée en août 1949 rapportait

toutefois plusieurs postulats concernant le fonctionnement du Conseil et sur ses possibilités d’évoluer parallèlement aux progrès effectués de l’idée européenne auprès des différents gouvernements97. La Commission avait comme objectif dans la rédaction de ce rapport de créer une base de discussion pour les gouvernements, mais insistait sur le fait que les problèmes d’intérêts communs d’alors ne pouvaient en aucun cas être résolus définitivement dans le cadre de la structure actuelle de l’Europe. Elle suggérait donc six postulats de base sur lesquels les propositions de ce rapport et ses recommandations étaient basées. Ce qui se dégageait de ceux-ci est une exaspération de la primauté des prérogatives des États européens ; que « toute action doit toujours être renvoyée pour approbation aux gouvernements individuels ». Un des postulats allait même jusqu’à avancer que, puisque ce sont aux États à mettre en branle les actions requises pour correspondre aux décisions du Conseil, cette procédure « n’atteint pas les buts qui doivent être poursuivis en Europe98 ». En ce sens, on y avançait que « si le Conseil de l’Europe est appelé à

devenir l’organe gouvernemental effectif pour l’Europe entière, les buts du conseil doivent être définis de façon plus concrète de sorte que les objectifs de l’ensemble de la machine gouvernementale soit clairement comprise ». Cela impliquait ainsi la création d’un corps législatif

96 MAE, CM, 11QO, vol. 48, Ministère des Affaires étrangères, Mémorandum, 12 novembre 1949.

97 OURS, fonds d’archives sur Guy Mollet (AGM), vol. 107, Commission des Affaires générales, Rapport de la commission des Affaires générales préparé conformément à la Résolution prise par l’Assemblée en août 1949. 98 Ibid.

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ainsi que d’un Conseil des ministres avec des pouvoirs étendus. Ce dernier aurait eu pour mandat de représenter les gouvernements signataires ainsi que l’élaboration des limites dans lesquelles l’Assemblée créée pourrait prendre des décisions.

Le Conseil de l’Europe suscitait des doutes profonds quant à savoir s’il était pertinent de donner un second souffle à cet organisme en le réformant, comme le rapport de la Commission des affaires générales le proposait, ou s’il était préférable de le maintenir en l’état, sachant les objectifs restreints qu’il pouvait atteindre. Toute progression vers un rapprochement de ces intérêts européens était, en ce sens, bien accueillie même si l’engouement pour les mouvements européistes laissait entendre que ces initiatives devaient aller plus loin qu’une simple coordination des politiques. Comme le rapportait la Direction d’Europe du Quai d’Orsay, si l’on pouvait croire que les évènements de la Seconde Guerre mondiale auraient levé les obstacles vers le renoncement des droits souverains traditionnels, on se trouvait au Conseil de l’Europe à se heurter aux mêmes réserves que celles qui avaient paralysé les actions de la SDN dans l’entre-deux-guerres. « L’acceptation du principe de la création du Conseil de l’Europe, suscitée par un mouvement d’opinion favorable impliquait cependant que les États signataires du Statut, dans la recherche d’une nouvelle structure de l’Europe, acceptassent quelque jour, volantes nolentes, de se soumettre aux exigences nouvelles de la coopération européenne99 », pouvait-on lire dans la dépêche. S’il semblait implicite que le Conseil de l’Europe était un laboratoire où les formules européennes pourraient être développées et testées, « le succès de l’entreprise ne peut se concevoir qu’au prix d’un abandon par chacun de ses attributs souverains », ce qui n’était pas le cas. La fonction purement consultative du Conseil restreignait les possibilités que cet organisme devienne celui par lequel le projet intégratif européen verrait le jour, même s’il était envisageable de l’intégrer à une structure politique plus vaste.

La table était mise pour un changement radical en Europe. La question allemande, les pressions économiques et financières sur les gouvernements européens, l’environnement géostratégique instable poussaient les membres du gouvernement français à tenter de trouver une solution qui deviendrait la clef de voûte d’une politique holistique en France. L’engouement autour de l’idée des États-Unis d’Europe et des possibilités qu’elle offrait était davantage qu’une mode passagère.

99 MAE, Z-Europe, Conseil de l’Europe (CE), vol. 18, Direction d’Europe, Dépêche a.s. Perspective d’avenir du Conseil de l’Europe, 26 avril 1950.

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Elle n’était pas nouvelle, mais elle avait pour avantage d’être en mesure de mobiliser autour d’elle un nombre impressionnant d’élus, de diplomates, d’intellectuels, pour au final représenter une lame de fond qui s’est d’abord matérialisée dans la création du Conseil de l’Europe. La France ne pouvait plus se permettre le luxe d’une ambivalence en ce domaine. Trop d’enjeux dépendaient de l’initiative de la France, alors qu’en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux États-Unis on doutait que ses dirigeants n’aient le courage politique de s’y lancer. Pour reprendre les termes de Paul Raynaud au Congrès de La Haye, le gouvernement devait faire le choix de « l’Europe ou la mort100 ». Cette apparente prise de conscience des effets du nationalisme véhément de l’entre-

deux-guerres a été une source de réflexions d’autant plus critiques qu’intenses sur l’avenir et la pertinence de cette manière de concevoir les relations internationales intra-européennes. L’avenir de la France, cependant, ne dépendait pas uniquement de la création de normes internationales européennes nouvelles pour éviter un inéluctable morcellement des nations européennes, il était hautement dépendant de leur habileté à coordonner plusieurs de leurs intérêts vitaux, poursuivis simultanément.

La situation économique européenne et la cristallisation de la rupture entre l’URSS et les trois autres puissances occupantes, rendait évidente la nécessité du relèvement de l’Allemagne101. Le

gouvernement français conservait toutefois à l’égard de l’Allemagne à l’aube de l’année 1948, une politique malthusienne qui était en effet incompatible avec la quête d’une stabilité politique et économique en Europe102. Les dirigeants américains et britanniques ne donnaient pas la priorité aux soucis français de sécurité européenne en rapport au « danger allemand » et le maintien d’une stabilité économique en Europe, comprenant le relèvement des zones occidentales de l’Allemagne, restait au cœur de leurs préoccupations, comme il était possible de le constater lors des Conférences de Londres103. L’année 1948 a ainsi été un tournant en politique étrangère française, car le

100 MAE, Z-Europe, Généralités, vol. 7, Jean Rivière, Télégramme à l’arrivée no 364, 8 mai 1948.

101 Raymond POIDEVIN, « Plan Marshall et problème allemand : les inquiétudes françaises (1947-1948) », dans René

GIRAULT et Maurice LÉVY-LEBOYER (dir.), op. cit., pp. 87-96.

102 MAE, Z-Europe, Allemagne, vol. 82, Sous-direction d’Europe centrale, Note, 3 mai 1948.

103 Voir entre autres : FRUS, Germany and Austria (1948), vol. 2, The Associate Chief of the Division of Western European Affairs (Wallner) to the Counselor of Embassy in France (Bonright), 16 janvier 1948, pp. 27–28; Ibid., Memorandum by the Secretary of State to the President; Subject: Security Against Germany, 11 février 1948, pp. 60–

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gouvernement a pris conscience de l’ineffectivité de ses méthodes. Au regard du degré de destruction de l’Europe et de l’importance de l’Allemagne du point de vue géostratégique, l’Europe devait être conçue et planifiée comme un tout, incluant celle-ci. Toute politique qui