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Les conditions matérielles contemporaines de travail dans la grande distribution

Dans le document UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (Page 70-74)

CHAPITRE II : LES ÉTUDES SOCIOLOGIQUES DU COMMERCE ET DE LA

2.3 Les conditions matérielles contemporaines de travail dans la grande distribution

En ce qui concerne le niveau « macro », le Category Management promeut donc une organisation du travail qui permet au besoin de supprimer rapidement de grands volumes d’effectifs et qui redéfinit la mission des ressources humaines comme étant principalement celle « d’économiser de l’argent et des hommes » (Benquet 2013, p.

54).

Ainsi, si les salaires dits « justes » et le principe de la promotion interne constituent le socle principal et la valeur centrale sur lesquels reposent, en principe, les politiques de mobilisation du personnel, ce genre de déclaration et de philosophie officielle dans la gestion du personnel véhiculée par les cadres supérieurs des entreprises est une relative fiction. Et cela pour diverses raisons : en premier lieu, parce que les impératifs comptables imposent la plus grande vigilance dans la réduction des coûts de fonctionnement, et donc des salaires. En second lieu, parce que l’infrastructure salariale et les conventions collectives balisent et en réglementent de manière très stricte les conditions et possibilité de la promotion internet. En troisième lieu, et en lien avec le Category management, parce que la grande distribution présente une structure socioprofessionnelle atypique. « Structurellement, les places de cadres sont (…) peu nombreuses proportionnellement aux candidats potentiels, ce qui limite par là même les possibilités de promotion interne » (Bernard, 2012, p. 261). Et enfin, il faut le signaler, parce que, dans les faits, de nombreux employés ne se montrent pas intéressés aux possibilités de promotions.

2.3 Les conditions matérielles contemporaines de travail dans la grande distribution

Le secteur de la grande distribution a su profiter des progrès technologiques qui ont eu une grande incidence sur les dynamiques économiques à l’échelle mondiale (Bernard, 2005 ; Lagrange, 2015 ; Jawadi, 2014 ; Moorhouse, Dieck & Jung, 2018).

Le suivi du registre de ventes au moyen du lecteur optique (scanner) a assuré à la direction des magasins un contrôle très rigoureux de la productivité du personnel des caisses enregistreuses et des centres de distribution. La précision des informations informatisées permet de programmer la quantité de caisses enregistreuses en service selon l’époque de l’année, le jour de la semaine, et l’heure, en fonction de l’affluence de la clientèle. Le logiciel Forecast Demand Scheduler [FDS] mesure en particulier les variations statistiques selon les semaines en termes de ventes d’articles et autres variables reliées au nombre d’employés par journée etc. (cf. Parisio & Jones, 2015;

Chapados et al., 2014).

Dans les centres de distribution reliés aux grandes chaînes de magasins, et notamment alimentaires, l’introduction des outils informatiques a complètement changé la donne du travail des préparateurs de commandes, et le mode opérationnel de l’activité des entrepôts. La mise en place du dispositif Voice Picking (préparation sous commande vocale) qui en 2016 représentait 95 % des modes de préparations (Lefeuvre-Halftermeyer, et al., 2016) détermine désormais la façon dont les entrepôts vont approvisionner les magasins : « A l’instant même où l’achat du particulier est validé par le scanner de la caissière, un signal informatique est envoyé vers un serveur qui regroupe l’ensemble des produits sortants. Les produits sortants deviennent des produits manquants et la base de données qu’ils constituent » impose le programme à suivre dans les entrepôts pour l’approvisionnement des magasins (Gaborieau, 2012, s.

p).

Jusqu’au début de la décennie de 2000, la procédure suivie par un préparateur de commandes était de recevoir la commande d’un magasin, chercher les marchandises

sur les étagères de l’entrepôt, les préparer manuellement sur des plateformes standardisées, et les transporter sur des monte-charges jusqu’à un quai de transbordement dans les camions-livreurs. Aujourd’hui, le préparateur suit les mêmes procédures, mais sous la dictée du logiciel Voice Picking qui le contrôle dans le moindre détail.

Le recours à des outils et programmes de contrôles informatisés a, à la fois facilité, et compliqué la tâche des préparateurs de commandes, des auxiliaires de ventes, ou du personnel des caisses enregistreuses. « Au premier abord, le temps de l’activité de la caissière semble homogène, continu, répétitif » (Bernard, 2005, p. 170), malgré certains moments d’accélération du rythme de la tâche. Les chercheurs français en ergonomie, Laville, Teiger et Duraffourg (1973) ont démontré qu’il existait une différence entre travail prescrit et standardisé, et travail réel, et qu’il ne faut pas assimiler travail en apparence simple avec monotonie et routine. Une étude menée auprès des caissières d’un hypermarché a démontré qu’il s’agit au contraire d’un travail relativement discontinu et diversifié. Soares (1997) montre que lorsqu’on se penche de plus près sur le travail des caissières, on se rend compte de son importance stratégique et de sa relative complexité :

C’est un travail qui demande de la coordination motrice ; attention extrême, manipulation d’argent, tâches qui sont accomplies de façon simultanée. Il y a aussi une dimension mentale (maîtriser les différents codes lors de l’enregistrement des produits ; la caissière doit connaître le magasin, etc.). Il y a la dimension émotive du travail [qui] consiste à gérer les sentiments afin de créer une apparence faciale et corporelle qui est observable publiquement (contact face à face ; l’attitude et l’expression du travailleur produisent un état émotionnel chez le client; etc.) (Soares, 1997, p. 314).

Une caissière interviewée par Benquet (2009, p. 13) dira que « c’est un travail difficile.

Au début, on ne se rend pas vraiment compte. On discute avec les clients, avec les autres filles, on essaie de ne pas faire d’erreur de caisse. Mais très vite, ça devient dur ».

Et ce n’est pas uniquement à cause de la monotonie et les cadences routinières, mais à cause de la difficulté à trouver un sens à faire « toujours la même chose […] le corps n’est pas fait pour faire des gestes à ce point répétitifs. Vous vous abrutissez, et vous n’avez aucune reconnaissance » (Benquet, 2009, p. 13).

Si on prend le cas d’un autre poste subalterne, par exemple, celui de préparateur de commande dans un centre de distribution et sa technologie poussée, son travail ne s’arrête pas à la manipulation de denrées alimentaires ou autres fournitures. En fait, ce préparateur est soumis à une logique « infernale » qui l’oblige à changer d’opération toutes les quinze secondes en moyenne (Gaborieau, 2012), faisant de lui une version actualisée de l’automate industriel dépeint par Friedmann dans la période d’après-guerre. L’analyse de l’activité requise « montre une segmentation en sous-activités brèves et répétitives comme l’attente de réapprovisionnement, le déplacement, l’édition d’étiquette, la prise de palette, le filmage (sic) ou les dysfonctionnements avec ‘la vocale’, le nettoyage des zones ou l’évacuation des déchets » (Lagrange, 2015).

Nous avons-nous-mêmes constaté la sorte de dialogue type relatée par Lagrange entre un préparateur de commande et la commande vocale d’un entrepôt de logistique :

La « voix » dit : « Va là, prends ça, pose là ». L’humain répond : « OK ». 120 fois par heure, la Voix dit, l’humain prend une boite et répond. « Va là, prends ça, pose là, OK, va là, prends ça, pose là, OK, va là, prends ça, pose là… » 840 fois par jour, la voix dit, l’humain prend une boite et répond… 18 480 fois par mois, la voix dit et l’humain prend une boite et répond… (Lagrange, 2015, s.

p.)

Mais le personnel de base ce n’est pas seul à être atteint par le changement. Les cadres intermédiaires sont eux-mêmes soumis aux règles d’un mode d’organisation du travail qu’ils n’ont en rien contribué à créer (Boespflug, 2010 ; Julhe, 2006). Le nouvel arsenal technologique, l’adoption généralisée de la surveillance informatisée dans les centrales d’achat, la standardisation des objectifs à atteindre, fait des cadres intermédiaires, tout

comme des managers, « de simples exécutants du système » (Boespflug, 2010, p. 11 ; Ruffier, 1984). En rendant obsolète le modèle de la supervision directe, les nouvelles formes de contrôle mises en place ont privilégié « l’assignation d’objectifs individuels et collectifs via un mixte d’autocontrôle et de contraintes psychologiques » (Julhe (2006, p. 7).

Par ailleurs et enfin, si l’on considère une autre composante essentielles de la vie de travail, s’il existe un secteur de l’emploi où les horaires sont d’une extrême variabilité, c’est bien dans les magasins de la grande distribution alimentaire, où on trouve couramment des contrats à durée déterminée, par exemple d’une courte durée pour un remplacement ponctuel de personnel, des horaires hebdomadaires très limités procurant de faibles revenus pour les salariés (Alonzo, 1998, p. 48), et, représentant de surcroit des « horaires de travail “antisociaux” » créant des risques psychologiques parce qu’en « conflit avec les rythmes de la vie familiale et sociale » (Gollac et Bodier, 2011, p. 104 ; Cano, 2017). Néanmoins, il est à noter que le secteur de la grande distribution est un secteur attractif pour les étudiants universitaires à qui convient la flexibilité des horaires et un engagement relativement faible vis-à-vis de l’employeur et de la tâche à accomplir.

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