• Aucun résultat trouvé

Du libraire homme-orchestre du livre au libraire vendeur d’ouvrages

Avant même l’invention de l’imprimerie par Gutenberg au milieu du xve siècle, le terme de libraire était utilisé pour faire référence

aux moines copistes, reproducteurs de manuscrits, mais il pouvait aussi désigner un bibliothécaire, gardien d’une collection, et la librairie désigner une bibliothèque. Par la suite, ce sont les impri- meurs que l’on a appelés libraires ; beaucoup d’entre eux assurent tous les métiers de la chaîne du livre, du choix des textes à leur commercialisation en passant par leur impression. Vers le milieu de la première moitié du xviiie siècle, le mot éditeur n’est pas en-

core en usage ; la fonction existe cependant, mais elle est souvent exercée par des personnes qui, aux yeux des Encyclopédistes et de l’auteur des Tableaux de Paris, Louis Sébastien Mercier62, n’en

ont pas véritablement les capacités intellectuelles, notamment des libraires qui publient des textes sans valeur. Pourtant, sous l’An- cien Régime, le système des corporations a, au xvie siècle, intro-

duit dans l’organisation du travail des règles qui régissent à la fois l’emploi et le fonctionnement du marché, mais aussi l’accès aux différents métiers, en l’occurrence ceux liés au livre ; ne peut donc pas s’adonner à ce commerce qui veut, même si les membres de la confrérie sont nombreux. Il existe parmi eux des hommes qui, déjà, pratiquent plus particulièrement la vente d’imprimés qu’ils reçoivent en dépôt de la part de confrères63 : ce sont les libraires

d’assortiment.

En 1791, le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier mettent à mal l’ensemble de cet édifice, laissant pénétrer dans le monde du livre des hommes intellectuellement peu préparés à ce travail particulier qui est, pour eux, surtout un commerce64. Ils vont par

ailleurs bénéficier des troubles révolutionnaires qui mettent sur le marché, et parfois dans la rue, des collections d’imprimés de toutes sortes, en particulier les riches bibliothèques des congréga- tions religieuses et des aristocrates émigrés. Durant le xixe siècle,

les ouvrages commencent à être diffusés plus largement et à être vendus à un nombre croissant d’exemplaires. La vente devient

alors un élément essentiel dans ce secteur et des moyens de plus en plus sophistiqués vont être utilisés pour la faciliter.

Cette préoccupation grandissante est celle qui conduit à l’émergence de la fonction de libraire au sens moderne du terme, bien distincte de celle d’éditeur avec laquelle elle s’est longtemps confondue. Au sein même de la librairie, entendue désormais comme un commerce, des spécialités voient le jour, distinguant le libraire-détaillant de livres « nouveaux » du libraire d’occasion et de l’antiquariat65 – pour reprendre le terme allemand – qui

débitent des livres plus ou moins anciens avec une inégale dose d’érudition, et du commissionnaire66. Les livres s’écoulent égale-

ment dans les rues à tous vents. Selon Elias Regnault, c’est chez les étalagistes que beaucoup de curieux tentent de trouver des trésors67. Cet auteur, qui appartient lui-même au monde de la

librairie sur lequel il pose un regard relativement sévère, évoque aussi l’existence des bouquinistes68. Il estime qu’un profond fossé

les sépare des précédents, parce qu’ils emploient le plus souvent un commis et ont un lieu fixe pour exposer leur stock.

Le Premier Empire rétablit, en 1810, le contrôle de la librai- rie avec la mise en place d’un brevet nécessaire à l’exercice légal du métier. Jusque dans les années 1870-1871, époque à laquelle la surveillance se relâche et le brevet est supprimé, la librairie dans son ensemble demeure sous l’œil des autorités. Une fois libérés du carcan étatique, les commerces de détail se développent sans entraves, dans la capitale comme en province69. Ceux qui ven-

dent des livres font le plus souvent, en même temps, commerce de bien d’autres choses, de la papeterie70 notamment, mais aussi

des objets religieux, de l’épicerie, de la mercerie. Pour des ache- teurs occasionnels, il est moins intimidant de se rendre dans ce type de boutique que dans une librairie sanctuaire d’un savoir qu’ils ne possèdent pas et dans laquelle ils n’ont aucun repère. Les magasins spécialisés n’ouvrent que dans des villes d’une cer- taine importance au sein desquelles le libraire est susceptible de se constituer une clientèle de lecteurs capables de faire vivre son commerce. Grâce à Hachette, qui s’est inspiré en cela de Smith en Angleterre, les imprimés sont également en vente, à partir des années 1860, dans les bibliothèques de gares71. Beaucoup de librai-

res s’adonnent également au prêt – des ouvrages et des journaux

LE L IB RA IR E, U N « M ÉD IA TE UR M AR CH AN D » ?

PA SS EU RS C UL TU RE LS D AN S LE M ON DE D ES M ÉD IA S…

58

– par le biais d’un cabinet de lecture contigu. Ces boutiques à lire sont nombreuses et jouent un rôle important dans la diffusion des imprimés, tout au long du xixe siècle, parmi les différentes

couches de la population72.

Néanmoins, comme le souligne Frédéric Barbier73, l’ins-

tallation d’un fonds de commerce ne nécessite pas obligatoire- ment d’importants investissements, sauf dans le cas où le libraire, homme ambitieux – comme le furent en leur temps Antoine- Augustin Renouard74, Martin Bossange75 ou encore Giovanni

Antonio Galignani76 – veut offrir à ses clients aisés et cultivés

l’agrément d’un espace luxueux pour consulter son assortiment d’ouvrages, ainsi que l’aide d’un personnel nombreux et compé- tent. Ces librairies deviennent alors des lieux de convivialité, où les amateurs se retrouvent pour discuter de leurs lectures, comme d’autres le devinrent par la suite : La Hune, Le Divan ou encore La Joie de lire de François Maspero, rendez-vous de l’extrême gauche dans les années soixante-dix, lieu de sociabilité et de mi- litantisme77.

Comme le montre l’historien Martyn Lyons, l’ouverture de librairies dans les villes de province au xixe siècle permet à leurs

habitants de combler progressivement, mais partiellement, le fossé qui les séparait, sur le plan de la culture imprimée, des Pari- siens. Car si Paris et sa région forment alors un territoire culturel privilégié78, et tout en tenant compte des disparités régionales,

beaucoup de provinciaux peuvent désormais choisir leurs lectures et s’approvisionner régulièrement, sans avoir à attendre le passage éventuel du colporteur. En 1892, les marchands de livres sont suf- fisamment nombreux – leur nombre a triplé en un siècle, passant de 434 en 1826 à près de 1 200 à la veille de la Première Guerre mondiale79 – pour se regrouper pour la première fois en une or-

ganisation, la Chambre syndicale des libraires de France, dont le but est de rationaliser et de défendre une profession qui a enfin pris son autonomie80. Mais la grande diversité qui règne dans le

monde de la librairie et la position de dépendance dans laquelle elle se trouve, de plus en plus, vis-à-vis des éditeurs d’une part, des diffuseurs d’autre part, ainsi que la confrontation quotidienne avec les clients-lecteurs, rendent l’exercice du métier difficile. Dès

le milieu du xxe siècle, la situation de la librairie est considérée

comme « malsaine »81 et le commerce du livre en crise82.

Concurrencés par les grandes surfaces, spécialisées ou non dans la vente de livres, par les sociétés de vente par correspon- dance, par les marchands de journaux qui mettent des ouvrages sur leurs comptoirs, les libraires se sentent menacés. Ils redoutent le recul de la lecture et la mise à mort du livre par le multimé- dia. Le libraire traditionnel peut-il dépasser ces difficultés en se transformant en critique et en conseiller littéraire, ou en mettant l’accent sur la dimension marchande de son activité, c’est-à-dire en misant sur le marketing ?