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L’« autorestriction » comme stratégie de résistance

Dans le document UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (Page 192-196)

CHAPITRE VI : UNE « MICROCULTURE DE RÉSISTANCE » CONTRE

6.2 quelques exercices de résistance

6.2.2 L’« autorestriction » comme stratégie de résistance

L’une des stratégies de résistance mise en place par les employés pour lutter contre la mesure de la productivité et l’accélération des cadences repose sur l’existence d’un accord unanime entre les préparateurs de commandes pour se protéger contre le standard de vitesse établi par la direction pour le processus de préparation. Le logiciel spécialisé dans le calcul du rendement moyen du préparateur de commandes mesure la différence, exprimée en pourcentage, entre le temps réel investi par le préparateur dans la réalisation de sa tâche et celui calculé d’avance par le logiciel. En guise d’exemple, on peut dire que si l’on calcule qu’une commande doit se réaliser en 60 minutes et que le préparateur réalise le travail en 120 minutes, son rendement sera de 50 %. De la même façon, si quelqu’un prenait 30 minutes pour effectuer ce travail, sa productivité serait de 200 %.

Certes, ces cas extrêmes ne se produisent pratiquement jamais, car il est assez improbable de préparer une commande en prenant la moitié du temps calculé par le logiciel, et vice versa. En fait, tous les préparateurs de commandes sont attentifs à investir exactement la quantité de temps calculée par le logiciel. S’ils investissent plus de temps que celui qui est stipulé au moment de préparer leurs commandes, la productivité se verra affectée, et ils pourront recevoir un avertissement et si cela se reproduit souvent, être licenciés. Mais s’ils prennent beaucoup moins de temps que celui qui est prévu, un fantasme rôde : la peur que, si les préparateurs réussissent toujours à préparer les commandes en moins de temps que celui qui est stipulé, l’entreprise recalcule les temps sur son logiciel et oblige les préparateurs à augmenter un rythme de travail, déjà très contraignant. Il apparaît alors une stratégie qui est réellement efficace pour se protéger de la menace de l’augmentation du rythme dans le travail quotidien. Les préparateurs s’arrangent pour avoir un rendement hebdomadaire de 95 % au lieu de 100 %. Ils s’assurent également que tous les nouveaux travailleurs obtiennent, eux aussi, ce rendement.

Ce n’est pas nouveau dans la réalité empirique du travail ni du point de vue de la théorisation sociologique (Roy, 1952 ; Touraine, 1969 ; Bélanger et Breton, 1992 ; Brochier, 2006 ; Linhart, 2013).

En 1908, dans Sociologie du travail industriel, Max Weber s’inquiétait déjà du mécontentement des industriels face à l’augmentation galopante de la limitation consciente du rendement de la part des ouvriers et il l’expliquait comme une « forme de lutte » :

L’autorestriction intentionnelle, et pas seulement le freinage involontaire et celui qui est le fruit d’une humeur, mais le freinage conscient et délibéré, se rencontre – y compris en l’absence de toute organisation syndicale – partout où une certaine part de sentiment de solidarité existe chez les ouvriers ou du moins une partie d’entre eux. C’est à bien des égards, de façon très générale, la forme sous laquelle les ouvriers luttent et combattent avec l’entrepreneur pour le prix de la vente de leur travail, consciemment et avec opiniâtreté, mais sans mot dire (Weber, 1908/1994, p. 157).

Nous avons pu observer dans le travail de terrain que cette autorestriction est bien une forme de solidarité déterminée par un intérêt commun de tous ceux qui y participent.

Il n’y a pas d’exceptions : c’est une règle qui est imposée dès le premier jour dans le processus de formation de tous les nouveaux préparateurs. Cela s’applique également dans les espaces informels de socialisation, soit pendant les heures de pauses, à la cafétéria, pendant les repas et dans les couloirs où se réunissent les travailleurs avant et après avoir terminé leur journée de travail. La consigne est claire et précise : avec la pratique, le nouveau travailleur arrivera au taux de productivité stipulé pour préparer les commandes : « Tu verras, dans quelques semaines, tu auras réussi à améliorer ton rendement, cela n’est pas un problème, ne t’inquiète pas » disent les uns. D’autres disent : « Cela m’angoissait aussi lorsque j’étais nouveau, mais il ne faut pas t’inquiéter

pour la productivité, dans quelques semaines, tu auras un rendement de 95 %, si j’ai réussi, tu réussiras aussi ».

Les nouveaux travailleurs sont persuadés que l’on s’est moqué d’eux : les semaines passent et leur productivité ne s’améliore pas alors que tous les travailleurs réguliers leur avaient assuré le contraire. Nous avons pu le constater durant toutes les pauses des premières semaines, car tous les nouveaux travailleurs discutaient entre eux sur la difficulté d’atteindre la productivité exigée. Sauf exception, les nouveaux ne réussissaient pas à améliorer leur rendement, alors que les préparateurs expérimentés tournaient autour de 95 %.

Nous avons observé que pendant la période de formation, on ne leur avait pas expliqué les nombreuses astuces qui servent à augmenter la productivité. Certains camarades donnaient quelques pistes, mais c’était une espèce de pacte : un travailleur novice sera capable d’atteindre la productivité stipulée dans la mesure où il pourra trouver les astuces qui font gagner du temps. Il y a des commandes où l’on peut augmenter fortement la productivité : il suffit de prendre plusieurs caisses à la fois (3 ou 4) au lieu d’une seule, retirer la plateforme complète du local et ensuite enlever les caisses « en trop », etc. Si l’on utilise ces trucs, on peut réaliser une commande en 120 % ou 130 % du temps calculé par le logiciel. Toutefois, à la fin de la journée, le travailleur devra diminuer son rythme, il préparera ses commandes en 80 % ou 70 % du temps prévu, il se reposera sans être repéré par les contremaîtres, il régulera sa fatigue et équilibrera son pourcentage pour terminer tous les jours avec un rendement approximatif de 95 %.

Il convient de mentionner que tout le monde est au courant : les préparateurs et les opérateurs, mais aussi les cadres moyens, le directeur de ressources humaines, etc. En fait, les études de temps et mouvements pour calculer la mesure du rendement du logiciel ont été accordées de façon paritaire, selon ce que nous avons pu constater dans les documents sur la sécurité et la santé industrielle d’Aliment Inc., mais aussi dans les

entretiens avec les cadres moyens et les dirigeants du syndicat. Au cours des rencontres disciplinaires, des instructions sont également données au nouveau préparateur de commande dans ce sens : « rappelle-toi que si tu n’atteins pas une productivité de 100 %, tu dois au moins obtenir un 95 % pour éviter les sanctions » recommandait un surintendant à un nouveau préparateur de commandes.

Plutôt qu’une imposture ou une manière de tromper les chefs ou l’entreprise, ce freinage est un puissant dispositif régulateur de la conduite dans le travail quotidien et il opère comme un mécanisme de socialisation des nouveaux travailleurs depuis le moment où ils s’insèrent dans la microculture à laquelle ils appartiendront désormais.

C’est une sorte de contrat moral : celui qui ne respecte pas la consigne sait qu’il devra affronter le risque d’être rejeté de la part de ses camarades ; le nouveau travailleur qui cherche à s’intégrer au collectif se sentirait menacé par la possibilité latente d’être

« expulsé » du groupe s’il dépasse le pourcentage de rendement.

Cette coopération est explicite dans le sens utilisé par Dejours : elle « repose sur une activité complexe de confrontation entre les différentes façons intelligentes de tricher avec les prescriptions » ; il semble qu’il s’agit d’une « activité de construction d’accords et de règles sur la façon d’“interpréter” les ordres » (Dejours, 2014, p. 27).

Elle peut opérer en renforçant les mécanismes de défense contre un certain niveau d’anxiété produit pour l’organisation du travail.

Dans le document UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (Page 192-196)