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Les conditions de travail

Dans le document UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (Page 58-65)

CHAPITRE II : LES ÉTUDES SOCIOLOGIQUES DU COMMERCE ET DE LA

2.1 Le travail dans les grands magasins à la fin du xix e siècle et au début du xx e

2.1.2 Les conditions de travail

Le travail dans les magasins par départements de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ne se limitait pas pour une vendeuse à attendre les clients derrière un comptoir. Ce travail impliquait toutes les tâches inhérentes au commerce, et outre les activités liées directement à la vente (mise en rayons des marchandises, service à la clientèle, emballage), on comptait également divers postes d’emplois plus ou moins qualifiés : travail de bureau (mécanographie, correspondance, comptabilité), couture spécialisée (fabrication de rideaux, de chapeaux, ajustement de la taille des vêtements, etc.), et autres tâches demandant peu de qualifications telles que la lessive et la cuisine qui étaient effectuées dans les étages supérieurs ou dans les sous-sols des grands magasins.

Il existait également aussi bien en Amérique qu’en Europe, des postes occupés par de très jeunes-filles chargées d’accompagner les clients à la caisse enregistreuse en portant les marchandises achetées17. Était également courant le recours au « système d’auxiliaires » des salles de magasins, soit un mécanisme de recrutement sur une base

16 Traduction libre.

17 Dans les textes francophones, ce poste s’appelait « débitrice » alors que dans les textes anglophones, on parle de la “Cash girl”, terme ambigu en langue française à ne pas avec le poste de caissière de magasin de nos jours (cf., Lesselier, 1978, p. 110; Butler, 1912, pp.54-55).

de contrats résiliables à tout moment qui permettait « à la direction de résoudre le problème des variations de conjoncture, en licenciant du personnel au début des

“mortes-saisons” d’hiver et d’été, et d’exercer une répression et un contrôle très fort sur le personnel » (Lesselier, 1978, p. 110).

Pouvoir être employée dans un magasin par départements était toutefois synonyme de prestige et de reconnaissance sociale. La plupart des jeunes filles américaines ou anglo-saxonnes rêvaient de ce genre d’emploi jugé socialement supérieur au travail en usine (Butler, 1912, p. 143). Être, comme on disait alors à l’époque, « une demoiselle de magasin », les rendaient fières d’elles, ainsi que leurs familles. Si les magasins semblaient leur offrir un travail à leurs yeux « digne » et enviable, ils n’en étaient pas moins des lieux d’une discrimination ethnique qui touchait particulièrement les populations immigrantes. L’argument des propriétaires pour justifier leur préférence pour les travailleurs d’origine dite locale était que les clients préféraient faire leurs achats auprès de vendeuses qui leur ressemblaient. Ainsi, dans certains magasins recourait-on exclusivement à des jeunes-filles « américaines », tandis que dans d’autres on n’employait ni juives ni slaves, etc. (Butler, 1912, p. 144).

Le travail des magasins était fondamentalement un travail féminin. Dans les grandes maisons commerciales de Pittsburgh en 1907, les femmes représentaient 86,5 % du personnel ; dans cette même ville jusqu’à 1900 femmes sont employées dans un seul magasin (Butler, 1909b, p. 103). Le travail des enfants y était également habituel : bien qu’officiellement la loi interdisait d’engager des enfants de moins de 16 ans, on comptait des petits garçons et des petites filles à partir de 12 ans 18.

18 En France une loi de 1874 établissait que les enfants de moins de 12 ans ne pouvaient pas travailler.

Aux États-Unis, dans presque tous les États, les candidats à un travail âgés de moins de 16 ans avaient besoin d’une attestation signée par un notaire (MacLean, 1899, pp. 722-723, 731).

Si la direction des magasins entendait offrir des espaces de vente esthétiquement présentés, les conditions physiques de travail pour les employés étaient difficiles, tout particulièrement dans les endroits auxquels le client n’avait pas accès. Les photographies de l’époque (cf. Butler, 1912) montrent l’exiguïté de l’espace réservé aux employés et son caractère souvent insalubre : couloirs très étroits entre les présentoirs et les marchandises, station debout pendant les très longues journées de travail, air vicié dans les entrepôts de marchandises situés dans des caves ou des tunnels mal aérés et mal éclairés. « Les grands magasins cachent derrière un décor luxueux des installations aux moindres frais qui, à cause du manque d’air, de l’encombrement, de la poussière, présentent des dangers pour la santé des travailleurs » (Lesselier, 1978, p.

112). Même constat chez Lillian Gilbreth dans le magasin Macy’s du New York des années 1920 : l’exécution de tâches monotones et répétitives réalisées dans la partie invisible aux clients, leur donnait la fausse impression que le travail dans les magasins requérait peu d’efforts physiques (Graham, 2000)19.

Au tournant du XXe siècle, les vendeuses étaient logées sur place ou à proximité.

C’était souvent des « foyers pour travailleuses » qui possédaient dans les meilleurs des cas une bibliothèque et une salle de toilette. Les chambres étaient individuelles, mais

« minuscules, spartiates et mal isolées […avec] un froid glacial en hiver et une chaleur étouffante en été ». L’alimentation était exécrable et le règlement « similaire à celui d’un pensionnat » : interdiction de se recevoir les unes les autres dans les chambres et a fortiori d’y accueillir un homme, même familier, obligation de demander des

“permissions” pour sortir le soir, etc. (Morize-Nicolas, 1994, p. 295).

19 Le rapport annuel (1-02-1909/1-02-1910) du Boston Schoolhouse Department (pp. 76-77), indique qu’il doit y avoir au minimum une salle de services sanitaires par étage et pour 25 employés. Dans les magasins étudiés par Butler, on accordait 5 minutes de permission pour aller aux toilettes, mais dans un bâtiment de 5 ou 6 étages, cette limite de temps était équivalente à en interdire l’utilisation. Dans d’autres magasins, il n’y avait pas de restrictions de cet ordre, mais il fallait la permission de la part du superviseur qui était presque toujours un homme. D’où la tendance des vendeuses à rester à leurs postes de travail plutôt que de s’adresser à un homme pour obtenir ce genre de permission (Butler, 1912, p. 37).

En 1897, il en coûtait 2,5 dollars américains par semaine dans des foyers réservés à des femmes célibataires âgées de moins de trente ans (MacLean, 1899, p. 723)20. D’autres services de pensions de ce type, surtout en France, étaient fournis par la maison commerciale sous forme de rémunération.

Les horaires étaient en moyenne de douze à quatorze heures par jour, six jours sur sept.

Les magasins ouvraient leurs portes jusqu’au samedi soir, avec des périodes encore plus chargées au moment des fêtes de fin d’année où la durée du travail pouvait atteindre quatre-vingt-quatre heures hebdomadaires (Butler, 1909b, p.110). Les supérieurs hiérarchiques pouvaient infliger des pénalités salariales aux employés. En 1898 dans le magasin Dufayel à Paris par exemple, une vendeuse qui arrivait en retard devait payer 25 centimes pour cinq minutes de retard ; si c’était un retard de plus de deux heures, elle perdait la commission sur les ventes de la journée (McBride, 1978, p.

673). Ces principes rigides plaçaient les employées sous la menace constante du risque de licenciement sans préavis et sans compensation. Selon Zola (1883), et McBride (1978), la peur des sanctions et le harcèlement sexuel étaient partie des « outils de direction » au sens de la domination psychologique de l’employée par le patron qui considérait que ses employés « appartenaient corps et âme à la maison commerciale ».

Sans compter « les inspecteurs [qui rôdaient], à l’affût de la moindre faute, et [dont]

l’indulgence “s’achètait” moyennant un paiement en nature, véritable forme de harcèlement sexuel » (Morize-Nicolas, 1994, p. 296).

Les salaires dans le secteur du commerce ont toujours historiquement été précaires.

Non standardisés, ils restent aujourd’hui difficiles à calculer en termes d’équivalence.

La moyenne des revenus d’une employée de ces magasins aux États-Unis était en 1907 de l’ordre de 6 à 7 dollars américains par semaine (Butler, 1909b, p. 111). Pour sa part,

20 Le salaire hebdomadaire pour une vendeuse était entre 3 et 4 dollars américains (McLean, 1899, p.

724).

dans la France de 1902, une vendeuse pouvait recevoir en moyenne 75 francs par semaine, ce qui était une rétribution élevée en comparaison d’autres salaires féminins.

Toutefois, la majorité des employées de magasins n’avaient pas de salaire fixe, et il était commun qu’elles soient seulement logées et nourries. Leurs payes en surplus provenaient des pourboires ou de commissions comprises entre 3,5 % et 5 % sur les ventes réalisées (MacLean, 1899, p. 724 ; Morize-Nicolas, 1994, p. 295).

Les jeunes filles devaient être toute la journée debout, sans laisser paraître leur fatigue (Morize-Nicolas, 1994, p. 296), d’une part, parce qu’on considérait que si la fatigue se reflétait sur les visages, les ventes diminueraient et d’autre part, parce que les clients se plaignaient à la direction quand ils remarquaient que les vendeuses étaient soumises à des conditions de travail trop dures (Graham, 2000).

Mais l’attente debout des clients était jugée comme un signe de courtoisie et de qualité de service, raison pour laquelle on était défavorable à l’idée de fournir des sièges aux vendeuses pour qu’elles puissent se reposer. Butler (1909b, p. 107) montre l’énorme déséquilibre entre la quantité de chaises disponibles dans le magasin de Pittsburgh et le nombre de vendeuses. Dans certains cas, elle a compté 19 chaises pour 500 travailleuses, dans d’autres, 12 chaises pour 300 vendeuses, tout cela, en dépit du fait qu’en ne fournissant pas un nombre suffisant de sièges, on violait les lois du travail en vigueur (Butler, 1912).

La fatigue physique causée par le travail qui a toujours préoccupé les dirigeants de l’entreprise de même que les premières recherches en sociologie industrielle (Eg.

Weber, 1908 ; Mayo, 1924 ; Chase, 1930; Park, 1934), fut également une préoccupation présente dans le secteur du commerce. Dans les premières décennies du XXe siècle,

« le système Gilbreth de l’administration scientifique » apparaît dans le grand magasin Macy’s de New York et s’affirme comme une critique du système de Taylor. Les Gilbreth voyaient dans « le manque de mouvements » et la contrainte à l’immobilité

dans la station debout, les principales causes de la fatigue dans le métier de vendeuse dans un grand magasin, et ils estimaient qu’on devait tenir compte de « l’élément humain » d’une manière très différente de celle de Taylor, en particulier ses a-priori sur l’hédonisme naturellement paresseux de l’employé (Graham, 2000, p. 287). Mais malgré une dénonciation ferme de la « folie de l’efficience » du système tayloriste, les propositions des Gilbreth ne constituaient pas une rupture radicale, mais plutôt un changement relatif de point de vue.

Deux lectures s’opposaient radicalement à l’époque pour juger de la situation au travail et ses effets dans la vie quotidienne : d’une part, il y avait la critique mordante et noire du darwinisme social à la Zola (1833) qui faisait équivaloir à toutes fins pratiques, travail des vendeuses et pénibilité du travail; et d’autre part, il y avait la vision selon laquelle le travail des cols blancs constituait une amélioration importante et incontestables par rapport aux conditions prolétariennes de l’emploi dans les usines et les manufactures. Zola dépeint dans ses carnets de notes nous dit Lesselier (1978, p.

111) « une mécanique à manger les femmes […dans laquelle] les patrons n’ont aucun égard pour les services rendus, pour les considérations de morale ou de sentiment. (…) Un rouage fonctionne mal, on le supprime ». Sans compter que la lutte pour les ventes était une affaire de survie : sans commissions, avec les salaires misérables de base, il n’était même pas possible de se nourrir, d’où la mesquinerie dans les relations entre collègues :

Les vendeuses plus anciennes « volent » les clientes des débutantes. Jalousies, commérages et dénonciations rendent l’atmosphère oppressante, aussi bien entre les employés des différents rayons qu’au sein d’un même rayon. La hiérarchie est forte et tous n’ont en tête que de « dévorer » l’autre. Les chefs de rayons font régner la terreur ; seule la flatterie les adoucit (Morize-Nicolas, 1994, p. 295).

Pourtant, Donovan (1929, p. 149) note que « ce que la vendeuse de magasin apprécie le plus, c’est le travail » ! Elle aime la compagnie de ses clients, et jusqu’à la compétition avec les autres vendeuses :

Elle apprécie le contact avec l’humanité qui s’infiltre par les portes du magasin et qui tôt ou tard, se fraye son chemin jusqu’à son département ; elle aime la lutte pour maintenir sa position et réussir, et elle adore le conflit des personnalités, les disputes avec ses compagnons de travail et avec la hiérarchie.

Pour elle, la vie est un épisode dramatique où l’on joue le double rôle de participant et de spectateur. Pour elle, tous les petits événements du magasin et les ragots qui circulent sont le sel de la vie et la substance de l’existence21.

Le plaisir que l’on peut trouver dans les luttes même « féroces » et « les disputes entre collègues » met l’accent sur la dynamique vitalisante, voire excitante, et pas seulement négative et destructive des petits conflits du quotidien. La vie vivante n’est pas faite que d’harmonie.

Peut-être, est-ce quelque chose de cet ordre qu’exprime Philippe Davezies lorsqu’il écrit :

Au bout du compte, il n’y a pas de travail qui ne comporte une dimension de souffrance. Or, c’est justement dans la mesure où il place le sujet face à une difficulté qu’il peut constituer un puissant opérateur de santé […]. L’urgence, par exemple, est classiquement considérée comme un facteur de stress, mais la capacité à faire face à l’urgence peut constituer un élément très positif de l’identité professionnelle avec des répercussions bénéfiques en termes de santé (Davezies, 2008, p. 34).

Mais à côté des conflits relationnels inhérents à la vie professionnelle, ici comme ailleurs, il y avait aussi les solidarités et l’entraide mutuelle, au travail, comme pendant

21 Traduction libre.

les jours de repos. Des amitiés se forgeaient, et après le travail s’organisaient des promenades entre couples d’amoureux, des bals dans les guinguettes, des ballades en barques sur les rivières ou les étangs à la périphérie des villes, etc. Nous avons en tête en France les scènes de campagne de l’École de Barbizon et les peintures de la vie populaire par les premiers peintres impressionnistes.

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