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La sociologie de la souffrance causée par l’organisation du travail

Dans le document UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (Page 42-47)

CHAPITRE I : LES GRANDES ÉTAPES DE LA PENSÉE SOCIOLOGIQUE SUR

1.3 Les « aproches cliniques » sur l’organisation du travail

1.3.1 La sociologie de la souffrance causée par l’organisation du travail

Les problèmes reliés aux expériences sensibles du travailleur ont été étudiés par un courant de pensée contemporain globalement nommé « Approches cliniques du travail » (Dejours, 2015a, 2015b; L’Huilier, 2006; Clot, 2002). Ce courant de pensée regroupe un spectre d’études dites, selon les auteurs, de « psychopathologie du travail », de « psychodynamique du travail », de « clinique de l’activité », ou encore de

« psychologie sociale du travail » : autant d’approches qui « entretiennent des relations

privilégiées avec certains courants de l’ergonomie, de la médecine du travail et de la sociologie du travail » (Molinier et Flottes, 2012, p. 51). Nous semblent plus particulièrement pertinentes pour notre étude les analyses dites de psychodynamique du travail (Dejours, 2008, 1990, 1980) et de sociologie clinique (Aubert et Gaulejac, 1991 ; Aubert, 2003 ; Gaulejac, 2011 ; Gaulejac et Hanique, 2015).

Centrée sur la dialectique des relations plutôt que sur l’individu et ses symptômes la psychodynamique du travail8 s’intéresse « aux processus intersubjectifs qui rendent possible la gestion sociale des interprétations du travail par les sujets » (Dejours, 2008, p. 228). Partant de la psychopathologie du travail et des premières études des années 1950 par Louis Le Guillant, Claude Veil et Paul Sivadon, Christophe Dejours se donne pour objectif : « l’analyse de la souffrance psychique résultant de la confrontation des hommes à l’organisation du travail » (2008, p. 216).

Hormis Christophe Dejours très informé de psychanalyse, la plupart des chercheurs en psychodynamique du travail proviennent pour la majorité d’entre eux de l’ergonomie (Eg. François Daniellou, Pierre Logeay, Philippe Davezies) et ont principalement concentré leur attention sur l’environnement physique du travail (bruit, température, conditions chimiques et biologiques, vapeurs, poussières, virus, bactéries, etc., plutôt que sur les conditions salariales de travail. Il s’agit en premier lieu de s’attarder aux conditions qui mettent à risque le corps et peuvent causer des pathologies mentales ou psychosomatiques. Mais ces divers chercheurs ont aussi démontré que l’on peut constater dans un environnement de travail physiquement adéquat des états d’une souffrance psychique importante.

8 Dans cette recherche nous avons privilégié les travaux du courant francophone. Pour les bases d’une psychodynamique du travail, cf. également les auteurs de langue anglaise Cilliers & Koortzen (2000) et Czander (1993).

Dejours (1980) part de la prémisse marxiste que le travail industriel est un malheur social et historique qui atteint la santé mentale du travailleur. L’organisation moderne du travail est une « donnée préexistante à la rencontre entre l’homme et le travail » à laquelle le travailleur ne peut que se soumettre.

Partant d’une approche de laboratoire, Dejours va s’inspirer de la phénoménologie et du modèle psychanalytique du fonctionnement psychique. Rapidement, ses travaux et ceux de ses collaborateurs vont se centrer sur les stratégies de défense individuelles et collectives mises en place par les acteurs contre la souffrance, et contre les dommages à la santé mentale que peut causer le travail. À son tour, et dans des termes assez proches de ceux déjà utilisées par Crozier et Friedberg, Dejours (1990, p. 689) se pose la question de savoir « comment les travailleurs, dans leur majorité, parviennent (…) malgré les contraintes de la situation de travail, à préserver leur équilibre psychique et à demeurer dans la normalité ». L’auteur n’est pas naïf, il sait que la normalité est « un équilibre instable, fondamentalement précaire entre des contraintes de travail déstabilisantes – voire pathogènes –, qui causent la souffrance, et les défenses psychiques contre la souffrance » (p. 690). Aussi rappelle-t-il l’importance historique, et la nécessité maintenue de la solidarité ouvrière et de ses luttes collectives :

Une forme radicalisée de stratégie collective de défense (qui) émerge dans des situations de souffrance où il n’y a plus d’espace de discussion pour réaménager le rapport à l’organisation du travail d’une part, où le renoncement des agents à toute action d’amélioration se traduit par l’apparition d’une pratique dominante de dénonciation et par l’effort désespéré de maintenir la cohésion des agents entre eux par référence à l’ennemi commun d’autre part (Dejours, 2008, p. 72).

Dans la première édition de son Essai de psychopathologie du travail (1980), il rappelle les caractéristiques qui font le ciment d’une idéologie collective de métier.

Celle-ci:

- « A pour but de masquer, contenir et occulter une anxiété particulièrement grave ;

- elle est élaborée par un groupe social particulier […] ;

- elle est dirigée non pas contre une angoisse issue de conflits intrapsychiques […], mais elle est destinée à lutter contre un danger et un risque réels ; - pour être opératoire, elle doit obtenir la participation de tous les intéressés ; - elle doit être dotée d’une certaine cohérence ;

- elle a toujours un caractère vital, fondamental, nécessaire (Dejours, 2008, p.

71) ».

En d’autres termes, une idéologie collective de métier protège contre un danger objectif dans la tâche de travail ; elle crible les angoisses sous-jacentes aux mécanismes de défense individuels contre la peur et les risques physiques éventuellement en cours et elle empêche de mettre en évidence les anxiétés, voire les couardises, de chacun.

Dejours (2008, p. 230-233) insiste pour dire que pour atteindre la coopération requise par le processus collectif du travail, n’en déplaise aux espérances des experts en Ressources humaines, la volonté de toutes les personnes de travailler ensemble est indispensable, de même qu’est indispensable de leur part la nécessité de « surmonter collectivement les contradictions qui naissent (…) de la quiddité de l’organisation du travail ». Il s’agit donc de savoir « comment procéder pour ne pas briser la mobilisation des intelligences et des personnalités [… car] la mobilisation subjective s’avère très puissante chez la plupart des sujets bien portants. Tout se passe comme si le sujet confronté à l’organisation du travail ne pouvait pas s’empêcher de mettre en action les ressources de son intelligence et de sa personnalité » (Dejours, 2009, p. 110).

De leur côté, Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac (1991) présentent dans leur l’ouvrageLe coût de l’excellence une critique caustique du management et de son invasion idéologique dans les diverses sphères de la vie contemporaine. Leur critique de l’idéologie dite « de l’excellence » dans l’entreprise avec son corollaire, le projet, sinon le nouvel impératif, de gérer la vie ou la famille comme un « projet administratif », dénonce l’obsession et l’utopie de la « qualité totale » (zéro défaut).

Est dénoncée du même souffle dans cet ouvrage, une « spiritualisation » de l’organisation, et même une « sacralisation » de l’entreprise comme si celle-ci était l’endroit idéal pour le développement et la réalisation de soi ! Bien au contraire, le management dit « de l’excellence » conduit tout droit, soutiennent ces deux auteurs, à des risques de décompensation physique et psychique des employés et à une augmentation du stress dans le travail. La logique du management de l’excellence est propice à la souffrance parce qu’elle oblige l’employé à s’investir « tout entier » dans l’entreprise et à lui vouer « toute la passion dont il est capable, dans sa double dimension corps et âme, physique et psychique, charnelle et spirituelle » (Aubert et Gaulejac, 1991, p. 131). Sans oublier le leurre contractuel proche d’un contrat faustien qui présente l’entreprise comme « le moyen de favoriser la réussite individuelle et le lieu privilégié pour gagner la guerre économique de concurrence » (p. 304). Les impératifs explicites de cette métaphore de la guerre et du guerrier dans le discours politico-promotionnel de l’entreprise – et dont on espèrerait qu’elle va inspirer l’ensemble des acteurs de l’organigramme jusqu’au travailleur de la base – engendre

« des malaises diffus, des troubles psychosomatiques, des dépressions larvées, des insomnies, migraines. Autant de symptômes […] d’une souffrance profonde qui semble s’étendre » au point de devenir un symptôme social (p. 305).

On peut trouver dans les analyses d’Aubert et Gaulejac l’empreinte d’une hypothèse d’Elliott Jaques dans son article Les systèmes sociaux comme défenses contre l’anxiété dépressive et l’anxiété de persécution (1955/1978, p. 546) dans lequel était soutenue l’idée que « l’un des éléments primaires de cohésion reliant les individus dans des associations humaines institutionnalisées est la défense contre l’anxiété psychotique ».

Sans aller aussi loin, et sans prononcer le terme d’anxiété psychotique, Aubert et Gaulejac, écrivent à leur tour que « les individus projettent à l’extérieur les pulsions et les objets qui sont à la source de l’angoisse et les mettent en commun dans les institutions où ils s’associent » (1991, p. 248). Cette affirmation sur le noyau inconscient des stratégies de défense contre l’angoisse et les sources intimes du stress

au travail rejoint cependant la proposition psychanalytique kleinienne de Jaques, selon laquelle il y a « bouclage » entre deux niveaux d’organisation, l’organisation psychique inconsciente individuelle et l’organisation institutionnelle dans lesquelles se met en place un système de défense fantasmatique subjectif et collectif, permettant « au moi de chaque individu de se protéger contre l’angoisse interne, [et] comme système institutionnalisé, permettant au groupe d’effectuer les tâches qui lui sont assignées par une répartition fonctionnelle des rôles et du travail » (p. 250).

Pour lutter contre « l’ordre paradoxal » du capitalisme contemporain qui au moyen des méthodes du management et de ses outils de gestion des ressources humaines cause la perte de sens du travail et peut « rendre les travailleurs fous », Gaulejac et Hanique (2015) proposent deux mécanismes utilisés par les travailleurs, les « adaptations défensives » et les « résistances émancipatrices ». Selon eux, les adaptations défensives agissent « comme des systèmes immunitaires, somatiques et psychiques » qui permettent aux individus de se protéger des agressions de différentes natures et ressenties comme des menaces de danger. Si ces adaptations défensives « sont du côté de la protection pour ne pas tomber malade », les résistances émancipatrices sont, elles,

« créatrices » : « elles sont des mécanismes de dégagement […] moins du côté de la protection que de la créativité et du pouvoir d’agir » (2015, p. 233).

Dans le document UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (Page 42-47)