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L’organisation du travail dans le milieu de la grande distribution aujourd’hui

Dans le document UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (Page 65-70)

CHAPITRE II : LES ÉTUDES SOCIOLOGIQUES DU COMMERCE ET DE LA

2.2 L’organisation du travail dans le milieu de la grande distribution aujourd’hui

les jours de repos. Des amitiés se forgeaient, et après le travail s’organisaient des promenades entre couples d’amoureux, des bals dans les guinguettes, des ballades en barques sur les rivières ou les étangs à la périphérie des villes, etc. Nous avons en tête en France les scènes de campagne de l’École de Barbizon et les peintures de la vie populaire par les premiers peintres impressionnistes.

en France, l’année suivante, en 1963, par Carrefour et son premier « supermarché » de Sainte-Geneviève-des-Bois22. Le néologisme « d’hypermarché » apparait pour la première fois dans la revue Libre-Service Actualités, édition du 20 octobre 1968 (Daumas, 2006, p. 76), tandis que le qualificatif de « grande distribution » n’apparait pas avant les années 1990 pour désigner les grandes chaînes commerciales de l’alimentation dont plusieurs sont internationalisées : Wal-Mart, Carrefour, Auchan, Ahold, Casino, etc. (Durand, 2011 ; Fridenson, 2011).

« L’hypermarché représente un concept commercial hybride issu de la rencontre de deux innovations importées des États-Unis : d’une part, le concept delibre-service inventé en 1916 par Clarence Saunders, et d’autre part, celui du discount alimentaire”

introduit par Michaël Cullen pendant la crise des années 1930 » (Benquet, 2013, p. 32).

L’invention de Cullen dut son succès aux vertus d’une gestion économique fondée sur quelques principes : « La mise à disposition d’un choix restreint d’articles, mais tous de grande consommation et de marque connue; l’approvisionnement direct auprès des fabricants ; la limitation draconienne des frais généraux ; la redistribution aux clients des économies ainsi réalisées » (Péron, 2004, p. 28). À toutes fins pratiques un hypermarché – et aujourd’hui l’architecture s’en est généralisée – est donc la vente au détail et en libre-service dans une très grande surface d’un très large assortiment de produits alimentaires et autres marchandises générales à prix relativement réduits, avec paiement en une seule opération à des caisses de sortie, avec la mise à la disposition de la clientèle d’un vaste espace de stationnement.

Le système de la grande distribution s’est également développé à partir des principes du système Kanban, c’est-à-dire l’articulation « du juste à temps » et du « zéro stock », concept inventé par Taiichi Ohno, et appliqué dans l’industrie japonaise de

22 Daumas (2006) et Chatriot et Chessel (2006) considèrent en effet que premier magasin en France de ce type fut bien le Carrefour de Sainte-Geneviève-des-Bois dans l’Essonne, qui s’auto-qualifiait de

« grand magasin de libre-service ».

l’automobile à partir des années 1950. Benjamin Coriat (1991) souligne que le système Kanban, qui « en matière de gestion de production constitue l’innovation organisationnelle majeure de la deuxième moitié du siècle » a été inspiré par la dynamique des supermarchés, en opposition à la logique du travail fordiste. Ohno a appliqué chez Toyota, le système du fabricant américain d’avions Lockheed qui considérait certaines unités de production de services (entreprises périphériques) comme des « clients », et d’autres comme des « vendeurs » de pièces dont les premiers avaient besoin pour assembler les véhicules :

Le principe appliqué par Ohno fut le suivant : le travailleur du poste de travail aval (pris ici comme « le client ») s’alimente en pièces (« les produits achetés ») au poste de travail amont (le « rayon ») quand il en a besoin. Dès lors, le lancement de la fabrication au poste amont ne se fait que pour réalimenter le magasin (le « rayon ») en pièces (produits) vendues (Coriat, 1991, p. 46).

C’est l’industrie japonaise avec cette dynamique d’organisation du travail qui s’imposera ensuite sur les marchés, faisant que toutes les firmes de construction d’automobiles ont adopté ces pratiques partout dans le monde. Cette innovation dans l’organisation des processus de travail s’est étendue à tous les secteurs de l’économie, les grands distributeurs commerciaux l’appliquant non plus uniquement pour les ventes des marchandises, mais pour tout ce qui concerne leurs fournisseurs : cette transformation structurale dans les manières d’effectuer des affaires entre industriels et commerçants, fut connue sous le nom de Efficient Consumer Response (ECR) (Benoun et Héliès-Hassid, 1998 ; Dussart, 1998 ; Jonsson, 2016).

Jusqu’à la fin des années 1980, commerçants et industriels développaient des stratégies commerciales différentes bien que poursuivant le même but d’augmenter les ventes afin de maximiser les profits. Pour cette raison, fut généré ce qui est connu dans le jargon du management contemporain comme des « synergies stratégiques ». On connaît les analyses de synergies commerciales entre producteurs et distributeurs,

Wal-Mart et Coca-Cola, Auchan et Nestlé, Casino et L’Oréal (Bonet, 2007 ; Pascual, 2011).

Parmi les sources documentaires les plus connues et citées, on trouve l’étude de la firme Procter & Gamble et ses consultants. Avec ces nouvelles modalités d’association commerciale, on assiste à l’émergence de ce que l’on nomme la « gestion de la marque » [Brand Management] (Dussart, 1998 ; Low & Fullerton, 1994 ; Zenor, 1994;

Hocquelet et al., 2016)23 ayant entraîné la réorganisation du commerce des grandes surfaces et a abouti à « la gestion par catégories » [Category Management] qui détermine aujourd’hui partout dans le monde l’organisation du travail dans les chaînes de distribution alimentaire (Labrecque, et al., 2016 ; Benquet, 2013 ; Gooner, et al., 2011 ; Vyt, 2005).

Le Category Management se fonde sur une meilleure gestion des marchandises dans les magasins qui sont assimilés à des canaux de distribution. Les « sections » ou

« départements » conservent le nom générique de l’entreprise commerciale, mais sont appelés à l’interne des magasins des « familles de catégories » ou des « unités stratégiques d’entreprise » rassemblant des groupes de produits reliés entre eux en fonction des habitus et besoins d’achat du consommateur. Ces « unités stratégiques d’entreprise » sont conçues comme des micro-entreprises à l’intérieur d’une plus large entreprise, et doivent générer des rendements financiers mesurables et gérés par des Category Managers qui doivent rendre compte des résultats obtenus à la direction centrale24.

23 Hocquelet et al. (2016, p. 26) rappellent que dès 1976, Carrefour invente les « produits libres », rapidement repris par Promodès avec les « produits blancs », puis Mammouth avec les « produits familiaux ». Ces produits préfigurent le développement des marques de distributeur (MDD) et l’ingérence croissante de la distribution dans la production.

24 Notons que la première publication qui décrit et prescrit le recours au Category Management s’intitulait « Marketing’s New Look » dans la revue Business Week du 26 janvier 1987 (Zenor, 1994 ; Low & Fullerton, 1994). Toutefois, c’est à partir de la décennie 1990 que se multiplient les publications en marketing et management sur la notion de Category Management et comment la mettre en œuvre (Harris & McPartland, 1993; Nielsen, 1992).

Dans la pratique, le Category Management opère une inversion des déterminations entre l’offre et la demande. Djamel Fellag explique :

Aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, la réponse efficace au consommateur (ECR) réussit depuis 1990 à redéfinir et à restructurer l’offre grâce à l’accélération des flux d’informations et à la reconfiguration des processus de livraison entre les distributeurs et les industriels. Le volet offre de l’ECR n’est pas perçu par le consommateur, alors que le volet demande est désigné par le terme Category Management qui regroupe le merchandising, les promotions, les prix et l’assortiment de produits (Fellag, 2009, p. 1).25

L’adoption par les grands détaillants du Category Management a eu d’énormes conséquences sur l’organisation du travail aussi bien du point de vue micro (la situation subjective d’emploi) qu’à l’échelle plus macro de l’entreprise. Benquet signale qu’en appliquant le Category Management, la mesure, l’évaluation, et la qualification des diverses activités requise est radicalement transformée :

Il n’est plus question de « métiers », mais de « tâches » et d’heures travaillées.

Les activités sont traduites en équivalent temps et tout se passe comme si ce critère devenait le seul à les distinguer les unes des autres. Il n’y a plus de différence entre la manutention et la décoration, mais de simples variations de durée du travail. D’où l’on déduit qu’il n’y a plus d’un côté des manutentionnaires déchargeant des camions, et de l’autre des décorateurs enjolivant les magasins, mais une certaine quantité de force de travail indifférenciée que l’on affecte aux différents postes selon les nécessités du moment (Benquet 2013, p. 54).

25 À certains égards, on peut considerer que cette inversion entre l’offre et la demande réactualise en quelque sorte l’affirmation de Marx selon laquelle le capitaliste est celui qui achète pour vendre, au lieu de vendre pour pouvoir répondre à ses besoins comme le faisait le paysan ou l’artisan d’autrefois qui portaient le produit de leur travail au marché dans le but de l’échanger contre argent pour acheter les marchandises qui leur étaient nécessaires pour vivre et se nourrir, et continuer de produire.

En ce qui concerne le niveau « macro », le Category Management promeut donc une organisation du travail qui permet au besoin de supprimer rapidement de grands volumes d’effectifs et qui redéfinit la mission des ressources humaines comme étant principalement celle « d’économiser de l’argent et des hommes » (Benquet 2013, p.

54).

Ainsi, si les salaires dits « justes » et le principe de la promotion interne constituent le socle principal et la valeur centrale sur lesquels reposent, en principe, les politiques de mobilisation du personnel, ce genre de déclaration et de philosophie officielle dans la gestion du personnel véhiculée par les cadres supérieurs des entreprises est une relative fiction. Et cela pour diverses raisons : en premier lieu, parce que les impératifs comptables imposent la plus grande vigilance dans la réduction des coûts de fonctionnement, et donc des salaires. En second lieu, parce que l’infrastructure salariale et les conventions collectives balisent et en réglementent de manière très stricte les conditions et possibilité de la promotion internet. En troisième lieu, et en lien avec le Category management, parce que la grande distribution présente une structure socioprofessionnelle atypique. « Structurellement, les places de cadres sont (…) peu nombreuses proportionnellement aux candidats potentiels, ce qui limite par là même les possibilités de promotion interne » (Bernard, 2012, p. 261). Et enfin, il faut le signaler, parce que, dans les faits, de nombreux employés ne se montrent pas intéressés aux possibilités de promotions.

2.3 Les conditions matérielles contemporaines de travail dans la grande distribution

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