• Aucun résultat trouvé

L’influence des médiateurs est d’autant plus importante dans l’of- fre de textes pour la jeunesse que ces derniers n’ont guère intéressé, à quelques exceptions près (comme Marc Soriano), la critique universitaire (depuis les années quatre-vingt, la situation évolue progressivement). Ainsi, si l’évolution des théories critiques de la Littérature est à lier, comme l’ont montré les travaux de Terry Eagleton, au degré d’engagement politique des intellectuels, celle des théorisations de la littérature pour la jeunesse, est à mettre plus précisément en perspective avec celle du recrutement des média- teurs, donc avec celle de leur autorité. Le travail de théorisation de l’objet est donc essentiellement le fait de ces médiateurs et l’on peut établir un lien entre la définition dominante de la littérature pour la jeunesse dans les textes critiques et la composition sociale de ces populations. Nous pouvons grossièrement dégager trois conceptions consécutivement dominantes.

Dans un premier temps, l’encadrement de la lecture des jeunes est essentiellement le fait de mouvements inscrits dans le vaste courant de l’éducation populaire. Leur correspond un pre- mier profil de médiateur du livre que l’on peut synthétiser en deux termes : prosélytisme et bénévolat. Dans un contexte politique troublé par les guerres et les grands affrontements politiques, les médiateurs, non professionnalisés, pour beaucoup sans diplômes institués, ne peuvent affirmer leur autorité sociale que par leur expérience du terrain et la justesse des valeurs qu’ils défendent. La littérature pour la jeunesse est perçue dès l’origine comme nettement distincte de la littérature générale, comme un outil de communication et non un produit artistique. Lorsqu’un critique réputé comme Marc Soriano se demande s’il est « raisonnable d’étudier les livres pour la jeunesse dans une perspective esthé- tique », il précise que « cette analyse ne s’applique pas à l’œuvre

ÉC RI RE P OU R L’ EN FA NC E OU S ES M ÉD IA TE UR S

76

d’art pour adultes qui reste une “finalité sans fin”, une “structure” ou une “entité esthétique” […] Un des intérêts de la littérature pour la jeunesse, c’est qu’elle constitue une curieuse exception aux règles de l’art et de la critique. » L’enfant ne se voit pas accorder de nature propre qui pourrait le pousser à exprimer (ou à lui voir reconnaître) des goûts spécifiques. La littérature devient ainsi le moyen le plus sûr d’un travail d’endoctrinement, que l’on n’ose plus guère évoquer aussi crûment aujourd’hui, et qui se justifie par une volonté de lutter contre des endoctrinements néfastes vé- hiculés par des idéologies mauvaises et surtout par la culture de masse.

Au cours des années soixante, le contrôle de la lecture publi- que passe du secteur associatif au secteur des bibliothèques muni- cipales. La modification du statut des médiateurs, désormais sa- lariés et diplômés (CAFB), s’accompagne d’une modification du profil de ces personnels, plus jeunes, plus féminins, plus diplômés. Se constitue alors un « corps différencié de spécialistes », pour re- prendre les termes de Bernadette Seibel132. Cette évolution se tra-

duit par la prédominance d’un discours né dans les années trente mais jusqu’ici minoritaire, et l’émergence de critiques issus de ce nouveau corps qui vont progressivement s’affirmer comme l’ins- tance de représentation du champ. Le dépassement de l’analyse idéologique (au sens le plus réducteur du terme) de la littérature jeunesse traduit surtout la revendication nouvelle à l’autonomie de médiateurs et de critiques qui se définissent comme membre d’un corps aux fonctions spécifiques plutôt que comme de sim- ples exécutants d’un appareil ou d’un projet politique. Les conflits idéologiques, caractéristiques des critiques précédents, tendent alors à se penser comme des conflits institutionnels.

Cette définition différente du critique et de son travail né- cessite une définition nouvelle de l’enfance qui s’inscrit dans le droit fil d’un humanisme traditionnel. La spécificité du corps qui fonde et légitime son autonomie par rapport aux pressions poli- tiques ou idéologiques se justifie essentiellement par la spécificité de son public et par la capacité des nouveaux professionnels à être en phase avec cette dernière (un critique réputé133 insistera sur

sa « passion », son « enthousiasme » ou ses « intuitions initiales » confirmées par l’expérience). Cet humanisme s’appuie sur une

PA SS EU RS C UL TU RE LS D AN S LE M ON DE D ES M ÉD IA S…

certaine idée de l’universalité de la nature humaine qui se retrouve dans un goût intrinsèque prêté à l’enfant. La forte prégnance de ce discours, largement répandu dans la société par les écrits de René Diatkine pour qui « l’enfant va spontanément vers le beau », explique le succès récent d’un Daniel Pennac dont le best-seller, Comme un roman, reproduit tardivement, à destination d’un pu- blic élargi, mais sensibilisé à cette rhétorique par un apprentissage scolaire essentiellement consacré aux classiques, les thèses défen- dues depuis l’origine par les « bibliothécaires jeunesse ».

Le milieu des années soixante-dix voit l’émergence de nou- veaux discours sur la littérature de jeunesse, dus essentiellement à de nouveaux acteurs fortement diplômés, bénéficiaires de l’ac- croissement des effectifs de l’enseignement supérieur. Leurs titres universitaires, en rien inférieurs à ceux des critiques de la littéra- ture générale, leur possible intégration dans les mêmes structures universitaires, vont conduire ces critiques à remettre en question, plus ou moins ouvertement, les limites désormais restrictives de la littérature de jeunesse. Cette évolution est à rapprocher de celle que connaît alors l’ensemble des formes littéraires traditionnelle- ment stigmatisées ou déconsidérées (dont les genres dits paralit- téraires). La littérature de jeunesse se trouve depuis confrontée, comme nombre de ces cultures, à l’ambivalence du désir de recon- naissance comme égale et comme spécifique à la fois. D’autant que, jusqu’au milieu des années soixante-dix, cette spécificité se fondait pour certains critiques, nous l’avons vu dans un exemple précédent, sur une dénégation de la dimension littéraire de ces œuvres pour la jeunesse et par un dénigrement d’auteurs reconnus comme Gide ou Sartre.