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Jeanson devient une figure connue du monde de la nuit pari- sienne. Il est membre de plein droit des dîners du music-hall, qui regroupent à intervalles réguliers les quelques critiques qui se sont spécialisés dans cette nouvelle forme de spectacle. Le premier est organisé par Pierre Lazareff en janvier 1926, au restaurant Du- cottet ; il y a là, outre Lazareff, André Warnod, Paul Gordeaux, Yvon Novy, et Henri Jeanson. Des peintres et des dessinateurs illustrent les menus : Pol Rab, André Foy, Serge, Paul Colin. C’est dans l’atelier de ce dernier, en 1928, que le groupe informel se constituera en association des critiques de music-hall176. Mais

le « dîner » auquel le nom de Henri Jeanson reste attaché durant cette époque est celui que lance Pol Rab avec la complicité active de Raoul, patron de la brasserie du même nom. Pol Rab est un dessinateur (le créateur de Ric et Rac), un caricaturiste, un costu- mier auquel on doit aussi des décors de revue et d’opérette à la Cigale ou au Casino de Paris. Il a l’idée de rassembler ses amis pour des dîners chez Raoul ou chez Graff, une autre brasserie très courue, à Pigalle, et, puisqu’il faut donner un nom à ces ras- semblements de jeunes gens pressés, il trouve celui-ci, qui claque comme un drapeau : « Les Moins de Trente Ans ».

La liste est longue de ceux qui ont animé les dîners des Moins de Trente Ans : Henri Jeanson, Robert Desnos, Pierre Bénard, Georges Auric, Marcel Achard, Joseph Kessel, Marcel Pagnol, Carlo Rim, Pierre Bost, Jean Fayard, Armand Salacrou, Edouard Bonnefous, James de Coquet, Georges Charensol, Paul Haurigot, Marcel Espiau, Louis Chéronnet, Micky Leroux, Georges Van Parys, Steve Passeur, le peintre Vertès, Jean Luchaire, Michel Duran, Pierre Fresnay, Pierre Brasseur, Pierre Ogouz, Jacques Natanson, Emmanuel Bove, Stéphane Manier, Gilbert Charles, Bertrand de Lassalle, Maurice Roget, René Sti, Jean Marèze, Roger Giron et probablement quelques autres. Ceux qui attei- gnent la limite d’âge se retrouvent dans le groupe des « Trente à Quarante ans » mais les dîners sont bien évidemment communs. Le principe, exposé par Pol Rab, en est simple : « Nous nous ren- contrerons en amis autour d’une table, pour faire bonne chère et

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bavarder de tout et de rien. Pas de femmes car la présence d’une seule de ces sirènes peut suffire à briser l’amitié la plus solide. Pas de politique, non plus, et pas de disputes confessionnelles177 ! »

En fait, les clivages politiques, les choix esthétiques, les ten- sions personnelles, les rivalités professionnelles voire amoureuses divisaient profondément les Moins de Trente Ans. Mais, précisé- ment, un dîner tel que celui-ci avait pour objet de rassembler des gens que tout opposait, sauf l’âge et l’ambition qui l’accompagne. La tradition de cette forme de sociabilité remonte loin dans le xixe siècle, une époque où il importait de faire nombre dans les

affrontements des coteries littéraires, des chapelles artistiques et des factions politiques. Malgré les dénégations de Jeanson (« Je ne suis pas du tout solidaire de ma génération. Ma génération, je m’en moque, je m’en surmoque », répète-t-il à Lucien Farnoux- Raynaud178), le clivage générationnel est l’un des plus significatifs

dans ce monde de la presse et du spectacle où les « vieux » sont solidement installés aux commandes et où les « jeunes » ont pour objectif principal de les en déloger. Ce n’est pas dire, comme l’affirma un journaliste d’alors, que « ces moins de trente ans re- présentent la fleur la plus cynique des générations » ; mais recon- naître que des intérêts communs rassemblaient, au-delà de leurs différences, des jeunes gens qui, pour la plupart, allaient conquérir des positions dominantes dans les années à venir.

Qu’Henri Jeanson fût en passe, à la fin des années vingt, de conquérir une telle position, sa participation à diverses revues plus ou moins éphémères qui se créèrent alors pour rendre compte de l’actualité du spectacle le montre (Bravo, L’Entracte, Illusions), comme le montre le succès critique (et, dans une moindre mesure, public) obtenues par ses pièces179, comme le montre enfin cet arti-

cle, écrit par un confrère en 1929, peu de temps avant que Jeanson ne (re)découvre le monde du cinéma et ne s’y rende célèbre :

« Il avait organisé un jeu de massacre ; et comme ce jeu le distrayait, il ne songeait point à se livrer à un autre passe- temps.[…]

Jeanson écrit une revue pour un cabaret de Montmartre, pond des faits-divers à La Volonté, part pour Rome y faire un reportage, et se balade au pas de course dans les caf’conc’ et les music-halls, ainsi qu’en pays conquis. Il est devenu une autorité,

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un juge à la blague, un tueur de gloire. Il passe en revue les ve- dettes, les décore d’un mot ou les fait rentrer dans le rang, éteint des étoiles ou en allume. Il ne craint qu’une chose : être guimauve, être vaseline. […]

Pour nous, ce qu’il y aura eu de plus intéressant et de stupé- fiant chez Jeanson, c’est la réussite, l’ascension de ce gosse, qui accourt des bords de la Bièvre [Wisner le fait naître à Montlu- çon], prend la parole au milieu du chahut infernal des boulevards, des théâtres, des presses d’imprimerie ; et qui, parce qu’il a de l’audace, du ton, le mot exact, amusant, imprévu ; l’épithète qui colle et reste comme une blessure ; la phrase qui griffe et gifle, est tout à coup entendu, remarqué, applaudi, devient une sorte de petit Vallès des caf’conc’ et des music-halls, bouscule tout le monde, se pousse au premier plan sur les tréteaux de Cabotinville et monte, d’un tour de bras et de reins, jusqu’au sommet du mât de cocagne180. »

Ce dernier texte l’indique, bien des aspects de la jeune carrière d’Henri Jeanson ont été passés sous silence dans cette commu- nication ; il ne fut pas seulement critique mais aussi reporter, fait-diversier, échotier… En fait, il a touché à tous les genres du journalisme dans un grand nombre de titres de la presse pari- sienne. Mais ce qui a constitué, dans les années vingt comme dans les années qui suivirent, le cœur de son activité de journaliste, c’est bien la critique des spectacles, du théâtre au café-concert, du music-hall au cinéma (dans les années trente). C’est en ce sens, d’abord, qu’il fut un « passeur culturel » dans et par les médias de grande diffusion, faisant découvrir au public les artistes qu’il avait appréciés (on pense en particulier aux « chanteuses réalistes » dont la légende lui doit beaucoup) et rejetant les autres avec une violence ironique qui est la marque de l’époque.

Mais Henri Jeanson fut un passeur en un autre sens. Il passa constamment d’un côté du miroir à l’autre : d’abord acteur, il de- vint critique puis, sans cesser d’être critique, écrivit à son tour des pièces, avant de composer des dialogues pour le cinéma tout en traitant de l’actualité cinématographique dans les journaux. Il représente une catégorie de gens de culture multicartes, à la fois producteurs et médiateurs culturels. Confusion des genres ? Sans

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doute, puisque ses articles sont emplis de partis pris esthétiques et idéologiques (car il fut aussi un intellectuel engagé181) et sont

imprégnés d’une vision du monde qui se retrouve dans ses pièces et ses dialogues.

En ce deuxième sens comme dans le premier, le « passeur culturel dans les médias » que fut Henri Jeanson ne correspond que de très loin au modèle de « l’homme-double » dont Christo- phe Charle avait naguère tracé le portrait ideal-typique182 : Henri

Jeanson fut rien moins qu’un « miroir sans tain » entre les produc- teurs et le public ; constamment, ses divers rôles, statuts, engage- ments interférèrent les uns avec les autres, rendant toute tentative biographique à la fois difficile et passionnante.

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Chapitre 8

Le présentateur,