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L’importance de l’humour et la parodie gestuelle au travail

Dans le document UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (Page 196-200)

CHAPITRE VI : UNE « MICROCULTURE DE RÉSISTANCE » CONTRE

6.2 quelques exercices de résistance

6.2.3 L’importance de l’humour et la parodie gestuelle au travail

entretiens avec les cadres moyens et les dirigeants du syndicat. Au cours des rencontres disciplinaires, des instructions sont également données au nouveau préparateur de commande dans ce sens : « rappelle-toi que si tu n’atteins pas une productivité de 100 %, tu dois au moins obtenir un 95 % pour éviter les sanctions » recommandait un surintendant à un nouveau préparateur de commandes.

Plutôt qu’une imposture ou une manière de tromper les chefs ou l’entreprise, ce freinage est un puissant dispositif régulateur de la conduite dans le travail quotidien et il opère comme un mécanisme de socialisation des nouveaux travailleurs depuis le moment où ils s’insèrent dans la microculture à laquelle ils appartiendront désormais.

C’est une sorte de contrat moral : celui qui ne respecte pas la consigne sait qu’il devra affronter le risque d’être rejeté de la part de ses camarades ; le nouveau travailleur qui cherche à s’intégrer au collectif se sentirait menacé par la possibilité latente d’être

« expulsé » du groupe s’il dépasse le pourcentage de rendement.

Cette coopération est explicite dans le sens utilisé par Dejours : elle « repose sur une activité complexe de confrontation entre les différentes façons intelligentes de tricher avec les prescriptions » ; il semble qu’il s’agit d’une « activité de construction d’accords et de règles sur la façon d’“interpréter” les ordres » (Dejours, 2014, p. 27).

Elle peut opérer en renforçant les mécanismes de défense contre un certain niveau d’anxiété produit pour l’organisation du travail.

l’approche de la microémancipation (Eg., Paltrinieri, 2016 ; Huault, et al., 2014 ; Thomas & Davies, 2005). C’est-à-dire, des études sur les mécanismes au moyen desquels les travailleurs s’échappent momentanément de la domination dans le monde du travail à partir des activités ordinaires (Eg., Taylor et Bain, 2003 ; Collinson, 1988 ; Rodrigues et Collinson, 1995 ; Zanoni et Janssens, 2007 ; Alvesson & Willmott, 1992).

Quelques-unes de ces études démontrent que l’humour peut être un moyen de compenser l’ennui et les dangers (réels ou imaginaires) qui proviennent des contraintes techniques du travail. Certains ont même suggéré que les blagues constituent une

« soupape de sécurité » dont la fonction est de canaliser l’hostilité et par conséquent de maintenir « l’ordre social » dans les groupes (Collinson, 1988 ; Wilson, 1979).

Nous avons pu observer que dans le microcosme du centre de distribution, il existe toute une sous-culture de l’humour où l’on accorde une grande valeur aux blagues et à la parodie gestuelle.

À la cafétéria, dans les zones de repos, les couloirs des vestiaires, etc., il y a des moments où les salariés observés se comportent comme de véritables adolescents. Dans certaines occasions, l’un d’entre eux s’approche par-derrière d’un de ses camarades et il tire sur sa casquette ; ou il le pince sur le côté pour le faire sursauter ; il lui donne une petite tape sur les fesses. On retrouve toutes les conduites propres à l’école secondaire dans ces espaces de travail. Tout en conservant leur brusquerie, les travailleurs utilisent beaucoup de gestes enfantins pour exprimer l’amitié et la camaraderie. Sans le lui dire, ils veulent faire savoir à l’autre avec un langage gestuel et symbolique qu’ils l’estiment et qu’ils ont confiance en lui. Les blagues gestuelles sont très courantes, la pantomime et les imitations de l’autre, etc. ainsi que les petites plaisanteries pour s’amuser et rire de l’embarras passager de celui qui en a fait les frais. Il est fréquent également qu’ils se poussent épaule contre épaule, comme le font les joueurs de foot lorsqu’ils courent après le ballon.

Les blagues à caractère sexuel qui confirment la culture machiste en se moquant des conduites efféminées sont très courantes. En guise d’exemple, rappelons qu’un jour, alors qu’un ancien travailleur observait le panneau où sont affichées les informations importantes (relèves hebdomadaires, la liste des employés qui prendront leurs congés, leurs vacances, etc.), un autre travailleur est passé et il l’a salué alors qu’il avait le dos tourné en lui donnant une petite tape sur les fesses. Celui qui lisait les informations, a répondu à son salut de façon naturelle (« salut Sylvain, tout va bien » ?), à deux pas, venait un autre collègue qui pour que tout le monde se rende compte qu’il était en train d’imiter l’antérieur, l’a également salué en lui donnant une petite tape sur les fesses.

Immédiatement, celui qui avait reçu les tapes a réagi en vociférant : « Câlice ! Il n’y a que d’hostie de tapettes icitte, tabarnak ! » : ce qui a provoqué un éclat de rire général.

Les parodies gestuelles qui traduisent le plaisir pour le travail rude sont aussi habituelles. Nous avons pu observer un opérateur qui s’est soudain mis à se battre dans un « duel à mort » avec un autre travailleur, tous les deux d’une cinquantaine d’années.

Ils utilisaient des épées de carton (des bandes latérales qui servent de biseaux d’angles dans les palettes de certains fruits et légumes). Ils faisaient des gestes comme ceux des spadassins de l’époque des « Trois mousquetaires » et ils criaient « En garde, canaille ! », « je te battrai, stie ! ». Ils posaient leur main gauche sur leur hanche ou dans leur dos pour arborer une pose encore plus élégante – dans le meilleur style d’Aramis ou de D’Artagnan – et avec leur main droite, ils brandissaient leurs épées et les entrechoquaient comme on peut le voir dans les romans classiques de cape et d’épée. Pendant ce temps, d’autres opérateurs étaient les complices de cette parodie, et comme les témoins d’un véritable duel, ils les observaient la bouche ouverte, les mains sur la poitrine ou sur la tête en signe d’ébahissement ou ils se mettaient la main sur la bouche en écarquillant les yeux et en relevant les sourcils.

Une fois, un autre travailleur (avec un profil semblable à l’antérieur), sans descendre du monte-charge, est passé en criant et en faisant claquer de façon menaçante un fouet

comme celui des cochers des XVIIIe et XIXe siècles : « Travaillez, fainéants…

travaillez, calvaire ! ». Bien entendu, son fouet n’était qu’un morceau de corde, attaché à un petit bâton d’une quarantaine de centimètres. Ce travailleur faisait semblant d’être dans une espèce de chariot tiré par des chevaux et il faisait les gestes d’un tyran tout en criant et en brandissant son terrible fouet. Quelques secondes plus tard, il mourait de rire devant les regards surpris des nouveaux travailleurs qui le regardaient en souriant timidement.

Certains travailleurs sont passés maîtres dans l’art de faire rire tout le monde et ils associent toujours les autres à leurs blagues qu’ils incluent dans l’exercice de leur travail quotidien. De cette façon, ils réussissent presque toujours et de façon très efficace à soulager les tensions causées par une tâche pénible. Dans certaines occasions leurs plaisanteries comportent une dose de cruauté, parfois subtile, parfois plus accentuée et brusque.

Un jour, l’un d’eux conduisant son monte-charge s’est approché tout doucement d’un des nouveaux travailleurs par-derrière en faisant des signes aux autres avec ses mains pour les rendre complices de sa blague. En s’approchant, il leur a demandé en mettant l’index sur sa bouche de ne rien dire, puis en touchant le bord inférieur de sa paupière droite d’observer avec attention ce qu’il allait faire. Quand il était seulement à quelques centimètres de son camarade novice, il a poussé un long cri dramatique comme ceux des films de terreur. C’était bien sûr pour faire peur au nouveau travailleur avec ce hurlement qu’il ne s’attendait pas du tout à entendre dans l’entrepôt. Ensuite, il a éclaté de rire et sans arrêter son monte-charge il a fait des signes au nouveau tout apeuré pour le tranquilliser en lui expliquant que c’était juste une blague, qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Immédiatement, il s’est assuré que ses complices « rigolaient » bien et il s’est vanté d’être celui qui faisait les meilleures blagues.

Dans le document UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (Page 196-200)