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Pour caractériser la différenciation interne de cette population de traducteurs et en apprécier les effets sur les choix effectués, on a caractérisé les traducteurs par le degré de complexité et la nature de leur activité professionnelle. Celle-ci peut conjuguer par exem- ple des fonctions de traduction avec celles d’écrivain ou d’uni- versitaire. Leur position dans le milieu éditorial, sous la forme de directeur de collection ou de conseiller éditorial, tout comme la qualification apportée à leur position de traducteur par le qua- lificatif « littéraire » ou leur position de critique dans le champ littéraire, a également été pris en compte46.

Notons tout d’abord qu’il s’agit d’une petite communauté de 150 personnes actives pendant la période considérée, ce qui re- présente environ le quart des traducteurs qui ont publié au moins un texte dans le siècle47. La difficulté de la langue italienne liée

à sa fausse proximité avec le français ainsi que la diminution du poids des études italiennes en France ont eu pour conséquence de restreindre les possibilités objectives de diversification de la traduction, mais ont offert aux nouveaux venus des chances de se faire un nom à un moment de forte extension du volume de litté- rature italienne publiée en France et de rupture avec les concep- tions anciennes de la traduction. L’extension de cette population est concomitante de l’arrivée de nouveaux entrants mieux formés qu’autrefois grâce au développement de formations spécifiques, au renouvellement de la pratique professionnelle dans les ateliers collectifs de traduction48 et à l’imposition d’une nouvelle disci-

pline littéraire, la traductologie49. Aussi n’est-ce pas un hasard

si la plus grande partie, soit 80 % de cette population, sont des traducteurs au sens strict, dont près de 20 % adhèrent à la défi- nition de traducteurs littéraires. Les trois quarts des textes sont

le fruit de leur travail. Outre 2 % d’écrivains renommés, on ne compte que 18 % de traducteurs universitaires, mais ceux-ci sont producteurs de 28 % des traductions. Le poids des universitaires dans le corpus général des traductions tient à leur connaissance de l’ensemble des œuvres des auteurs, mais aussi au rôle joué par certaines universités dans le renouveau de la traductologie et dans l’élaboration de programmes de traductions dans les années qua- tre-vingt dans le but d’améliorer la visibilité des auteurs italiens incontournables50.

Les logiques de choix des universitaires se distinguent nette- ment de celles des autres traducteurs51. S’ils se partagent à égalité

avec ces derniers les œuvres des auteurs classiques, fonds commun disponible pour tous, ils s’orientent par contre plus souvent à la fois vers les auteurs canoniques dont ils maîtrisent l’ensemble de l’œuvre et son appréciation critique, et vers les contemporains confirmés à consacrer. Leurs choix tournés plus fréquemment que les autres vers des romans, des nouvelles et des récits, sont plus indépendants que ceux des traducteurs à l’égard de la consécra- tion mondaine des auteurs par leurs pairs à travers l’attribution de prix. 45 % des textes traduits par eux ont été écrits par un auteur primé, pour 55 % de ceux des autres traducteurs. En outre, le type de prix n’est pas sans relation avec le choix des textes. Les uni- versitaires sont plus sensibles aux auteurs qui ont été remarqués pour l’ensemble de leur œuvre, tandis que les autres traducteurs s’attachent davantage aux auteurs à forte visibilité, italienne ou étrangère, c’est-à-dire à ceux qui ont bénéficié de l’ensemble des grands prix italiens à un moment ou à un autre (Strega, Cam- piello, Viareggio…), ou qui ont été remarqués par des prix fran- çais ou internationaux (Médicis, Nobel). Les ouvrages des auteurs d’actualité, ainsi que ceux des auteurs consacrés d’œuvres inten- sément traduites pendant la période, sont en effet plus souvent confiés aux autres traducteurs. Ces derniers se penchent en outre plus souvent sur des textes correspondant à l’horizon d’attente du pays d’accueil dans des genres à succès comme le policier, la science-fiction ou des proses diverses. Le choix ou l’attribution des textes fonctionne donc selon la logique de l’homologie entre le niveau de légitimité des œuvres et des passeurs qui oppose les œuvres consacrées ou en cours de consécration et les détenteurs

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d’un pouvoir de légitimation sur la longue durée grâce à la déten- tion d’un fort capital intellectuel, à l’actualité de la production, à sa reconnaissance par des pairs et à son transfert par les nouveaux venus dans la traduction.

La réception des traductions par la critique journalistique, telle qu’elle apparaît à partir de l’analyse des recensions des maga- zines littéraires, n’échappe pas à cette logique. Elle est en général plus favorable aux universitaires (52 % des textes) qu’aux autres traducteurs (41 %) et, à niveau égal de recensement, les maga- zines s’adressant au grand public cultivé comme Lire, Page ou Le Magazine littéraire mentionnent plus souvent les ouvrages des traducteurs non universitaires (45 %, alors que seulement 33 % des traductions des universitaires reçoivent le même traitement). Ces dernières sont mieux couvertes par La Quinzaine littéraire, revue plutôt destinée au public spécialisé. Il en est de même pour la reconnaissance des médiateurs du livre : 90 % des textes traduits par les universitaires relèvent d’auteurs qui ont « pignon sur rue » dans les fonds spécialisés de la BNF, alors que 78 % seulement des textes traduits par les traducteurs sont dans ce cas.

La position du traducteur dans le champ éditorial déter- mine également des clivages significatifs dans les choix des tex- tes-auteurs et dans leur réception. Les directeurs de collections italiennes ou les conseillers éminents d’éditeurs ont une position très favorisée du fait qu’ils cumulent une « multi-positionnalité » dans le champ éditorial et le champ littéraire comme écrivain, dans le champ universitaire comme critique, ou dans le champ médiatique comme journaliste. 12 % des traducteurs appartien- nent à cette catégorie : un tiers sont des universitaires et les deux autres tiers des traducteurs littéraires ou des écrivains ; ils ont environ 20 % des textes à leur actif52. « Multi-positionnalité » et

compétence reconnue, qu’attestent pour certains l’ancienneté et pour tous l’ampleur de leur expérience de la traduction, jointe à la détention d’un capital spécifique nécessaire à l’exercice expert et relationnel du métier, leur offrent une grande autonomie par rapport à leurs concurrents et aux maisons d’édition auxquelles ils sont rattachés. Celle-ci leur permet d’entrer en contact, de choisir et suivre les valeurs sûres contemporaines ou de détecter les étoiles montantes, comme le montre la part élevée de traductions pro-

venant d’auteurs invités au Salon du livre de Paris spécialisé sur l’Italie (37 %, contre 25 % pour les autres), sans pour autant aban- donner les classiques dont ils revisitent l’œuvre ou la traduction. Les deux tiers de leurs traductions proviennent à égalité d’auteurs classiques et d’auteurs d’actualité, tous parmi les plus intensément traduits, c’est-à-dire ceux dont le nombre total de textes ou de textes traduits pendant la période est très élevé.

Leur fonction d’ajustement, exaltée en découverte, qui trouve un terrain d’application dans la composition du catalogue de leur collection et l’attribution de traductions à des pairs, peut aussi s’exercer à leur endroit. S’ils sont à même, de par leur position, de dénicher pour eux-mêmes plus souvent que leurs concurrents des auteurs primés en Italie par de grands ou de petits prix italiens (40 % des textes), leur connaissance du milieu leur permet éga- lement d’accéder en plus forte proportion aux titres publiés dans le pays d’origine par de petits éditeurs défricheurs de nouveautés et de talents, et dans une moindre mesure par les éditeurs de maisons d’édition moyennes avec lesquels ils peuvent avoir des relations personnalisées53. D’autres titres sont négociés par con-

tact direct avec les auteurs ou leurs ayants droit. Plus de la moi- tié de ces ouvrages intègrent ensuite les catalogues des maisons d’édition françaises moyennes tant du point de vue financier que symbolique54. Du fait sans doute de sa visibilité, l’activité propre

de traduction de ces directeurs de collection semble être moins soutenue que celle de leurs concurrents par la presse quotidienne ou magazine, mais lorsqu’elle donne lieu à articles, ceux-ci éma- nent le plus souvent du Monde des livres, journal du grand public lettré.

Le pouvoir symbolique qu’exerce une autre catégorie de tra- ducteurs passe moins par la sélection que par le marquage des traductions des pairs par la rédaction de préfaces ou de postfaces donnant un point de vue sur le texte, et se portant ainsi garant de leur valeur55. Il s’agit d’échanges croisés puisqu’ils reçoivent deux

fois plus souvent que les autres, pour leurs propres traductions, l’appui de points de vue critiques visant à éclairer et à valoriser leur travail d’interprétation de la part de traducteurs ou d’autres types d’agents œuvrant dans le champ littéraire français ou italien. Ces « préfaciers » partagent cependant ce pouvoir symbolique avec bon

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nombre de directeurs de collection, mais leur spécificité tient au caractère exclusif de cette forme de pouvoir.

Ce petit groupe comprenant 14 % de passeurs se partage équitablement entre universitaires et traducteurs. Composé prin- cipalement de nouveaux venus à la traduction (84 %), il manifeste cependant par ses options un souci de qualité littéraire, comme l’indique la part non négligeable de récits et de romans et l’ex- clusion des genres moyens que sont le policier, la science-fiction et les nouvelles. Soucieux de se faire un nom dans la traduction par la qualité des textes retenus et par l’interprétation qu’ils en proposent, voire en s’attachant à un nom d’auteur, ces préfaciers s’en remettent le plus souvent au choix d’auteurs canoniques revi- sités ou redécouverts et de contemporains en voie de confirmation qu’ils contribuent à consacrer en s’auto-consacrant. Ces auteurs constituent en effet 55 % de leurs traductions. Par contre, leur in- térêt pour l’actualité la plus récente demeure très faible puisqu’elle ne concerne que 20 % des textes, contre 35 % pour les autres. Ceci peut paraître contradictoire avec le fait que les deux tiers des co- pyrights français aient été obtenus moins de cinq ans après les copyrights italiens. En fait, cela conforte l’hypothèse du « suivi » d’auteurs confirmés par ces préfaciers, hypothèse cohérente avec le fait que l’obtention d’un prix par l’auteur ne semble pas être pour eux un critère de sélection.

Style et contenu sont prioritaires dans les critères de choix comme le suggère la traduction fréquente de textes publiés par des maisons italiennes d’édition moyennes de grande qualité littéraire comme Adelphi ou l’approvisionnement direct auprès des auteurs. Ces traductions contribuent plus que les autres au catalogue des petits éditeurs français découvreurs de nouveautés, mais aussi des grands comme Gallimard, Le Seuil ou autres. Dotés d’un capital symbolique et économique important, et soucieux de constituer un fonds de référence sur la longue durée, ces éditeurs n’hésitent pas à faire leur marché chez les petits éditeurs italiens. Presque autant cités par la presse que les directeurs de collection, les préfa- ciers bénéficient d’un capital de confiance auprès des deux grands quotidiens dotés d’une page culturelle que sont Le Monde et Li- bération. Ils sont surtout l’objet d’un recensement très important de la part des magazines littéraires (62 % des textes, contre 40 %

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pour les autres), avec une attention très particulière de La Quin- zaine littéraire qui a présenté la moitié de leurs traductions.

Enfin, 25 % des traducteurs, professionnels dotés d’une forte compétence intellectuelle et linguistique attestée par leur adhésion à l’Association des traducteurs littéraires (ATLF)56 ou par leur

statut d’universitaires, poursuivent pendant la période une car- rière bien ancrée dans la diversité des auteurs et dans la variété des genres. Traducteurs incontournables ou confirmés, ils sont plus que les autres attachés au transfert de textes provenant d’auteurs de grande notoriété, couronnés pour près de la moitié d’entre eux par une multitude de grands prix italiens et étrangers, ou consi- dérés comme des canoniques ou des classiques de la littérature italienne pour une autre moitié. Bon nombre de ces traducteurs ont attaché leur nom à la qualité, remarquée antérieurement, de leur interprétation de ces grands auteurs que tout prédispose à l’universalisation de leur œuvre : publication par les grandes mai- sons d’édition italienne comme Mondadori ou Rizzoli, ou encore Einaudi, éditeur de taille moyenne qui a su engranger toute une génération de classiques, transfert ensuite dans les grandes mai- sons françaises indépendantes dotées du pouvoir de légitimation le plus fort du champ éditorial, reconnaissance par les directeurs des grandes et anciennes collections étrangères de ces mêmes maisons, consécration par des travaux universitaires venant enté- riner et légitimer la consécration éditoriale de ces auteurs.

Enfin tout laisse à penser qu’un dernier groupe composé de la moitié des traducteurs rassemble des nouveaux venus, si l’on en juge au très petit nombre de titres qu’ils ont traduits, au to- tal et pendant la période. Formés pour certains dans des écoles de traduction à l’issue d’une certification universitaire, ou encore enseignants d’italien, ils représentent pour l’édition une main- d’œuvre intellectuelle importante qui dispose de peu d’autonomie dans le choix des textes et des auteurs. Soumise à l’arbitraire de la communication grand public ou du bon français scolaire, celle-ci est peu portée à rechercher une expression stylistique propre à rendre l’écart entre la langue d’origine et sa traduction dans la langue d’arrivée.

Liés plus que les autres aux impératifs de l’actualité dans des genres romanesques moyens ou des proses diverses comme les

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entretiens, témoignages, chroniques qui composent 38 % de leurs textes, ils n’ont que rarement accès aux auteurs primés ou aux valeurs sûres contemporaines accaparées par les préfaciers et, dans une moindre mesure, par les experts littéraires et universitaires. Lorsqu’il s’agit de textes canoniques ou classiques, la traduction s’effectue dans un contexte plus contraignant de travail et de ré- munération du fait que la publication soit prévue plus souvent dans des collections de poche qui nécessitent des coûts plus faibles de traduction.

Les grandes maisons d’édition françaises publient plus de 40 % des textes d’auteurs peu remarqués par la vie mondaine lit- téraire et la critique journalistique. Elles sont de par l’ancienneté de leur fonds étranger les seules marques symboliques dont bé- néficie le traducteur. En l’absence de visibilité de ces textes et de leurs passeurs, une des marges de manœuvre pour percer consiste à pourvoir les traductions d’un appareil critique comportant notes ou biographie sur la 4e de couverture, à défaut de pouvoir offrir une

préface. Un tiers d’entre elles en a ainsi bénéficié. Quelques-uns cependant tentent de se distinguer en associant une préface, gage de sa valeur, à une traduction de textes d’auteurs primés au moins une fois par un grand prix italien, mais les chances restent faibles puisque cela ne concerne qu’environ 10 % des traductions. L’analyse de la position des traducteurs dans le processus de récep- tion des romans et proses narratives italiens en France entre 1995 et 2000, à partir des opérations de sélection et de marquage des textes qu’ils effectuent, fait apparaître une différenciation interne. Issue des relations observées entre les caractéristiques des œuvres et celles des passeurs, celle-ci suggère des logiques diverses de circulation des textes. Ces dernières devront être approfondies ultérieurement par une mise en perspective des positions des tra- ducteurs par rapport au couple éditeurs français-éditeurs italiens. Elle nécessitera également, en faisant appel à d’autres métho- dologies, un approfondissement des stratégies des divers acteurs qui interviennent dans cette circulation57 selon la position qu’ils

occupent dans le champ éditorial.

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un « médiateur

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