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Les libraires par eux-mêmes et leurs représentations

Le témoignage des libraires qui ont éprouvé le besoin de faire partager leur expérience contribue, le plus souvent, à construire une image « rêvée » d’un métier qui semble les avoir passionnés104.

Certaines librairies constituent des espaces de rencontre particu- liers. C’est le cas, depuis 1921, de la librairie Shakespeare & Co, à Paris. Fondée par l’Américaine Sylvia Beach, collaboratrice et proche d’Adrienne Monnier de la Maison des amis des livres105,

cette boutique deviendra le point de ralliement des Anglo-Saxons dans la capitale. George Whitman, qui reprendra la librairie après la Seconde Guerre mondiale et l’installera au 51, rue de la Bû- cherie, dans le ve arrondissement, face à Notre-Dame, y recevra

comme Sylvia Beach avant lui, quelques-uns des grands noms de la littérature de son époque : Scott Fitzgerald, Ezra Pound et He- mingway, mais aussi Bertold Brecht, Arthur Miller et Lawrence Durrell. De l’autre côté de la Seine, rue de Rivoli, près de la place de la Concorde, voisinant le fameux salon de thé Angelina, ancien Rumpelmayer, se situe la plus ancienne librairie anglaise de la capitale, Galignani, inaugurée en 1800. Beaucoup de réminiscen- ces littéraires accompagnent également la vie de cette institution représentative du rôle que peuvent jouer une librairie et ses ani- mateurs dans les rapprochements culturels entre pays.

La Maison des amis des livres, fondée par Adrienne Monnier, était selon Jacques Prévert, qui la fréquentait : « une boutique, un petit magasin, une baraque foraine, un temple, un igloo, les cou- lisses d’un théâtre, un salon de lecture et parfois une librairie sim- ple avec des livres à vendre ou à louer ou à rendre, et des clients, les amis des livres, venus les feuilleter, les acheter, les emporter. Et les lire […] Rue de l’Odéon, beaucoup entraient comme chez eux, chez elle, chez les livres106 ». Pour son initiatrice, « une librai-

rie, à bien des égards, est un commerce comme un autre […] Le plus difficile c’est de concilier la générosité et la gentillesse – qui sont le bon air du pays des livres – avec le souci des intérêts ma- tériels, souci qu’il faut bien prendre si l’on ne veut pas périr107 ».

Dans ses souvenirs, la libraire évoque la puissante émotion qu’elle éprouvait à contempler les livres. Elle les a aimés, dit-elle, « avec

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transport et (a) cru à la puissance infinie des beaux108 ». Elle avait,

par ailleurs, la volonté de contribuer à faire connaître aux jeunes gens la littérature moderne, mais dans le même temps, ne con- naissant rien à la comptabilité, et ne voulant pas passer pour une commerçante mesquine, elle affectait de négliger ses intérêts109.

Avec cette conception du métier de libraire – une certaine éru- dition alliée à « l’amour de l’esprit nouveau », déployée dans un espace réduit, dirigée par une seule personne en rapport constant avec le public – Adrienne Monnier dit avoir rencontré un succès qui dépassa son attente110.

En 1944, avec l’aide de quelques amis, parmi lesquels Pierre Roustang, Bernard Gheerbrant fonde111 la librairie-galerie La

Hune. Que voulaient-ils ? « Manipuler, choisir, expliquer les livres […] Les livres étaient notre nourriture, notre distraction et notre outil de communication112 ». Très vite en relation avec ses collè-

gues de province, auxquels il rend régulièrement visite, Bernard Gheerbrant constate, au lendemain de la guerre, que beaucoup d’entre eux mettent de la passion dans l’exercice de leur métier. Selon lui, le libraire, « premier médium, est à même d’établir le contact avec le lecteur, de fortifier les relations, l’aller-retour in- dispensable à chacun113 ». Il est nécessaire, selon lui, de maintenir

une certaine gratuité dans les relations avec le client et ne pas pas- ser ses journées penché sur les livres comptables, ou de nos jours sur l’ordinateur. Le métier devant, selon lui, demeurer artisanal.

Christian Thorel, actuel patron d’Ombres blanches à Tou- louse, « défend une conception exigeante de la librairie et fait partie de ces libraires qui ont une réflexion sur leur métier114 ».

De même Gilles de La Porte, récemment porté par ses pairs à la tête du Syndicat de la librairie française, organisme regroupant quelque 500 libraires indépendants qui contestent la fusion entre Hachette et VUP, a fondé avec sa femme, il y a vingt ans, La Ga- lerne au Havre. « Nous voulions essayer de créer une librairie qui puisse se passer de vendre des gommes et des crayons. » Ce fut le cas, puisqu’elle est désormais l’une des plus belles de France, avec ses 1 000 mètres carrés, ses 28 salariés et son fonds de 80 000 li- vres. Comme La Joie de lire en son temps, La Galerne est, avec ses divans et sa cafétéria, un lieu de convivialité115.

Paul Morin, patron de la librairie Lanoë, fondée en 1838 à Nantes, institution reconnue dans la région, interviewé dans Li- vres Hebdo en 1989, résumait ainsi ce que devrait offrir, selon lui, une bonne librairie : un choix d’ouvrages diversifié, un lieu d’ac- cueil agréable et du service à la clientèle, c’est-à-dire un person- nel compétent116. Ces critères lui semblaient essentiels pour qu’un

magasin consacré aux livres puisse devenir un lieu de rencontres et d’échanges. La longévité et la réputation de la librairie nantaise Lanoë découlerait, selon Armel de Wismes117, de la conjugaison

de ces différentes qualités118. Mais quel regard les auteurs por-

tent-ils sur ces hommes et ces femmes qui ont pour fonction de commercialiser leurs œuvres ?

En juin 2003, à l’occasion du centenaire de la librairie Privat, à Toulouse, des écrivains, parmi lesquels Tahar Ben Jelloun, Erik Orsenna et Didier Van Cauwelaert, sont venus témoigner en fa- veur des librairies – dont plusieurs ont été à l’honneur comme la librairie Molière à Montpellier, désormais fermée, ou encore celle des éditions Actes Sud, à Arles – où ils choisissent de s’installer pour lire. Du plus loin « que je me souvienne, dit Dominique Blondeau, romancière québécoise, c’est dans les librairies que je me suis réfugiée, beau temps, mauvais temps…, j’ai trouvé plaisir à échanger avec les libraires ; je parle de ceux et celles qui aiment le livre et lui confère un statut authentique119 ». Il semble que, dans la

vie et la formation de nombreux écrivains de la « Belle Province », la librairie et son libraire ont joué un rôle fondateur, comme en témoigne le recueil La maison du rêve : des écrivains rendent hom- mage aux libraires.

Dans la vie de l’écrivain canadien Francis Dupuis-Déri, il y a toujours eu des librairies. « Enfant, déjà, c’était la fête lorsque ma mère me déposait à la librairie avant d’aller faire ses cour- ses120 ». Dany Laferrière nie l’existence des librairies. Il n’y aurait,

selon lui, que des libraires, dont peu de bons. Pour ce journaliste et hommes de lettres haïtien réfugié au Québec, ce qui compte par-dessus tout, c’est la légèreté de leur présence, « être là et pas là en même temps121 ». Or, selon lui, un tel comportement est

exceptionnel ; ses souvenirs livresques le portent, pourtant, vers différentes villes du monde où il a croisé ces êtres rares.

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Monsieur Bocquet était sans doute de ceux-là. Libraire dans une petite ville de Normandie dont le magasin, comme au xixe siècle, n’était pas entièrement consacré aux livres, il a initié

Annie Ernaux à la République des lettres. « Ses suggestions litté- raires participèrent largement à la constitution de mon être et de ma vision du monde. À ce libraire de province, je dois, d’une cer- taine façon, ce que je suis. Et je n’oublie pas tous ceux qui, ensuite, m’ont fait découvrir des textes dont ils parlent avec cette ferveur, ce désir de donner du plaisir, de la beauté, qu’on ne rencontre que dans une librairie122… », avoue l’auteur de La place.

Loin du Pays de Caux Dmeval Chaves, à Salvador de Bahia, est devenu, après de modestes débuts comme garçon de courses à la librairie Civilizaçao, gérant de cette « inoubliable librairie de la rue Chile123 », puis propriétaire d’un réseau de librairies, sans

jamais être esclave du profit. Il fit de Civilizaçao bien plus qu’un lieu de commerce du livre, un lieu de rencontre des intellectuels de Bahia, « un cénacle de poètes et de romanciers, un centre cultu- rel124 ». Cet homme, comme ses enfants, avait un profond amour

des livres et selon Jorge Amado, le libraire en savait toujours plus que ses clients amateurs de littérature sur la production brési- lienne et sur les écrivains nationaux et étrangers125.

Le combat politique peut tenir une place importante dans la vie de certaines librairies, pour lesquelles il est la raison d’être essentielle. La Joie de lire, installée rue Saint-Séverin à Paris, en fut une belle illustration. René Boulanger126, autre Québécois,

rend hommage à un libraire « inconnu » qui, à Rio de Janeiro sous la dictature militaire, continuait au péril de sa vie à vendre des livres socialistes127. À Port-au-Prince, chez Lafontant – librairie

La Pléiade – Dany Lafferière se souvient que, sous le régime de terreur de Papa Doc, le libraire conservait, pour ses plus fidèles lecteurs, bien cachés au fond sa boutique, des volumes de chez Maspero128. L’histoire a voulu que ce petit magasin survive à la

dictature. La minuscule librairie Haitian-Corner, à New York, a eu, elle aussi, ses faveurs, comme celles de beaucoup d’autres in- tellectuels. Elle était leur boîte postale et leur lieu de rendez-vous, elle ouvrait aussi ses portes aux opposants politiques qui parlaient de renverser le régime des Doc.

Les libraires correspondent-ils aujourd’hui encore à l’image, longtemps véhiculée par l’imaginaire collectif, de l’intellectuel homme de culture plus que commerçant ? Ils exercent, sans aucun doute, un métier difficile dont le destin est lié à celui, désormais banalisé et concurrencé, du livre, qui n’est plus véritablement un vecteur de reconnaissance sociale. La librairie traditionnelle semble donc aujourd’hui en danger. Pour Marek Halter et bien d’autres, la société devrait se mobiliser pour défendre une con- ception élitiste du métier – dans laquelle le libraire est le pre- mier lecteur – que tous les professionnels sont loin de mettre en œuvre129. Pourtant, dans ce contexte difficile, un certain nombre

d’entre eux se battent pour faire vivre des magasins qui soient des espaces de rencontre et de tranquillité dans lesquels ils peuvent contribuer à faire aimer la littérature et connaître les auteurs nou- veaux, demeurant ainsi « des passeurs irremplaçables entre deux mondes, celui du livre et celui du lecteur130 », comme les définit

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